Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Alexandre Romain-Desfossés

Au lieu du silence. Regards croisés sur l’activité intérieure

Giovanni Pozzi, Silence, traduit de l'italien par Francois Dupuigrenet-Desroussilles, Paris : Payot, coll. « Manuels »,  2014, 116 p, EAN 9782228911689 & Jean-Louis Chrétien, L’Espace intérieur, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxes », 272 p., EAN 9782707323309.

1Quand il expose les divers usages du mot « silence » envisagé par opposition au bruit, le Trésor de la Langue française distingue un emploi en relation avec l’espace, ouvert ou clos (le silence de la campagne, le silence d’un cloître), et un autre en relation avec le mouvement (c’est Chateaubriand traversant les vastes solitudes boisées de l’Amérique)1. Dans les deux cas, le mot traduit des expériences sensibles qui nourrissent immédiatement des développements intérieurs et se prolongent dans un sentiment de quiétude ou d’éternité. Accomplissant le trajet inverse, Aragon éprouve la même prospérité du silence en cherchant à restituer la plénitude du sentiment amoureux (« je suis plein du silence assourdissant d’aimer2 »). Il se passe bien des choses dans le silence, qui n’est évidemment pas réductible à l’absence de parole et à la stérile solitude.

2C’est à ce monde du silence que le père Pozzi, religieux lettré spécialiste de la littérature baroque mort en 2002, a consacré un dernier petit livre en forme de testament3. Le silence s’y déploie en effet comme un schème de l’expérience intérieure, formant avec la parole un couple dialectique qui double celui de l’intériorité et de l’extériorité : il est le lieu d’un avènement, tout comme l’« espace intérieur » auquel le philosophe Jean-Louis Chrétien vient pour sa part de consacrer une très riche étude publiée aux éditions de Minuit4. Ce dernier n’élude pas les objections philosophiques sérieuses que soulève le fait même de parler d’ « espace intérieur », si l’on considère notamment, dans des perspectives au demeurant très diverses comme celles de saint Augustin, de Descartes ou de Kant, que l’âme ou la conscience sont par essence inétendues, ou non spatiales, et pour le dernier qu’elles ne sauraient en avoir l’intuition – autant de saisies de l’esprit par la négation de l’espace que contestait quant à lui Heidegger, pour qui « l’être-là est lui-même spatial », ce qui suppose, dit Jean-Louis Chrétien, qu’on pense l’espace autrement que dans le sens de la corporéité. Celui-ci s’en tient pour sa part à ce que l’esprit, « s’il n’est pas lui-même une chose étendue dans l’espace du monde, (…) est toujours au monde et à l’espace, et nécessairement spatialisant, ouvrant des espaces de toutes sortes et ne pouvant se comprendre qu’en eux et que par eux » (EI, p. 25). C’est souligner le potentiel heuristique de ce qu’il propose d’appeler une « topique Chrétienne », c’est-à-dire un ensemble de schèmes architecturaux (demeure, maison, château, chambre…) qui spatialisent ou extériorisent les facultés de l’âme ou les puissances de la conscience, et qui servirent, tout au long d’une immense tradition dont les racines sont bibliques et patristiques et qui étendrait ses rameaux jusqu’à l’époque moderne, aussi bien à décrire la vie intérieure qu’à donner des moyens, par sa dimension prescriptive, d’orienter et de transformer son existence. La « chambre du cœur », sanctuaire de l’âme d’Origène à Augustin ; le « temple de l’esprit », abritant l’autel d’un sacrifice intérieur chez le même Augustin ou encore saint François de Sales ; le « château de l’âme », demeure à explorer jusqu’à la « chambre du Roi » chez sainte Thérèse d’Avila : ce sont là autant de schèmes qui articulent une topique simple ou complexe, et permettent de dresser une sorte de phénoménologie de la rencontre amoureuse de Dieu en mettant en jeu une « économie » (« la nature des échanges entre le dehors et le dedans, ce qui entre et sort de cette chambre »), une « énergétique » (« la nature des forces psychiques qui régissent ou qui troublent ces échanges, et traversent l’intériorité elle-même »), et une dramatique («les évènements et les actes qui ont lieu dans cette chambre »)5. Ils sont spécifiquement Chrétiens en ce que tous envisagent l’âme ou la conscience, en effet, non pas comme le lieu abyssal d’une objectivation de soi mais celui, tant à explorer qu’à construire, d’un accueil de la présence de Dieu en soi : le lieu par excellence de la vérité de notre être et de notre identité propre. Or c’est le projet du père Pozzi que d’« habiter » ainsi le silence pour en faire le lieu d’une rencontre paradoxale et fructueuse avec la parole d’un autre, laquelle se prolonge et s’éprouve dans un « dire », principe constitutif d’altérité définissant la parole mystique dans l’œuvre classique de M. de Certeau6. En effet on pense immédiatement à l’auteur de La Fable Mystique en lisant le père Pozzi, une comparaison qu’assume explicitement son traducteur François Dupuigrenet-Desroussilles dans une très belle préface : « son usage virtuose des outils de la sémiotique, son attention d’historien à la littérature la plus contemporaine, et la façon dont il annexa au continent littéraire des domaines d’écriture négligés ou oubliés7 », son état de religieux également, en font une sorte de double transalpin de l’historien jésuite mort en 1986. Il fallait qu’une même actualité éditoriale les rapproche encore : la même année que la publication de Silence en Italie paraissait le très attendu tome II de la Fable Mystique8.

