Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Décembre 2014 (volume 15, numéro 10)
titre article
Nicolas Thirion

Gouvernementalité, subjectivité & vérité

Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, éd. Fabienne Brion & Bernard E. Harcourt, Louvain-la-Neuve / Chicago : Presses universitaires de Louvain / University of Chicago Press, 2012, 382 p., EAN 9782875580405.

1L’ouvrage retranscrit les leçons que Michel Foucault prononça, dans le cadre d’une chaire Francqui au titre international à l’Université catholique de Louvain, entre le 2 avril et le 20 mai 1981. Au total : une conférence inaugurale et six leçons, auxquelles les éditeurs de ce cours ont adjoint deux entretiens accordés par Foucault à des chercheurs de l’institution d’accueil, respectivement les 7 et 22 mai 1981. Parallèlement à cet enseignement délivré ex cathedra,Fabienne Brion et Bernard E. Harcourt rappellent, dans leur préface, que Foucault avait accepté d’animer un séminaire sur la généalogie de la défense sociale. L’ouvrage se clôt par une remarquable situation du cours, analogue à celles qui accompagnent les cours au Collège de France publiés et qui se caractérise, en l’espèce, par un impressionnant appareil critique dont des chercheurs d’horizons très divers (criminologues, juristes, philosophes, historiens, sociologues, etc.) pourront faire leur miel.

Le contexte : une réflexion déjà entamée sur les rapports entre gouvernementalité, subjectivité & vérité

2Chronologiquement, le cours de Louvain est prononcé quelques mois après l’enseignement au Collège de France de 1979-1980, intitulé Du gouvernement des vivants1. Les liens entre les deux séries de leçons sont frappants. La première d’entre elles, en effet, avait pour objet général d’étudier l’apparente nécessité qui, dans l’histoire occidentale, a de longue date semblé imposer aux gouvernants de fonder la direction des gouvernés sur quelque chose qui se présente comme la « vérité ». En Occident, le pouvoir politique fonctionnerait depuis longtemps sous le signe de la vérité. Ce pouvoir qui fonctionne à la vérité aurait également développé des mécanismes spécifiques, qui visent plus particulièrement à obtenir du sujet qu’il se consacre à découvrir sa vérité, à identifier les ressorts de sa conscience (peut‑être même de son inconscient) et à révéler à un tiers cette vérité qu’il a apprise sur lui-même : la vérité sur soi du sujet avouant serait ainsi une figure centrale de la « gouvernementalité » occidentale2, c’est‑à‑dire  de l’art de conduire les conduites des sujets dans le champ étatique. Ici encore, l’époque moderne et contemporaine fournit nombre d’illustrations de cette affirmation, au premier rang desquelles figure, notamment, la place centrale de l’aveu comme mode de preuve en matière pénale. Les leçons formant le cours de 1970-1980 au Collège de France sont, pour l’essentiel, consacrées au christianisme primitif, en tant que celui-ci serait le foyer d’où aurait émergé cette injonction de dire vrai sur soi dans la culture occidentale.

3Dans le cycle de leçons prononcées à l’occasion de la chaire Francqui à Louvain-la-Neuve, Foucault reprend, quoique dans une perspective différente, le problème étudié dans le cours Du gouvernement des vivants : comment le sujet occidental se lie-t-il au pouvoir qui s’exerce sur lui à travers l’injonction de dire vrai sur soi ? Nouvelle enquête historique, qui recoupe en partie, mais pas totalement, celle du cours au Collège de France : les deux premières leçons abordent l’Antiquité (évoquée déjà dans le cours de 1979-1980, quoique de manière moins équilibrée par rapport au christianisme primitif que dans le cours de Louvain), les trois suivantes sont à nouveau consacrées au christianisme et la dernière réalise un saut de quelques siècles pour emmener l’auditeur (et, désormais, le lecteur) à la lisière des Temps modernes et de l’époque contemporaine, alors que, dans le cours au Collège de France, il s’était arrêté au christianisme primitif, c’est‑à‑dire  au seuil du Moyen Âge.

