Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Automne 2005 (volume 6, numéro 3)
Boris Lyon-Caen

De l’écriture comme survivance

Modernités, n° 21 : Deuil et littérature, textes réunis et presentés par Pierre Glaudes et Dominique Rabate, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005.

1S’inscrivant dans la lignée de ses aînés plus ou moins prestigieux (n° 3, « Mondes perdus » ; n° 7, « Le retour de l’archaïque » ; n° 15, « Écritures du ressassement » ; n° 19, « L’invention du solitaire »), le dernier numéro de la revue Modernités est d’abord un bel objet, offrant une mise en page agréable et une couverture délicieusement kitsch. La composition du volume, quant à elle, marquée par l’empreinte de ses deux maîtres d’œuvre (Pierre Glaudes et Dominique Rabaté), repose sur un découpage chronologique particulièrement net ; cette netteté, précisons-le, sert la lisibilité de l’ensemble bien plus qu’elle ne dessine une ligne de partage réelle.

2Les deux premières parties se donnent pour champ d’investigation le XIXe siècle, respectivement le XIXe siècle romantique et la « fin-de-siècle ». Les lendemains de la Révolution française imposent « un travail de deuil à l’égard des figures – Dieu, le roi, le père – dans lesquelles s’incarnait l’Autorité » (p. 19) et investissent alors l’écrivain d’« un sacerdoce spirituel qui ennoblit sa douleur et légitime sa révolte » (p. 27). Pierre Glaudes ausculte ainsi les raisons et les manifestations esthétiques de ce rapport sensiblement nouveau à la mort, participant d’un « dolorisme exalté » (Philippe Ariès) qui constitue le lieu commun de plusieurs générations romantiques. L’expérience qui en procède est tout à la fois religieuse avec Chateaubriand (Fabienne Bercegol, « De l’adieu et du deuil au seuil du XIXe siècle »), sentimentale avec Mme de Staël ou Mme Cottin (Brigitte Louichon, « De quelques tombeaux romanesques post-révolutionnaires »), politique avec Balzac (Alexandre Péraud, « Le réalisme romantique comme deuil du réel »), poétique avec Lamartine ou Théodore de Banville (Marie-Catherine Huet-Brichard, « Le tombeau des Muses et le deuil de la poésie »). Sur fond de crise métaphysique, la « fin-de-siècle » quant à elle, après Thomas de Quincey (Jean-Philippe Rimann) et avec Nietzsche (Dov Hercenberg), radicalise cette pensée du désenchantement et cette représentation de la déchéance. En témoignent aussi bien Les Fleurs du Mal de Baudelaire et Bruges-la-Morte de Rodenbach (Vérane Partensky) que l’œuvre de Mallarmé (Éric Benoit), aussi bien le décadentisme grec et ses « paysages endeuillés » (Renée-Paule Debaisieux) que le théâtre symboliste de Maeterlinck et du jeune Claudel (Yves Vadé).

3Les troisième et quatrième parties du volume sont d’obédience strictement vingtiémiste ; elles ont pour arrière-plan thématique cet autre traumatisme historique que constitua la Première Guerre Mondiale, à la suite duquel « l’orphelin romantique ou romanesque à la Dickens se transforma en survivant d’un âge de la destruction et de l’anéantissement » (introduction, p. 9). Le corpus d’étude de la troisième partie de « Deuil et Littérature » relève, très largement, de l’ordre des écrits intimes. Michel Braud décrit les formes prises par l’autoportrait du diariste en orphelin, dans les œuvres de Jacques Borel, Olivier Barbarant et Charles Juliet. Carine Trévisan analyse l’écriture d’un deuil hautement paradoxal, paradoxal parce qu’anticipé : celui du soldat se sachant ou se croyant destiné à mourir au combat. Jérôme Cabot montre pour sa part comment un récit autobiographique aussi « endeuillé » que Le Livre de ma mère d’Albert Cohen peut consacrer une sublimation et une résurrection de la figure disparue, et rendre possible une surprenante « célébration de la maternité » (p. 288). Au chapitre des retournements, enfin, Bernard Magné évoque par le menu la « désinvolture » avec laquelle Perec met à distance cette même instance de l’orphelin ; Jean-François Hamel se penche sur les récits et les essais de Pierre Klossowski, pour observer la mise à mort de Dieu qui s’y reformule ; et Valéry Hugotte étudie la façon dont Breton compose avec les fantômes du passé, dans des textes aussi divers que Nadja ou Les Vases communicants. Ainsi notre siècle aura-t-il pensé, par-delà les frontières génériques, la question de la survivance.