3Sans doute est-ce dans cette utilisation « fabuleuse » du silence que se comprend mieux, au delà de la simple allégorie ou de l’expérience immanente, la fertilité de la figure : comme les schèmes mis en œuvre dans la topique Chrétienne, elle est un acte d’imagination mais mis immédiatement au service de l’expérience, servant une fiction de l’âme ; elle est un espace d’énonciation, un discours imaginaire, qui se déverse en images spatiales. Il y a des silences qu’on éprouve, des silences qu’on recherche, ceux qu’on visite et ceux qu’on parcourt, ceux dans lesquels on s’abîme : « il faut, dans la solitude, trouver les espaces où cultiver ces silences, et découvrir le moyen de les faire vivre avec un interlocuteur qui parle en se taisant » (S., p. 71). Cette hospitalité fondamentale fait à la fois du livre du père Pozzi un petit traité des vertus du silence, une sorte de manuel d’oraison mystique et une aventure dans l’« espace intérieur » dont les clefs de lecture du livre de J.‑L. Chrétien donnent peut-être la mesure des promesses.


***

4« L’homme est un solitaire qui n’est pas seul » : par cet apophtegme le père Pozzi énonce un paradoxe de l’existence qui paraît vouer à l’échec tout projet de sécession dans lequel se lance fatalement l’homme à la recherche de son unité. Sur le chemin de son utopique reductio ad unum, celui-ci rencontre comme à rebours autant d’obstacles qu’il y a de dualités à son origine, et qui forment la trame d’une histoire des « solitaires en Dieu » auxquels le père Pozzi a consacré tout un chapitre : dualité des sexes qu’on s’efforça d’oublier en méprisant la chair, dualité de l’âme et du corps qu’on s’acharna à réduire dans la mortification ascétique, dualité enfin de l’homme et son semblable, fondement d’un dialogue possible qu’on tenta de neutraliser dans la fuite. La fuga mundi (« fuite du monde ») des anachorètes au désert semblait réaliser dans un seul geste d’isolement spatial ce triple désir de rupture, certains ascètes allant même jusqu’à signifier visuellement la solitude en Dieu en se perchant au sommet d’une colonne d’où ils ne descendraient plus : ainsi le fameux Siméon, qui pour ne pas franchir les limites d’un petit sommet battu par les vents sur lequel il s’était établi, s’était auparavant attaché à une chaîne9. Le corps ainsi immobilisé, il pouvait à loisir laisser son âme vaquer aux contemplations célestes. Cette ascèse parfois outrancière ne pouvait néanmoins en elle-même venir à bout d’une ultime et irréductible dualité :

Pourtant, même affranchi des occupations de Marthe, l’homme ne se retrouve pas seul car l’âme porte en elle une inquiétude et une curiosité frémissantes qui libèrent les mots – et leurs sons. Si la dualité de l’âme et du corps, de la foule et du désert, s’est réduite, celle de la parole et du silence s’insinue jusque dans le réduit le plus solitaire (S., p. 68).