4D’où vient donc, se demande Foucault, cette inclination de nos sociétés à indexer la conduite des individus dans la sphère politique à la vérité et, en particulier, à la vérité sur soi ? Et comment cette injonction a-t-elle rejoint la sphère de la pénalité au point de faire de l’aveu la « reine des preuves » ? Mais encore, pour quelle(s) raison(s) a-t-on assisté, à partir d’un certain moment, à une « crise » de l’aveu ? En vue de fournir des éléments de réponse à ces interrogations, Foucault, après avoir rappelé les deux types de rapports entre vérité et procédure judiciaire dans l’Antiquité, montre de quelle manière l’obligation de dire vrai sur soi s’est formée dans certaines pratiques nées au moment du christianisme primitif, avant d’expliquer ensuite comment elles ont été progressivement juridifiées durant le Moyen Âge et les Temps modernes. Il esquisse enfin les raisons de la remise en question de la toute-puissance de l’aveu, héritier de ces pratiques chrétiennes, dans le système pénal contemporain. Après avoir ainsi rendu compte, aussi fidèlement que possible, du cheminement emprunté par Foucault dans ces leçons, j’essaierai de montrer en quoi celles-ci marquent une inflexion non négligeable par rapport à ses travaux antérieurs.

Vérité & procédure judiciaire dans l’Antiquité

5Dans la Grèce archaïque, dont L’Iliade d’Homère rend assez bien compte, la résolution des différends prend la forme d’une épreuve : il s’agit de jurer devant les dieux que l’on a fait ou que l’on s’est abstenu de faire telle chose, le cas échéant sous une forme rituélique et selon des modalités spécifiques. C’est en quelque sorte le très antique ancêtre du serment, que l’on retrouve encore, quoique dans une forme extrêmement limitée, dans les codes modernes comme mode de preuve résiduaire. Celui qui jure remporte l’épreuve et, à supposer qu’il ait menti, c’est devant les dieux qu’il devra en répondre. Dans le système de l’épreuve, il s’agit moins de savoir qui dit la vérité que de déterminer qui a raison. Or, a raison celui qui l’emporte, c’est‑à‑dire  le plus fort, le plus courageux (ou le plus rusé). Si vérité il y a, elle est, dans la Grèce archaïque, de forme agonistique : elle surgit d’un rapport de forces, d’une lutte, d’un combat (leçon du 22 avril 1981, p. 20‑34). La vérité-correspondance (au réel) est tout à fait étrangère à l’esprit des procédures judiciaires de cette époque. Parfois, toutefois, le serment s’applique aussi à celui à qui est demandé de régler un litige et de trancher le différend : ce « juge » embryonnaire s’expose devant les dieux en jurant de rendre une bonne sentence, c’est‑à‑dire  une sentence qui, de nouveau, rende compte du poids de chacun (le plus prestigieux, le plus fort, le plus honoré étant celui à qui raison doit être rendue). Ce poids social est matérialisé par la présence, aux côtés des parties en litiges, de « co-jureurs », citoyens qui, sans connaître nécessairement les termes du litige, sont prêts à attester les qualités de leurs « champion » et de venir ainsi à l’appui de sa cause (leçon du 22 avril 1981, p. 35‑40).

6La période classique de l’Antiquité grecque témoigne d’un passage au système de l’enquête. Ainsi, dans la pièce de Sophocle, Œdipe Roi3, la question de savoir qui a tué Laïos, le roi de Thèbes, et qui a couché avec sa mère est résolue au travers d’une enquête dont, pour son malheur, Œdipe est le principal instigateur. Il interroge ceux qui peuvent témoigner, ceux qui ont vu, jusqu’aux esclaves, dont les témoignages scellent définitivement le sort d’Œdipe. Celui dont le pouvoir découlait de la connaissance (puisque c’est lui qui répondit avec succès aux interrogations du Sphinx) est ainsi terrassé par la connaissance de simples esclaves. La structure de la pièce de Sophocle permet de découvrir trois types, trois procédures, trois rituels de manifestation de la vérité :

1° la vérité des dieux, des oracles et des devins, celle, en quelque sorte, « d’en haut » (la vérité divine et ses intermédiaires) ;
2° la vérité des esclaves, de ceux qui ont vu, des témoins : en quelque sorte, vérité « d’en bas », celle des gens de peu qui sont les spectateurs oculaires de ce qui s’est passé ;
3° la vérité des tyrans : non pas exclusivement, en l’espèce, la vérité qu’Œdipe découvre sur lui-même mais la vérité attachée à l’exercice de son pouvoir, fondé, lui aussi, sur un processus continu de découverte – celle des écueils du pouvoir, des embûches qu’il faut anticiper pour mieux les éviter, des pièges qu’il convient de surprendre pour n’y point tomber. La connaissance du tyran (et, plus largement, du roi, de l’homme de pouvoir) est de l’ordre de la découverte par soi-même (leçon du 28 avril 1981, p. 47‑87).

