Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Catherine d’Humières

Sociopoétique de la montgolfière

Alain Montandon, La Plume et le Ballon, Paris : Orizons, coll. « Universités/Comparaisons », 2014, 182 p., EAN 9782336298818.

1Depuis la plus haute Antiquité, l’homme a été fasciné par les créatures dotées du pouvoir de voler et a rêvé de s’envoler lui aussi, de voir le monde d’en haut, d’atteindre des altitudes extrêmes et même d’aller explorer la lune. La mort d’Icare, frappé en plein ciel pour avoir voulu réaliser ce rêve, est l’illustration d’un désir refoulé de conquête d’un espace incommensurable pour nos yeux terrestres.

2Maintenant que ce rêve est réalisé, que ce désir est presque entièrement assouvi et que les transports aériens font partie de notre quotidien, il nous faut faire un véritable effort pour nous souvenir du temps où l’homme était rivé à la terre sans espoir de s’en détacher. Mais c’est sur l’étape intermédiaire qu’Alain Montandon a choisi de se pencher en étudiant l’époque des premiers ballons, c’est‑à‑dire le moment exact où les pieds de l’homme ont quitté leur appui terrestre. Il propose donc à son lecteur un parcours littéraire fort intéressant qui va de la fin du xviiie siècle — invention de la montgolfière —au début du xxe siècle, lorsque finalement le « plus lourd que l’air » — l’aviation — s’imposera de façon généralisée.

Une nouvelle perception du monde

Désir de hauteur

3Notons dès le début que l’envol des premières montgolfières marqua, pour l’homme, « un tournant fondamental dans son rapport avec son milieu […]. Ces événements boulevers[èr]ent représentations et perceptions qu’a[vait] l’homme de l’espace et du temps » (p. 11). En effet, si l’on cherchait depuis longtemps les points les plus élevés pour avoir une perspective plus ample de l’espace qui s’étendait devant soi, on n’en restait pas moins les pieds rivés au sol. La vision prédominante étant principalement horizontale, la verticalité était soit ascendante, soit très imparfaite. Avec la montgolfière, l’homme accède à une vision verticale descendante extrêmement complète qui fera, entre autres, faire des progrès immenses à la cartographie, même si « les repères habituels sont brouillés avec la vitesse du déplacement et [que] la désorientation est un phénomène récurrent. La carte n’est pas le territoire ! » (p. 14). Les sciences s’intéresseront aux observations faites pendant les vols : réactions physiques lors de l’envol, symptômes nombreux du mal des hauteurs, observations physiologiques, météorologiques, électriques, atmosphériques… d’où une grande production écrite à base d’observations directes, ou de graphiques, relevés, calculs, statistiques, etc. Enfin, « le voyage aérien est une expérience à la fois esthétique et émotionnelle » (p. 14) et fera l’objet de nombreuses publications. L’invention de la montgolfière aura ainsi permis de réaliser un des vieux rêves de l’humanité : « encore plus haut, toujours plus haut […] l’homme domine du regard le monde à ses pieds » (p. 19). C’est comme s’il se dotait, enfin, d’une vision quasi‑divine du monde, que l’on peut presque rapprocher du défi lancé à la divinité par les constructeurs de la Tour de Babel.

4A. Montandon s’attarde donc tout d’abord sur certains auteurs — plus anciens — qui ont exprimé dans leurs œuvres ce désir d’ascension, de hauteur, permettant d’unir aspiration physique et désir d’élévation spirituelle comme dans L’Ascension du Mont Ventoux de Pétrarque (xive siècle), dont la récit de l’expérience de la hauteur marquera les romantiques, mais que l’on retrouve déjà chez les écrivains de la fin du xviiie siècle. Goethe et Hoffman, par exemple, mettront en scène des personnages aux prises avec le vertige :

causé par la surprise de découvrir le spectacle d’une disproportion entre le grand et le petit, le limité et l’immense. […] Cette ambivalence qui associe plaisir et déplaisir, sentiment de puissance et d’impuissance, de maîtrise et de déprise, de jouissance et de terreur, est fort proche du sentiment du sublime tel que Kant a pu l’analyser. La vue depuis les hauteurs peut être un choc bouleversant les modes d’appréhension de l’espace habituels. (p. 29)

5Chez Gautier et Hugo aussi, on retrouve à plusieurs reprises ce désir de monter, que ce soit en haut d’une tour ou d’une montagne, pour jouir d’une vue panoramique exceptionnelle, s’approprier en quelque sorte le paysage ou la ville, et les faire siens en les dominant.