5Or, confronté au langage comme à son indivisible condition, le sujet « moderne » se retrouve devant un choix dont paraissent avoir été épargnés ses aïeux : isolé des autres il peut « se noyer dans la fange de l’objectivation de soi » (sic), ou chercher dans le silence les ressources d’un dialogue d’un genre nouveau, et trouver dans un « Autre » le miroir « reformant » de soi. Ce silence est bien un double de l’intériorité : d’abord pesant, lourd d’un enjeu crucial, il pose la question subsidiaire qu’induit l’impératif augustinien, emprunté à Isaïe, du « redi(te) ad cor », reviens, ou revenez, au cœur : qu’allons-nous y trouver ? Si le père Pozzi balaie d’une revers de main quelque peu hautain l’impertinence d’une conversatio10solipsiste, J.‑L. Chrétien en a pour sa part analysé certaines des formes les plus remarquables, développées à partir de la fameuse topique, mais subvertie : la « profanation » de l’espace intérieur, c’est à dire sa dévolution à une autre fin que la rencontre de Dieu (au sens où on le « déconsacrerait ») serait même le propre de l’identité moderne11. Le parcours est très riche, qui va de Dante à Freud. Il met en lumière des inflexions décisives, ou bien des symétries révélatrices : ainsi la thèse de la suspension du monde qu’induit chez un Husserl le voyage vers ce cœur, allant de l’ego empirique à l’ego transcendantal par lequel le réel reprend vie dans l’ordre pur de la subjectivité, s’opposerait en fait à celle d’Augustin sur laquelle pourtant il s’appuie : chez ce dernier en effet, la plongée intérieure vise, en rejoignant ce qu’il y a de plus haut en soi, à se découvrir habité par une autre source (EI, p. 59-60). C’est le sens d’un étonnant dépassement de soi par l’intérieur, résumé dans un verset psalmique qu’il illumine de son intelligence : « effudi animam meam supra me », j’ai épanché mon âme au-dessus de moi12. Grand témoin de la « profanation » de l’espace intérieur, Montaigne fait quant à lui de l’« arrière-boutique » correspondant à cet espace le lieu d’une thésaurisation de ce que l’homme a en propre, puisqu’on ne saurait le lui prendre, un lieu de solitude et de refuge où établir sa vraie liberté, si bien retranché du monde et indépendant de tout ce qui est au dehors que la perte d’un être cher n’y changerait rien, en n’en retirant rien : c’est un lieu imperméable à l’évènement (EI, p. 90‑99). Le silence de Pozzi reste quant à lui tout entier dévolu à cet « Autre » que postule en principe la parole mystique, et qui voue le chercheur de Dieu à l’exil, au cœur de soi. Mais il appartient de ce fait aux temps anciens, quand on cherchait l’un dans le détour d’une parole toujours impropre. Double historicité, associant les décombres d’une époque et les ombres permanentes qu’elle recouvre, conditions d’énonciation délabrées et désir absolu de Dieu, « intuition de l’absolu sur un mode singulier ». Comment, aujourd’hui, le (re)faire accueillant ?

6Afin d’envisager à nouveaux frais cette « énergétique » intérieure (la nature des forces qui s’y croisent, humaines ou divines), notre capucin dresse alors brièvement une sorte de phénoménologie de la parole, qui installe peu à peu le silence comme son milieu vital, et détermine le fonctionnement du schème : la parole naît dans le silence de celui qui la conçoit en pensée puis la formule, s’introduit dans le silence de celui qui l’écoute et la reçoit, vit dans le silence de celui qui la conserve et la cultive. Le silence est donc le lieu où, si l’on peut dire, on retrouve la parole. Le « silence d’écoute » relève pour sa part de l’ « économie » intérieure (la loi des échanges entre le dehors et le dedans) ; son but est d’aménager un lieu hospitalier pour la parole d’autrui. L’écoute se fait alors vigile dans l’obscurité, une autre figure du calme précédant l’accueil de l’autre. La difficulté reste pourtant entière, car les figures sont en crise, ce qui brouille les conditions d’énonciation : l’obscurité, dans une ville qui mousse de lumière la nuit, tout comme le silence, dans un monde qui croule sous les bruits, sont devenus des sources d’inquiétude car ils sont vécus comme des menaces pesant sur un univers magmatique et indifférencié, là où jadis ils prenaient un sens au sein d’une alternance structurante et nourricière :

