Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Janvier 2016 (volume 17, numéro 1)
titre article
Alexandre Burin

« Sois mon ennemi au nom de l’amitié » : France & Royaume-Uni, la culture partagée

Nos meilleurs ennemis. L’Entente culturelle franco-britannique revisitée, sous la direction de Diana-Cooper Richet et Michel Rapoport, Paris : Atlande, coll. « Savoirs et Curiosité » 2014, 192 p., EAN 9782350302317.

1En 2006 paraissait L’Entente cordiale1, ouvrage collectif dirigé par Diana Cooper-Richet et Michel Rapoport portant sur cent ans de relations culturelles franco-britanniques (1904-1004) et qui faisait suite, selon l’initiative des deux auteurs, à deux colloques qui ont été créés en 2004 — respectivement à Paris puis à Londres. Les deux collègues du CHCSC de l’université de Versailles Saint-Quentin reviennent cette fois avec Nos meilleurs ennemis, un ouvrage bilingue, ludique et plaisant qui s’inscrit directement dans la continuité du précédent. Il revisite l’entente culturelle entre les deux pays et oscille entre articles académiques et photos choisies (clichés et stéréotypes, beaucoup de caricatures) selon une chronologie allant du xixe  au xxe siècles. Conçu comme un ouvrage richement illustré, dans un format décalé, il n’en demeure pas moins important pour les études culturelles puisqu’il pose de véritables questions (comment, pourquoi, jusqu’où la rivalité et l’échange peuvent-ils aller ? quel est le rapport entre un individu et son contexte ?) au cœur desquelles la notion de « champ intellectuel »2 et les intérêts culturels qu’elle implique sont constamment remis en jeu.

Intégration & communautarisme

2D’abord, si la notion de transfert culturel, ayant émergé en France dans les années 1990 sous l’impulsion de Michel Espagne et Michael Werner3, implique une multitude de notions — influence, réception, transculturation, etc. —, il apparaît clair dans cet ouvrage qu’une telle circulation des phénomènes culturels engage le fait de prendre possession d’un lieu. Dans cette optique, les articles traitant des Britanniques à Paris révèlent divers types de fonctionnement d’un transfert. Si l’article de Stéphanie Gonçalves sur les relations franco-britanniques à travers le ballet au xxe siècle insiste sur la volonté de diffusion d’un modèle culturel (l’importance artistique, politique et diplomatique des tournées, p. 168), l’article de Diana Cooper-Richet sur le tourisme à Paris au xixe siècle met quant à lui la lumière sur une autre réalité, différente de la notion d’échange ou de propagande culturelle. En effet, elle signale que les Britanniques apparaissent désireux de connaître et comprendre la société française via l’émergence de la culture de masse (jusqu’à la Grande Guerre, où le tourisme chute), mais les usages sont essentiellement liés aux produits culturels et autres plaisirs qu’offre Paris. L’intégration est donc limitée : l’« entre-soi » est respecté et cantonné principalement au seul quartier du Palais Royal où prolifèrent des services destinés aux anglais, allant des écoles jusqu’aux églises et commerces (p. 144). Il y a donc une nette différence entre l’« entre-soi » manifesté par une communauté de Britanniques à Paris et la notion de « vivre ensemble ». La compréhension mutuelle s’avère être peu certaine, et les véritables transferts culturels sont au final réservés à une partie de l’élite : ils s’opèrent seulement dans quelques salons.

3Pourtant l’article de Julien Sorez sur les Britanniques et le football en région parisienne (1890-1914) montre un enjeu différent des transferts culturels. À la base, l’idée est de reproduire un « entre-soi » communautaire (à travers la mise en place de clubs et d’associations), mais progressivement ce sport fraîchement importé attire de nombreux Français, la plupart venant de milieux étudiants et ouvrier, tout comme en Grande-Bretagne. S’ensuit donc une réelle intégration des Français dans une communauté britannique installée en France autant qu’une intégration des Britanniques dans un système de pouvoir français : en effet, l’Union des sociétés des sports athlétiques (USFSA) s’avère être dans un premier temps récalcitrante à la diffusion de ce sport en France4, mais finalement accepte et intègre un championnat qui n’aura de cesse de se développer. Sorez insiste sur le fait que pour les expatriés britanniques, il s’agit là d’un espace dans lequel il est plus facile d’exercer un magistère qu’au sein même de leur propre communauté. De plus, le rôle des transfuges britanniques que sont les joueurs britanniques intégrant des équipes françaises et vice-versa permet au sport une croissance rapide (p. 181). La configuration spatiale du football parisien (principalement dans les banlieues Ouest) y est pour beaucoup dans cette circulation, où les similitudes sociales entre les deux peuples abondent. Reste que si la diffusion de ce nouveau sport semble jouer un véritable rôle de cultural go-between et qu’il permet aussi à certains britanniques de monter dans l’ascenseur social (l’excellent exemple de la maison Tunmer5 et de ses stratégies commerciales, p. 186), il n’en demeure pas moins que l’anglais continue d’être la lingua franca du football en France, à la différence d’autres pays…

La traduction & les passeurs culturels : un véritable « cultural go-between »

