Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Décembre 2015 (volume 16, numéro 8)
titre article
Marianne Béraud

Obélix sur le divan : psychanalyse d’un gros bêta

Nicolas Rouvière, Le Complexe d’Obélix, Paris, PUF, coll. « Hors collection », 2014, 274 p., EAN 9782130631422.

1Dans son ouvrage Astérix ou la parodie des identités1, Nicolas Rouvière, spécialiste de la bande dessinée et de la littérature jeunesse, montrait comment le nouveau « héros national » de la France des années 1960 prenait le contrepied des stéréotypes et leur exagération. Avec ce nouvel opus – dont le titre paraphrase « le complexe d’Œdipe » – l’auteur consacre son travail au personnage d’Obélix. À la croisée de la psychanalyse (freudienne et lacanienne) et de l’anthropologie de René Girard et de Pierre Legendre, l’ouvrage s’assigne pour objectif de retrouver dans Obélix les étapes fondamentales de la construction infantile. Gros Gaulois plongé dans un monde d’adultes auquel il est hermétique, le personnage constitue un observatoire de choix pour synthétiser les principes élémentaires de la psychologie de l’enfant.

Nicolas Rouvière & son patient : Obélix par la lorgnette lacanienne

2Personnage sinon attardé, du moins en retard sur son âge, Obélix est le sujet idéal pour qui veut rendre compte de la psychologie infantile et du développement de l’enfant. Millefeuille des traits infantiles, il condense à lui seul l’ensemble des stades que traverse un enfant. Problématique s’il en est, le lien d’Obélix aux sangliers fait l’objet d’une analyse sous toutes les coutures. Pantagruélique, le personnage appréhende le monde, comme les tout-petits, par le moyen de l’ingestion alimentaire. En les goûtant, le Gaulois intériorise le monde qui l’entoure, instituant le sanglier comme un moyen privilégié d’exploration du monde. Surtout, le thème du sanglier entre en résonance avec la problématique de la filiation. Pour Obélix, manger cet animal revient à retrouver ses racines. Pour Nicolas Rouvière, ingérer du « sang‑lier », c’est-à-dire « lier le sang », revient à intégrer le principe généalogique qu’il n’avait jusque-là pas compris. Manger équivaudrait, dans ce cas précis, à se concevoir comme le descendant d’un ancêtre qui doit être digne de son village.

3Amateur de néologismes et d’onomatopées (« couic » et le verbe « couiquer » un Romain), il fait aussi l’expérience progressive du langage. Preuve de son égocentrisme infantile, la formule « Ils sont fous ces Romains ! » institue l’entrée inaugurale dans le langage et la raison. Elle indique qu’il rejette les autres dans une altérité radicale, celle de la folie, et se différencie de ce qu’il voit selon le schéma « ça c’est X, ça c’est moi ». Incapable de se remettre en question, il s’enferme dans cette exclamation à l’emporte-pièce qui est susceptible de consolider ses repères. Au gré de ses voyages dans l’Empire, il témoigne ainsi d’un ethnocentrisme spontané qu’il mobilise chaque fois qu’il doit faire face à des particularismes culturels.

4La chute dans la potion magique constitue pour Obélix, du point de vue psychologique, une seconde naissance de l’ordre du symbolique. Apathique, mélancolique et rejeté par ses camarades de classe, le petit Obélix devient soudainement le plus fort d’entre eux. Gonflé comme une outre, et telle une « marmite sur pattes », il porte physiquement les stigmates de cette nouvelle naissance. La forme arrondie de ses braies se calque sur la forme du chaudron, rappelant à chaque instant le fantasme de l’incorporation qui anime le Gaulois. La relation affectueuse qui unit Obélix à Idéfix est double du point de vue de la psychanalyse infantile. À l’instar de l’éducation que lui ont donné ses parents, Obélix s’invente d’abord éducateur et tente d’apprendre à Idéfix à rapporter les menhirs. Il met en œuvre un « mimétisme d’apprentissage » qui reproduit le comportement de ses parents et le déplace dans la catégorie des grandes personnes. Le petit chien est surtout le gardien du lien aux racines. Au moment de l’arrachage d’un arbre, les larmes versées par Idéfix seraient moins causées par son amour de l’environnement que par la destruction symbolique des racines généalogiques. Foncièrement relié aux origines, l’arbre fonctionnerait comme un emblème ancestral dont Idéfix serait la sentinelle.