L’homme avait tiré de l’alternance du jour et de la nuit, de la parole et du silence, les symboles qui lui permettaient de définir des réalités intérieures. Aujourd’hui ces symboles ne fonctionnent plus. Notre existence s’est appauvrie de ne plus savoir traduire en figures intérieures ces expériences primordiales. (S., p. 78)

7La parole mystique, qui dans l’analyse classique de La Fable mystique surgit des ruines d’un monde ancien dont les bases signifiantes étaient déstabilisées, ne trouve-t-elle pas là son sol ? Soucieux plutôt de conjurer la perte, c’est en déployant en virtuose les armes du passé que notre capucin entend réhabiliter l’expérience silencieuse : par la lecture et l’écriture. L’affinité intime de la parole et du silence s’y comprend mieux que partout ailleurs, car dans la lecture la parole elle-même se présente en silence. Alors l’écoute est la plus intense, et aussi la plus libre, en vivifiant à son gré la lettre déposée sur le papier. Or, dans le silence qui suit la lecture, celui de la méditation (équivalent, à ce point, de la concentration), ainsi qu’Ève est formée dans la torpeur d’Adam, voici qu’une parole nouvelle peut croître. Le symbolisme de la plante, depuis le grain qui meurt jusqu’à la fleur, a les faveurs de G. Pozzi, qui lui avait consacré sa dernière leçon à l’université de Fribourg13. C’est par lui qu’il introduit presque ironiquement le lecteur à la lectio divina, c’est à dire la méditation priante des Écritures, elle-même l’atelier de l’exégèse spirituelle : « du bulbe de la lectio sort la tige de la meditatio, au sommet de laquelle s’ouvre la fleur de lys de l’oratio, sous forme de paroles remémorées, recombinées, réélaborées, réinventées, recopiées » (S., p. 83).

8Cette activité de transformation est fondamentalement ambiguë, qui trouve à s’éclairer dans la perspective de l’« espace intérieur ». L’oratio dont il est ici question, et qui se décline dans une énonciation sonore ou dans le recueillement de l’écriture, puise son énergie dans une relation essentielle avec la parole reçue, que l’homme alors mémorise, au sens que saint Augustin a donné à la mémoire, et qui recouvre à peu près le champ occupé par la notion actuelle de « conscience » : par l’écriture en particulier, il semble pouvoir accomplir ce trajet, en lequel consiste son identité propre, de l’exploration à l’édification de l’espace intérieur sous la férule d’un autre, car « la main entière avance au rythme de la parole », après qu’elle s’est déposée dans l’esprit. Mais le père Pozzi ne considère pas immédiatement cette écriture « orante » sous l’angle d’une pratique exégétique ; seule l’intéresse alors, dans son exercice silencieux, cette présence d’une parole qui lui est immanente. Il s’agit bien d’une parole « mystique », expression d’un mystère, au fond de laquelle on reconnaît ce « désorbitage » de la lettre biblique et de l’allégorie décrit par M. de Certeau14. Le sens mystique s’étend à bien d’autres choses, qu’il change en « vivantes images des secrets de l’expérience15 ». Rendue à l’indicible de la vie intérieure, l’allégorie quitte son milieu d’origine auquel la tradition l’avait sanglée par une stricte herméneutique du mystère des volontés divines. Ce faisant, elle devient « poétique », « style », « métaphore16 », « manière de parler » dont le fond est la forme, « fusion de ce qui se dit et de ce qui se fait », où les mots acquièrent valeur performative, où écrire, comme jadis le dire des mystiques modernes, est plus que ce que l’on écrit :

L’encre coule sans gémir, la plume glisse sans accroc sur la surface lisse de la page. Une fois la page remplie, les courbes et les hastes des caractères ont dessiné sur le blanc de la feuille des contours harmoniques semblables à ceux que forme l’ensemble solitaire des fleurs d’un parterre. (S, p. 84)

9Émancipation anachronique à l’égard d’une bien vieille tradition cléricale, que masque une déploration plus actuelle de la perte de l’écriture manuscrite au profit du message électronique : le père Pozzi est un moderne à l’ancienne, et un ancien dans le monde moderne. Comme un lapsus, sa plainte met soudain en lumière ce qui est in fine le paradigme de cette écriture, et sa fin :

L’âme pourra-t-elle encore s’établir dans un lieu de quiétude et, comme Marie dans le silence du fiat mihi, concevoir et engendrer la Parole ? L’homme continuera-t-il de parcourir lectio et oratio afin de parvenir à la contemplatio ?