4La quatrième et dernière partie du présent volume est centrée sur les représentations « modernes » du deuil. Ce qui exige, pour notre « époque en mal d’archives » (p. 400), de revenir avec Séverine Bourdieu sur les avatars de la mémoire et donc de la représentation dans certains récits contemporains (Les Champs d’honneur de Jean Rouaud, Le Traitement des cendres de Johan-Frédérik Hel Guedj et Mécanique de François Bon). Dominique Rabaté définit l’épreuve du deuil comme l’expérience d’un temps qui doit et ne peux passer, et constate qu’une telle expérience donne sa nécessité et sa forme à la parole poétique, chez Paul Éluard, Michel Deguy ou Jacques Roubaud : « L’épreuve du deuil réside dans l’effondrement de l’adresse, dans l’arrachement du “tu” qui fonde la parole lyrique. Face au drame de l’esseulement, et sans le recours à une transcendance refusée, il s’agit pourtant de maintenir cette adresse impossible.[...] Ce maintien, cette maintenance [de la voix endeuillée] prend la forme du vers, même rompu et brisé, comme justement ce qui fait retour, comme ce qui n’en finit pas de résonner et de se réciter » (p. 331-332). Même dramatisée, pareille désorientation n’est pourtant pas nécessairement pathétique : il existe par exemple une « érotique du deuil » (Chantal Lapeyre-Desmaison), chez Francis Ponge, Fred Vargas ou Pascal Quignard – aussi bien qu’« un deuil oblique, dévié, freiné dans l’écriture, muet en quelque sorte » (Stéphanie Orace), chez Claude Simon, Georges Perec ou Annie Ernaux. Il est à noter, pour finir, que « Deuil et littérature » s’ouvre sur des terræ trop souvent incognitæ de la recherche littéraire : Serge Canadas se penche sur la sculpture de Giacometti, où l’esthétique de la précarité manifeste le « sentiment d’une menace pesant sur l’humanité de l’homme » (p. 333) et rend sensible « ce à quoi ressemble l’être quand il est devenu pleinement mortel » (p. 352) ; et Florence Gaiotti dresse un panorama de la littérature de jeunesse contemporaine, de cette littérature où « la figuration du travail [de deuil] revêt assez souvent la forme littérale d’un parcours [initiatique] » (p. 429), avec pour horizon l’acceptation de la finitude.

5Une hypothèse majeure traverse l’ensemble des contributions rassemblées ici. Celle qui noue l’alliance, selon l’expression de Dominique Rabaté, « de la lettre et de la perte ». Au fil des pages de ce volume, l’écriture apparaît comme une formidable puissance de vie, une possibilité de survie même, voire comme une chance de salut ou une promesse de résurrection. Patrick Marot consacre à cette question un article important, pointant à l’inverse la parenté entre le processus psychique du deuil et la procédure rhétorique ou stylistique de la métaphore. Équation d’autant plus radicale que la métaphore est l’autre nom pris par le langage (le langage « relève de la séparation, et ne peut désigner ses objets que sur le mode de l’absence », p. 108). Servie par une belle lecture d’« El Desdichado » de Nerval et servant une critique serrée de certaines thèses de Ricoeur, l’analyse peut être ainsi résumée : « [La métaphore est] la figure où se révèle exemplairement la relation du langage aux choses, c’est-à-dire où se manifeste de manière contradictoire pour l’écrivain la défaillance de son instrument et la vocation créatrice de celui-ci : comme la figure qui, à travers un écart sémantique constitutif, dit la condamnation de la littérature à se déployer dans l’espace de la perte, mais fait de ce déploiement le processus même de la réparation de cette perte [...]. La conception de la métaphore comme processus de deuil, telle qu’elle se manifeste dans l’esthétique romantique, est étroitement liée à cette définition d’une perte ontologique inhérente au langage » (p. 118-119). La littérature compose essentiellement avec le manque, avec la perte, avec l’absence. « C’est là son moindre défaut »...