Obélix, nouveau Narcisse

5Empreint de puérilité, Obélix est en proie aux assauts constants du narcissisme qui jalonnent la construction de l’enfant. Son amour pour les femmes constitue un laboratoire privilégié pour appréhender son incapacité à se mettre à la place de l’autre. Dans Astérix légionnaire, Obélix est fasciné par Falbala, stéréotype du modèle féminin idéal. Pourtant, lorsqu’il s’agit de lui faire un cadeau, il lui offre un menhir et des casques romains ramassés ça et là, en forêt. Il commet la même erreur avec Zaza, fille de l’aubergiste Orthopédix, dans Le Cadeau de César. Il croit naïvement que les femmes partagent ses goûts et, maladroitement, fait des cadeaux en fonction de ce qu’il aimerait lui-même recevoir. Le jugement de Zaza est sans appel : « Sorti des sangliers et des Romains, il n’y a plus personne ». Obélix projette sur les autres ses propres désirs, nouvel indice de son incapacité à concevoir l’altérité. Dans l’album Le Devin, le personnage éponyme a bien compris comment profiter de cette faiblesse d’Obélix. Il lui prédit la rencontre d’une « jeune femme blonde qui aime les grands guerriers roux avec des tresses ». Conformément au réinvestissement libidinal du moi, ce dont il tombe réellement amoureux, ce n’est pas de Falbala mais de l’image de beau guerrier que lui renvoie le devin.

6Obélix n’est toutefois pas le seul enjeu de l’ouvrage de N. Rouvière. À plusieurs reprises, l’auteur montre comment affleure à la surface de la bande dessinée un regard sceptique sur les nouveaux fondements de la société moderne.

Une croisade contre l’individualisme contemporain

7Dans l’esprit d’Uderzo et Goscinny, les albums d’Astérix sont aussi pensés comme la vitrine d’une critique de la société moderne occidentale. La fabrique du client-roi est dénoncée dans Obélix et Compagnie, par le truchement du personnage du néarque Saugrenus. À peine sorti de la Nouvelle École d’Affranchis (NEA) – parodie de l’ENA –, le technocrate se gausse devant César d’appliquer les principes du marketing publicitaire. Identifier des « clients-cibles », rendre jaloux le voisin et élaborer une « stratégie de positionnement », tels sont ses maîtres-mots pour vendre les menhirs des Gaulois. Sous les traits de Jacques Chirac, il campe la caricature parfaite du jeune technocrate, partisan de l’individualisme économique, et dédaigneux des logiques de l’État-totem. Il s’agit, coûte que coûte, de renflouer les caisses de Rome en vendant des menhirs, selon le modèle de l’État « entreprise commerciale ». À lui seul, le personnage de Saugrenus illustre la conversion de l’administration aux critères économiques et aux techniques du management.

8En dénonçant l’avènement au pouvoir du monde des affaires, les auteurs dénoncent l’arrivée d’un nouvel ordre gestionnaire orienté vers la régulation économique. Par le biais des « impliables » en marbre qui vantent le nouveau complexe urbanistique du « Domaine des Dieux », c’est le marketing publicitaire des années 1960 qui est en ligne de mire. Ces « impliables » vantent la standardisation et l’urbanisme fonctionnel (« potio-tabernae », ancêtre du Drug-Store et les « conduisez-dedans », ancêtre du Drive-in, géométrisme de l’architecture et du zonage urbain) comme une ode à la modernité industrielle. Soumis à la pression de la modernisation forcée, le petit village gaulois perd ses repères (entrée de l’argent dans une économie de troc, marchandage des emblèmes tutélaires du village avec les touristes romains) au point de brader ses symboles généalogiques ancestraux.