10Le style élégiaque de cet appel éperdu exprime le regret des temps anciens et précède de fait une relation classique et nostalgique de l’expérience mystique, comme un mausolée du monde perdu. L’oratio n’est donc pas ultime, et la contemplatio restitue en fin de compte au Dieu étranger la prérogative qui est la sienne dans le silence : totale. La rencontre pure de la parole et du silence culmine en effet dans cette contemplation, qui est essentiellement une pensée de l’un : avec elle la superposition des deux est parfaite, qui annule l’un et l’autre, car elle est se situe au-delà (ou en deçà) du tempus loquendi et tacendi. En même temps que disparaît l’alternance sur laquelle se fondait le schème de l’intériorité, disparaît le schème lui-même. Le silence devient absolu et la parole, divine. Telles sont les conditions éminentes de la parole mystique, qui cherche à exprimer cet instant où l’homme trouve Dieu à la pointe de l’espace intérieur, sur un « mode sans mode17 ». Il n’y a plus alors de mémoire (ni donc de sujet) dans cet anéantissement poétique, la parole trône dans le silence, « énergie vitale corroborante, enfermée dans son enveloppe ». L’énergétique gouvernant l’espace intérieur se révèle enfin dans sa finalité, c’est à dire dans l’investissement intégral de l’âme par Dieu, lequel la transforme et la dilate. C’est un point commun aux différents schèmes de l’aventure intérieure. L’exploration se conduit d’une maison inconnue, et la grâce divine, toujours présupposée dans cette énergétique, me la fait habiter autrement à mesure que je la découvre, mêlant d’une façon subtile la transformation de l’habitat déjà existant que suggère la conversion, avec l’édification d’un nouvel habitat que suggère le passage paulinien de l’homme ancien à l’homme nouveau (EI, p. 173‑174). Loin d’être une technique par laquelle on se rendrait maître de sa source même, ce voyage suppose au contraire un complet dessaisissement, puisqu’il faut se rendre habitable par l’infiniment grand : toujours il postule l’initiative divine. Les dimensions neuves que l’âme acquière dans ce commerce suscitent alors l’émerveillement de l’esprit qui, arpentant avec délices sa nouvelle location, se confirme « spatialisant » :

Et comme le poisson nage dans la largeur du fleuve et repose dans sa profondeur, comme l’oiseau vole hardiment dans l’espace et s’élance vers les hauteurs de l’air, ainsi cette âme sent-elle son esprit se mouvoir librement dans la largeur, la profondeur, l’étendue et la hauteur de l’amour.

11Ces propos d’une spirituelle cistercienne du xiiie siècle rejoignent ce que dit le père Pozzi, commentant une citation du capucin Bartolomeo Barbieri di Castelvetro (mort en 1697), à propos du « circuit du silence » : « la quiétude parlante retrouve le point où la mémoire stimule les facultés pour déclencher une très riche gamme de mouvements intérieurs » (S., p. 100). L’écriture est confirmée dans sa vocation priante, ainsi laissée à l’abandon d’un libre et presque frénétique exercice : c’est d’ailleurs ce que proposaient certaines éditions anciennes des Exercices ignaciens en insérant dans le corps du texte des cahiers de feuille blanche, où l’exercitant était invité à inscrire « toutes les lumières, affections et propositions, le plus brièvement et clairement qu’il le pourra ».