4Le rôle de la traduction dans l’échange d’un capital culturel est prépondérant. Les articles d’Isabelle Bour et de Michel Rapoport offrent à ce titre de nombreuses perspectives sur les évolutions et révolutions de la traduction au xixe siècle (Bour, p. 53) et l’identité des passeurs culturels, leur importance dans la circulation de la culture des deux côtés de la Manche. À l’époque, la traduction a plusieurs objectifs. Dès la deuxième moitié du xviiie siècle, il ne s’agit déjà plus de « naturaliser » le texte d’origine : il faut traduire pour valoriser l’expression et faire entendre une voix différente (exotisme), traduire pour passer un texte dans le but de plaire, mais aussi traduire pour se former soi-même tout en « consacrant6 » un auteur étranger. Ainsi M. Rapoport évoque les exemples de Proust et Gide qui, bien qu’ayant une maîtrise limitée de l’autre langue (à la différence de bien des écrivains qui possèdent la langue de l’autre, la liste est longue), font très tôt le choix de se changer en traducteur. Le chercheur évoque à ce propos une anecdote trouvée dans la correspondance de Proust avec Constantin de Brancovan et Robert d’Humières qui explique la démarche du passeur. Interrogé par Brancovan sur son ignorance de l’anglais, Proust répond à propos de sa traduction de La Bible d’Amiens7 : « Je ne sais pas un mot d’anglais parlé et je ne lis pas bien l’anglais… Je ne prétends pas savoir l’anglais. Je prétends savoir Ruskin. » (p. 31). Il s’agit bien là d’un exemple de formation d’un capital littéraire et culturel par la traduction.

5La traduction, cependant, ouvre aussi à la formation d’autres structures d’échanges : outre les commentaires, les revues et critiques, s’opère la prolifération de nombreux réseaux et autres cercles. À sujet, l’importance des piliers de la NRF est bien connue. Après la période victorienne durant laquelle la circulation restait malgré tout difficile (en art, par exemple, le traitement des artistes français et britanniques était inégal, à l’image des peintres impressionnistes français surreprésentés dans les expositions des deux côté de la Manche — Durand-Ruel8 fonde à Londres en 1870 la Society of French Artists — et les peintres préraphaélites britanniques sous-représentés en France, appréciés seulement de rares connaisseurs fin-de-siècle comme, par exemple, Jean Lorrain9), les passeurs culturels que sont Larbaud, Gide ou Valéry pour le compte de la NRF ont donc un rôle majeur dans l’intégration grandissante de la littérature britanniques en France. Si de l’autre côté de la Manche, The Criterion, créée par T.S. Eliot en 1922, ou encore Horizon, publient des traductions d’auteurs contemporains français, Michel Rapoport insiste sur deux revues britanniques qui défendent les relations franco-britanniques sur le plan de la culture et des lettres : ADAM International Review, A Literary Quaterly in English and French et le London Bulletin (p. 35). Il y a un donc un véritable désir de dialogue et de transferts réciproques entre les deux pays dans la première moitié du xxe siècle (on pense à l’interface et l’échange entre la NRF-Pontigny, le rôle du Bloomsbury group), mais cette circulation intellectuelle via les traductions et commentaires littéraires va s’éteindre progressivement après la Seconde Guerre mondiale.

Processus complexe des circulations & des espaces communs

6Cet ouvrage met toutefois l’accent sur divers types de passeurs culturels dont le rôle, la manière de procéder, selon leur domaine respectif, démontrent une véritable complexité des transferts et des constructions de capital culturel. L’étude diachronique de Denis Saillard (p. 101) sur les échanges et rivalités dans les relations gastronomiques franco-anglaises, rehaussé par de nombreuses données iconographiques10, montre ainsi la formation de soi par rapport à l’Autre dans les différentes formes de cuisine. Ici la chorégraphie du texte et des images aide à comprendre que la nourriture (via les livres de recette, véritables topoï identitaires, les traductions, les chefs superstars français du xixe siècle) est un support anthologique — voire politique — de choix, un vecteur social. À ce titre, il est notable de comprendre la figure de l’intellectuel comme la somme d’un mélange de sensibilité artistique et d’une volonté d’intervention sociale et politique (l’individu et le collectif, le privé et le public11). Ainsi Michael Kelly traite d’une convergence dans l’engagement des intellectuels durant les années 30 : en tant de crise et donc contre une bataille nationaliste et extrémiste, se crée un appel collectif aux armes intellectuelles. La production des habitus12 se fait donc dans la circulation des idées et par conséquent se veut interactive. Pourtant elle ne peut durer.


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7Et c’est bien ce que semble mettre en évidence cet ouvrage: au cours du xxe siècle et en parallèle aux grands bouleversements économiques et politiques s’accomplit un déplacement du concept de rivalité ou d’échange. Sarah Wilson écrit même que « des concepts comme une entente cordiale franco-britannique et celui de meilleurs ennemis […] n’ont plus de sens… » (p. 95) dans un monde dominé par l’éclatement international et dans lequel le global a remplacé le local. L’art, après la Seconde Guerre mondiale, prend une autre dimension : plus qu’un cultural go-between, il semble assujetti aux lois du marché et opère entre les deux pays — mais surtout internationalement — en tant que capital mercantile et politique. Les troupes de ballet (modèles de diplomatie culturelle) ont aujourd’hui laissé place à des compagnies privées qui organisent surtout des tournées à l’international, le pouvoir des agents littéraires a remplacé celui des écrivains, si bien que l’on se demande si aujourd’hui les relations culturelles ne sont pas surtout régies par le marché global. L’ouvrage collectif Nos meilleurs ennemis, L’Entente culturelle franco-britannique revisitée, dirigé par Diana Cooper-Richet et Michel Rapoport, ne vise pas à l’exhaustivité. Il ouvre cependant de multiples portes et s’avère être en cela très intéressant. Les passeurs culturels n’ont plus le même type. Il semble que le paradigme des agents de relation a dérivé vers un primat de l’économie au détriment d’une ouverture et des échanges purement artistiques et intellectuels : il faudrait maintenant concevoir un ouvrage à ce propos.