Désir d’élévation

6N’oublions pas que dès l’Antiquité, l’homme commença à imaginer des moyens de s’envoler. Le mythe d’Icare et de ses ailes collées avec une cire susceptible de fondre s’il s’approchait trop près du soleil est significatif de l’ancienneté de ce désir de vol. On le retrouve, par exemple à travers les extraordinaires machines imaginées par Léonard de Vinci ou dans L’Histoire comique des États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (1657) qui décrit un voyage imaginaire sur la lune. Mais c’est en 1783 que la fiction devient réalité lorsque les frères Montgolfier firent monter un ballon à trente mètres en démonstration publique à Annonay, puis avec le premier vol habité inauguré par Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes la même année.

7Soulignant combien « la fin du dix‑huitième siècle fut riche en découvertes et inventions (l’oxygène, l’hydrogène, la machine à tisser, la machine à vapeur, le paratonnerre, etc…) » (p. 42), A. Montandon relate l’aventure des premiers voyages en ballons, l’enthousiasme et l’intérêt qu’ils soulèvent, les perspectives qu’ils ouvrent, les nouvelles expériences qu’ils permettent « sur la nature de l’air, le mouvement des vents, l’électricité, le magnétisme, le calcul des longitudes, les relevés trigonométriques, l’élévation et le transport des matériaux […] » (p. 43), même si, très vite, on s’aperçut des limites d’un engin qu’on ne pouvait pas diriger. L’auteur insiste sur l’extraordinaire engouement éprouvé pour les montgolfières qui s’exprima à travers des spectacles et mises en scène, mais aussi de la production d’objets divers : assiettes, vases, éventails et autres, et de très nombreuses gravures satiriques ou non. La production littéraire ne fut pas en reste : fables, dialogues, almanachs, satires, pièces de théâtre ou poèmes parfois fort libertins.

8Cette « ballomanie » française se répandit en Europe et s’exprima aussi bien dans la mode vestimentaire que dans le désir d’imiter les expériences relatées dans la presse ou racontées par ceux qui y ont assisté. Blanchard, par exemple, devint «le balloniste européen par excellence en faisant un peu partout des démonstrations de vol. En 1785 il est à La Haye, à Lille, à Gand, à Francfort » (p. 63). L’invention de Montgolfier provoqua également de nombreuses rivalités, notamment entre Français et Anglais ; de nombreuses tentatives, plus ou moins couronnées de succès eurent également lieu en Italie et en Espagne et nourrirent une abondante production littéraire dont A. Montandon fournit un intéressant panorama. Il présente dailleurs, à titre d’exemple et de façon détaillée, un petit roman comique que l’écrivain allemand Knigge écrivit à partir de l’ascension de Blanchard à Brunswick en 1788.

Littérature & voyages en ballon

Genres littéraires

9Après avoir retracé les débuts de l’aventure de la montgolfière sous tous ses aspects et notamment « combien nombreux étaient les pièces de circonstance, poèmes, libelles, petites pièces de théâtre, romans » (p. 75), l’auteur s’attache plus précisément à l’étude d’œuvres choisies, emblématiques de certains courants littéraires ou de certains points de société ou encore de stéréotypes. Il propose ainsi, deux exemples de romans satiriques qui lui semblent significatifs de cette tendance : le Journal de bord de l’aéronaute Gianozzo (1801) de Jean Paul,

voyage d’un marginal, répétition satirique du Voyage sentimental de Laurence Sterne, [qui] ouvre une nouvelle vision du monde, celle du point de vue du ballon sur le théâtre du monde, une expérience quasi apocalyptique où l’aéronaute a le rôle d’un juge de l’univers. (p. 77)

10et la nouvelle d’Edgar Poe intitulée : « Aventure sans pareil d’un certain Hans Pfaal », récit d’une plaisante mystification qui « se caractérise par une fantastique invraisemblance, car les lois les plus élémentaires de la physique y sont transgressées » (p. 85). En revanche, c’est l’aspect mystique de ce phénomène d’ascension dans les airs, vu comme quelque chose de miraculeux et de presque surnaturel qui se trouve au cœur de La vallée de Campan de Jean Paul ou dans le poème de Victor Hugo, « Plein ciel », hymne épique au progrès qui fait partie du « Vingtième Siècle » de la Légende des siècles.