12Le mouvement de ce circuit achève chez le Père Pozzi de refermer le silence sur soi, le livre se terminant par une dernière évocation de la mystique Angèle de Foligno, dont la « descente annihilante » semble permettre un définitif affranchissement du monde, de sa parole comme de son silence, pour ne plus retenir que Dieu, libre de toute attache :

Est ainsi éliminé tout référent qui, de quelque façon que ce soit, pourrait être pensé par rapport au monde et au temps, à l’intérieur comme à l’extérieur, car seul compte pour Angèle de Foligno l’être unique, le moi sans toi, le seul : Dieu seul, dans une solitude ontologique, primaire, indicible, radicalement impensable (S., p. 112)

13Angèle dit :

Les joies et les tristesses du dehors peuvent, jusqu’à un certain point et dans une faible mesure, m’affecter intérieurement ; mais j’ai dans l’âme un sanctuaire où n’entre ni joie, ni tristesse, ni délectation, ni vertu, ni quoi que ce soit qui ait un nom, c’est le sanctuaire du souverain bien18.


***

14Dans ce Silence ultime, le monde paraît s’abîmer ; il n’est plus requis de lui aucune figure, et le mouvement qui forme le fondement de la tradition décrite par J.‑L. Chrétien par lequel l’esprit emprunte aux choses du monde pour exprimer l’intériorité, au plus commun pour dire le plus propre, au langage partagé de l’expérience commune pour articuler l’expérience la plus intime et la plus secrète, ce mouvement tend à son abolition, sur le mode de la contradiction propre à la théologie négative. Cette disparition consacre en quelque sorte une absence surprenante — mais révélatrice — au fil de l’œuvre : celle des images. Au terme de son hésychia, c’est-à-dire de la fuite du monde et de ses « affaires », l’homme solitaire de Pozzi trouve en lui le fourmillement des mots, et non plus, comme c’est le cas dans la grande tradition anachorétique, des images. Comme si ces dernières n’existaient pour lui qu’en tant que tropes, et non comme les produits d’une activité immédiate et irréductible sur laquelle butait l’ascèse des Pères du désert. Ainsi, chez Origène comme un peu plus tard chez son disciple Évagre le Pontique, c’est toute une population que le moine retrouve en lui et qui habite, ou encombre, l’espace intérieur, voilant ou recouvrant comme le dieu Glaucos l’image de Dieu en lui. L’intériorité, explique J.‑L. Chrétien, y est comme le support pictural de mes propres manifestations dans le monde, qui toujours y laissent une empreinte. L’invasion de l’esprit par ces images et le vagabondage périlleux par lequel celui-ci, hagard, les parcourt, menaçant d’une dispersion volatile son projet d’unification, c’est la fameuse acédie, le vice par excellence de l’anachorète au désert, lorsque le monde délaissé se rappelle à son bon souvenir19. Alors commence le combat spirituel. Cette « dramatique » propre à la vie intérieure, à peine esquissée dans Silence, escamote quelque peu la dimension ascétique de la vie solitaire, qui dans cette langue des images consiste à purifier, à « décaper » ces couches peuplant les parois de l’âme. Mais il y a plus : là où les images attachaient le solitaire au « monde », et où le combat se déployait comme on se débat dans une solidarité essentielle, l’indétermination « stylistique » de la parole mystique s’avère inapte à prescrire une quelconque « forme de vie », éloignée qu’elle est de toute « règle » par sa singularité radicale — ou bien c’est une forme sans contenu. L’absence des images au profit d’une seule parole ivre de présence ineffable est sans doute l’indice d’une société de l’écrit, mais aussi, plus fondamentalement, d’une sécession du monde commun et partagé20. Les schèmes architecturaux empruntaient par l’imagination la voie (et la voix) des énoncés établis ; le silence est une véritable et métaphysique fuga mundi, une émancipation qui frôle l’absurde en rendant le monde littéralement invivable, car sans communication possible. C’était certes le propre de la mystique de défaire le monde sur lequel elle s’appuyait, et de n’être soutenue que par ses résistances. Avec le vide des symboles d’aujourd’hui, la parole mystique sent le sol se dérober ; il lui faut affirmer une parole singulière là où ne règne plus de vérité partagée ; sa différence paraît s’abîmer dans une symphonie dissonante. Comment vivre ensemble sans images partagées ?