9Uderzo et Goscinny se livrent encore à une attaque en règle du théâtre anarchiste, le Living Theatre, fondé par Julian Beck à New York et dont les tournées répétées en Europe entre 1961 et 1964 font grand bruit. Par exemple, dans Le Chaudron magique, le théâtre d’Éléonoradus présente des acteurs non conventionnels (sans costume, qui rampent sur scène en bavant) qui se tordent dans tous les sens, et ne jouent pas véritablement un rôle. L’album tourne en dérision le Living qui prône la destruction du masque que l’individu se façonne en société pour revenir à l’expression des instincts les plus primaires.

10La jeunesse dorée post-soixante-huitarde, dont le parangon est le normand Goudurix (Astérix et les Normands), n’est, elle non plus, pas épargnée. Incarnation vivante de la génération yéyé (cheveux long, jeans, chemise en cuir noir, chaîne en or, « char sport »), il est le dépositaire d’une jeunesse en rupture avec les codes de la société bourgeoise traditionnelle. Perdu entre l’anti-paternalisme et la contre-culture, le jeune garçon est aussi le symbole d’une génération perçue comme puérile et peu autonome.

Assurancetourix, barde anti-élitiste & faux bouc-émissaire.

11Au fil de l’ouvrage, N. Rouvière égrène une analyse sur le barde Assurancetourix. Personnage antiromantique par excellence, il s’inscrit à contre-courant de l’image traditionnelle véhiculée par les manuels scolaires de la iiie République. Loin de se conformer à l’image légendaire du barde celtique, animé par l’histoire d’Ossian, il fait figure de faux bouc-émissaire. Très efféminée, il estompe la division entre le masculin et le féminin, pourtant très présente dans l’ouvrage (nom en –ix pour les hommes, anthroponymes en –ine pour les femmes). Pourtant, contrairement au bouc-émissaire traditionnel, l’exclusion du barde hors du village fonctionne conjointement avec les moments de célébration unitaire du lien retrouvé dans le village. Son exclusion est garante de l’harmonie collective, là où, en règle générale, le bouc-émissaire est exclu pour résoudre un problème préexistant. C’est en fin d’album, lors des banquets dessinés sur la dernière page, lorsque l’ordre est rétabli et l’unité célébré, que le barde est ligoté et bâillonné pour éviter qu’il ne chante à tue-tête. Le barde est, du reste, bien intégré dans le village puisqu’il participe, aux côtés du druide Panoramix, du chef Abraracourcix et du doyen Agecanonix, au conseil du village.

12Le thème du chant « innommable » permet en fait aux auteurs de contrecarrer l’image surannée du barde celtique pour la moquer, davantage que pour constituer Assurancetourix comme un réel bouc-émissaire. De facto, N. Rouvière montre qu’Assurancetourix n’est pas un paria mais simplement un artefact comique qui rétablit le barde burlesque au milieu des siens, par opposition au barde celtique – éthéré et voisin des dieux – dans une perspective égalitaire et démocratique.


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13Faire la psychologie d’un personnage de papier relève bien sûr de la gageure tant l’approche peut paraître décalée. Toutefois, la profession de foi de l’auteur réside dans la justification de son projet : saisir la part de vérité introduite par René Goscinny et Albert Uderzo, qui en tant qu’êtres sociaux, sont tributaires de l’imaginaire collectif et qui, en tant qu’humains, sont porteurs d’un réel psychologique. Le projet épistémologique de N. Rouvière est de saisir le personnage d’Obélix comme la synthèse entre les problématiques individuelles des auteurs et les représentations collectives qui les entourent. Investi de la part humaine de ses créateurs, il recèle nécessairement en lui une part d’universalité. Au total, de ce livre plaisant à lire, il ressort qu’Obélix sédimente en lui seul tous les âges de l’enfance, comme un livre ouvert sur le monde des petits.