11Avec le siège de Paris en 1870 et les tentatives d’usage militaire des ballons, la façon de les considérer changea dans la mesure où ils constituèrent le seul moyen de rester en contact avec le monde extérieur et marquèrent de la sorte le début de la poste aérienne. Ce changement se retrouve aussi dans la production littéraire avec, à titre d’exemple, les romans d’espionnage de Fonvielle, L’Espion aérien (1884), et de Méaulle, Le Robinson des airs (1889) :

Avec ces deux fictions d’aventure aérienne, l’une de littérature populaire et l’autre de littérature de jeunesse, les dangers du vol aéronautique sont d’autant plus soulignés qu’ils permettent de souligner les valeurs patriotiques et morales de leurs protagonistes. (p. 126)

Stéréotypes

12L’expression des stéréotypes a aussi intéressé A. Montandon, notamment la misogynie de certains auteurs pour lesquels « la femme ne supporte pas le ciel », comme l’écrivain Stifter dans Le Condor, et ce, malgré le fait que les femmes montèrent dans des montgolfières pratiquemment depuis leur invention : la première, la marquise de Montalembert, le fit en 1784 et, la même année, Élisabeth Thible chanta des duos d’opéra avec un autre passager lors de leur décollage. Notons également que l’épouse de Blanchard fut la première aéronaute professionnelle ; sa fin tragique, en 1819, causa une émotion universelle, mais n’empêcha pas bien d’autres femmes de monter en ballon malgré les réticences de certains, inquiets des effets de « la pression de l’air sur les tendres organes d’une jeune fille » (p. 102). Pour en revenir au Condor, A. Montandon en fait une étude détaillée, en souligne l’intertextualité (Hoffmann, Tieck, Jean Paul…), les changements de perspective (le ballon vu d’en bas, puis d’en haut), et le dynamisme de l’ascension de ce ballon qui « incarne la science et la technique, propres au masculin, technique qui aliène la nature, s’en éloigne et produit de l’artifice » (p. 108). Hélas, la jeune femme qui fait partie du voyage se trouve mal, met ainsi un terme au vol et en revient « guérie, elle est maintenant douce, bonne, féminine, ayant renoncé à ses prétentions […], “une femme qui ne supporte pas le ciel” », prête à se soumettre « aux conventions traditionnelles des rôles sexuels » (p. 109), auxquelles la société de l’époque était encore très attachée.

13Un autre stéréotype a retenu l’attention d’A. Montandon qui en propose une analyse fort intéressante, celui des habitants rencontrés lors de voyages en Afrique. En effet, l’un des auteurs incontournables lorsqu’on s’intéresse aux voyages en montgolfières dans la littérature est bien évidemment Jules Verne dont les Cinq semaines en ballon, premier de la série des Voyages extraordinaires publié chez Hetzel, propose jusement un survol de l’Afrique. Néanmoins, l’auteur de notre ouvrage précise qu’il faut bien replacer ce roman dans un « contexte historique nourri de clichés bien ancrés et qui est celui d’une grande méconnaissance du terrain et des indigènes » (p. 114). On y trouve donc superstitions, anthropophagie, cruauté… finalement, « le sauvage est un être bestial dont l’animalité le rapproche du singe. […] Où l’on voit que l’esprit du colonialiste de l’époque et les images stéréotypées d’un racisme ordinaire s’expriment très ouvertement » (p. 114). Cette vision dominatrice se retrouve également dans les romans d’aventures aériennes de Léo Dex où l’on trouve, comme chez Verne, les « caractéristiques fondamentales du genre que sont la glorification de la science à une époque où les aérostatiers sont moins d’intrépides casse‑cou que des ingénieurs fort savants, l’exaltation des beautés de la terre vue du ciel et l’effroi provoqué par la témérité des aventuriers en quête du Vrai, du Beau et du Bien » (p. 116). Le cliché du sauvage ou du « nègre » est d’ailleurs très populaire dans les ouvrages de l’époque, littérature de jeunesse ou non…

Inoubliables expériences

Catastrophes

14Dans l’aventure aérostatique, le mythe d’Icare a toujours été très prégnant avec son désir d’élévation, sa prise de risque inconsidérée et sa chute mortelle, et l’aéronef provoque des sentiments mitigés, entre l’enthousiasme provoqué par le miracle de l’envol et la crainte devant les dangers encourus. On trouve ce contraste dans les romans de Verne, ce qui n’a rien d’étonnant, mais également dans la poésie de Lamartine — La Chute d’un ange — ou de Vigny — Sand. L’émotion partagée donne lieu à l’expression de sensations nouvelles dont A. Montandon souligne les descriptions :

le repli sur soi, les sensations thermiques, la solitude, la singularité exceptionnelle d’un position lui permettant de voir le soleil se coucher deux fois, ce qui place l’aéronaute dans une position au‑dessus des autres hommes sur terre et enfin la beauté extraordinaire d’un spectacle immense. (p. 131)

15Mais ces sensations nouvelles ne concernent pas que l’esprit, les sensations physiques occupent une place d’importance, et notamment tous les maux dus à l’altitude et qui générent un malaise général et une grande anxiété. Ces nouvelles sensations sont au cœur de nombreux textes littéraires comme Voyages en ballon de Flammarion ou Mémoires du Géant de Nadar, entre autres, que notre auteur analyse avec minutie.