15De fait les deux ouvrages ici abordés posent en creux la question de la culture de l’espace intérieur ou du silence, de la forme de vie lui correspondant ; tout au plus peut-on y avoir accès par la « dramatique » dont cette intériorité est le théâtre, sismographe qui traduit les troubles de la surface, « atelier » ou « officine » où se fomentent les « bonnes » comme les « mauvaises » actions, mais sans qu’on sache le mode selon lequel elles s’extériorisent (seule la « porte de la chambre du cœur » de saint Augustin entrevoit cette autre énergétique régissant le passage au dehors). Ce n’était certes pas le but de nos auteurs que de formuler des conseils éthiques. Toutefois on peut déceler les éléments d’une plus ou moins grande fécondité morale. Les schèmes architecturaux déployés par J.‑L. Chrétien entrelacent comme deux éléments indissociables l’activité et la passivité, dont il remarque heureusement qu’il s’agit là de deux « concepts trop massifs que, pour ne citer qu’un exemple, celui de réceptivité croise déjà intimement » (EI, p. 202). Cette combinatoire suppose plus largement encore une autre alternance, entre ascèse et mystique : en ne se concentrant que sur la seconde, on ne cesse néanmoins de supposer la première, qui la prépare et l’entretient ; de même que la plongée dans l’espace intérieur suppose l’immersion en communauté : « il y a dans cette perspective un va-et-vient permanent, mais qui comprend des moments distincts, entre solitude et communauté. C’est une parole venue par les autres qui m’envoie à la solitude, et cette solitude qui me conduit jusqu’au centre ou au sommet de mon être, m’y confère des ressources pour revenir à cette communauté, m’envoie aux autres à jamais » (EI, p. 247). En accordant de larges développements au schème du « temple de l’esprit » cher à saint Augustin et de l’« autel du cœur » de Grégoire le Grand, il introduit la dimension sacrificielle de l’espace intérieur, acte d’offrande qui, parce qu’il ne peut être que d’union avec celui, unique et définitif, du Christ, ne peut se concevoir que dans le cadre communautaire de l’Ecclesia, corps du Christ et vrai temple de Jérusalem. La pensée augustinienne de l’homme même comme sacrificium ouvre alors l’intériorité, en « condui[sant] l’homme à des actes envers autrui, qu’il leste de sa gravité » (EI, p. 127), de même que la découverte progressive du « château de l’âme » à la suite de sainte Thérèse d’Avila doit permettre de déceler en lui les ressources les plus profondes, venant de Dieu, grâce auxquelles il devient pour les autres « un frère qui ne se dérobe pas »: « la parole qui invite à l’intériorité s’adresse à nous en personne, ce qui n’a rien d’individualiste, car c’est au-dedans que je vais en vérité prendre la mesure de tout ce qui me lie inséparablement aux autres hommes, au lieu d’avoir surtout conscience de ce qui m’en sépare et m’y oppose » (EI, p. 61). De ce point de vue, le Silence du père Pozzi paraît moins généreux, car l’autre accuse soudain sa criante absence, faute d’avoir été rejoint dans l’image et la commune ressemblance, qui permet à Augustin ou Thérèse de décliner en deux directions solidaires l’amour de Dieu et celui du prochain. L’application d’un schéma oratoire (la lectio divina) pour transcender une expérience de lecture indifférenciée, en « profanant » ainsi la prière (c’est à dire en l’offrant à d’autres puissances que celle à laquelle il était consacré), ne fait-elle pas de celle-ci une impasse, et de la communauté un horizon bouché, lorsque le livre s’établit ainsi comme un compagnon de substitution, sans parole de vie commune ? Privé de son unique, l’amour se redirige dans une multiplicité au sein de laquelle elle recherche la figure de l’absent : non plus le Livre, mais les livres. Comme le corps de la femme s’était substitué à la Parole de Dieu en une nouvelle et semblable érotique21, ainsi semble-t-il chercher son autre dans la bibliophilie, et le plaisir onaniste d’une lecture définitivement solitaire : « ami très discret, le livre ne se plaint jamais, il ne répond que lorsqu’on l’interroge, et il n’insiste pas si on lui demande de faire halte. Chargé de parole, il fait silence » (S., p. 116).  Bien entendu, ce que dit là le père Pozzi n’est pas exclusif. Mais c’est aussi là que s’éprouve le mieux l’hospitalité du schème qu’est l’« espace intérieur ».