16Bien entendu, « à l’enthousiasme initial des tout débuts succèdent souvent angoisses et frayeurs et les catastrophes aériennes ont vivement frappé les esprits, depuis la chute mortelle de Jean‑François Pilâtre de Roziers. Ainsi les accidents de l’aéronaute italien Zambeccari furent‑ils par exemple souvent racontés » (p. 137), et notamment dans les récits autobiographiques du dramaturge allemand Kotzebue. Ce sont encore deux romans de Verne — L’Île mystérieuse et Un Drame dans les airs — qu’A. Montandon propose comme exemple de récits mettant en scène, d’une façon ou d’une autre, les catastrophes aériennes, et fournissant l’occasion de proposer « un panorama fort nourri de l’histoire des ballons à destinations de la jeunesse » (p. 145). L’auteur évoque également trois catastrophes précises qui marquèrent l’histoire des aérostats : celle du Géant, en 1863, racontée de façon spectaculaire par Nadar, celle du Zénith en 1875, relatée par le seul survivant de l’expédition, et qui donna lieu à de nombreux articles, poèmes et chansons, et enfin la tentative du Suédois Salomon August Andrée de rejoindre le pôle nord en ballon (1897), expédition qui se termina dans des circonstances dramatiques :

Les trois explorateurs […], mal habillés et mal équipés […], se retrouvèrent sur une île déserte à Kvitoya où ils moururent. Ce n’est qu’en 1930 que l’on découvrit leurs restes, nouvelle sensationnelle qui mit fin au mystère de leur disparition tout en suscitant un engouement médiatique qui en fit des héros. (p. 153)

17Outre de nombreux articles de presse, cette malheureuse aventure inspira Le Voyage de l’ingénieur Andrée (1967), roman historique de Per Olof Sundman que détaille A. Montandon en mettant en valeurs les différentes péripéties de cette catastrophe.

Promenades

18Pour que son lecteur finisse la lecture de son ouvrage dans un esprit apaisé, A. Montandon fait suivre l’évocation des trois grandes catastrophes aériennes que nous venons d’évoquer d’un chapitre intitulé « Promenades avec Maupassant et Robert Walser » (p. 155) où il s’attache à deux auteurs qui se sont passionnés pour les voyages en ballons et en ont fait le thème de plusieurs récits. Maupassant effectua plusieurs voyages en ballon en 1887 et 1888 et écrivit de nombreux articles à leur sujet dans Le Figaro, où il relata ces expériences, notamment « le voyage du Horla qu’il a fait construire par Mallet dans l’atelier de Jovis. Le nom donné au ballon que fait construire Maupassant intrigue évidemment car il ne saurait être neutre. […] Il existe sans doute des liens entre le double fantastique du récit et l’aérostat lui‑même » (p. 156). L’auteur s’attarde sur l’importance de ces liens qui montrent combien, pour Maupassant, le fantastique pénètre aussi la réalité de l’aéronef, « lorsque le nom même [Horla/hors là] construit la tension entre l’éloigné, le lointain et le contigu, le proche et l’inaccessible, ce qui semble bien être une des expériences fondamentales de l’aéronaute » (p. 158). Walser fit également un voyage en ballon mais, contrairement à Maupassant, cela lui inspira une fiction poétique où « l’indétermination créée par la perspective changeante et mouvante [fut] objet de discrètes angoisses et de métamorphoses quasi musicales » (p. 160), un très beau texte plein de sensibilité dont A. Montandon s’attache à montrer le charme et la poésie.


***

19Alain Montandon est un éminent comparatiste qui a toujours aimé explorer des voies originales où l’histoire de la société croise l’expression littéraire. Il démontre une fois encore l’intérêt et la fécondité de la sociopoétique dans cet ouvrage qui mêle l’histoire des premiers aérostats et la production littéraire qu’elle a suscitée, montrant le lien étroit qui persiste dans l’esprit humain entre découverte scientifique et création artistique. Les voyages en montgolfières n’eurent qu’un temps puisque ces dernières furent supplantées par les dirigeables qui palliaient leur principal défaut, puis par le « plus lourd que l’air » cher à Jules Verne, il n’en reste pas moins vrai que les ballons furent une vraie source d’inspiration littéraire, aussi bien romanesque que poétique.

20Enfin, l’ouvrage se termine avec une bibliographie, volontairement « petite » vu l’immensité de celle qui concerne l’aérostatique, qui complète les références des notes de bas de pages. Loin d’être exhaustif, La Plume et le Ballon, dont nous ne saurions trop recommander la lecture, ouvre une voie qui ne demande qu’à être suivie par d’autres amateurs de thèmes de recherches qui puissent les mener hors des sentiers battus.