7La manifestation de la vérité, qui consiste bel et bien cette fois à déterminer ce qui s’est réellement passé (vérité-correspondance), a donc lieu au moyen de procédures différentes (oraculaire pour les dieux et les devins, oculaire pour les esclaves, découverte pour les rois), que Foucault, dans son cours Du gouvernement des vivants4, appelle, d’un néologisme construit à partir du terme grec alètheia (vérité) et qu’il reprend dans le cours Mal faire, dire vrai (p. 28, 33, 47, 54, 59, 67, 68, 79 et 80), des « alêthurgies », c’est‑à‑dire  des rituels de vérité. Parmi ces alêthurgies, il apparaît que la recherche dans laquelle se lance Œdipe, le tyran, débouche sur la découverte d’une vérité sur lui-même : c’est lui qui a tué son père et couché avec sa mère. Œdipe est à la fois sujet et objet de l’alêthurgie : on parlera alors d’ « auto-alêthurgie ».

Centralité de la vérité sur soi dans le christianisme primitif

8Le christianisme ne s’est certes pas dépris des rituels de vérité ou, ce qui revient au même pour Foucault, des régimes de vérité (ou, mieux encore, de véridiction). Celui du christianisme a deux versants : d’une part, cette idée que, le discours chrétien étant dépositaire de la Vérité, la foi est simultanément condition d’accès à la vérité et reconnaissance de celle-ci (notion de « vérité de la foi ») ; d’autre part, l’importance accordée, dans la doctrine et la pratique chrétiennes, à la vérité sur soi, en particulier à travers l’aveu qui s’inscrit au cœur de la pratique de la confession. Dans cette « opération de vérité » que réalise la confession, le sujet est à la fois « témoin de vérité » (c’est lui qui regarde en lui-même) et « objet de vérité » (puisque c’est lui-même qui est la cible de la confession). Avouant, le sujet pose ainsi des actes de vérité, jugés essentiels dans les pratiques chrétiennes. Ce deuxième versant correspond donc à une auto-alêthurgie. Il convient dès lors d’étudier le rapport qui s’est noué entre l’exercice du pouvoir et la « vérité réfléchie » (ou vérité sur soi) dans le christianisme primitif car, selon l’hypothèse de Foucault, c’est ce nœud qui, tout à la fois, conditionne une bonne part de l’expérience occidentale de la subjectivité et permet de comprendre l’attachement qu’aujourd’hui encore, nos sociétés semblent réserver à l’aveu dans les mécanismes de gouvernement des hommes.

9Dans Mal faire, dire vrai, Foucault distingue deux grandes pratiques auto-alêthurgiques dans le christianisme primitif : la pénitence, d’une part ; l’examen et la direction de conscience, d’autre part.

Des pratiques pénitentielles…

10L’histoire des pratiques pénitentielles à partir du iie siècle PCN semble attester que le chrétien qui s’est rendu coupable d’un péché peut encore se racheter, pour autant que, par son comportement ultérieur, il manifeste à la fois le remords de la faute commise et le désir de se comporter désormais en chrétien accompli. Il s’agit, par des manifestations non nécessairement verbales (port de vêtements grossiers, jeûnes, macérations, ascèses, attitudes manifestes de repentir, etc.), d’exprimer le regret des fautes passées. Ces pratiques pénitentielles se poursuivaient parfois jusqu’à l’extrême limite de la vie terrestre avant que le pénitent puisse réintégrer la communauté des chrétiens. Cette dramatisation propre aux pratiques pénitentielles ne s’accompagne pas de l’aveu détaillé de toutes les fautes et de toutes les pensées mauvaises ; l’aveu porte plutôt sur la condition générale de pécheur. La pénitence est un aveu en forme de vie ou une vie en forme d’aveu. Ces pratiques correspondent à ce que Foucault appelle une exomologèse – ensemble de mécanismes par lesquels le sujet se reconnaît pécheur et expie sa condition par des conduites le plus souvent non verbales et emphatiques (leçon du 29 avril 1981, p. 101‑108).

… à l’examen & la direction de conscience

11Très différents, à cet égard, apparaissent la direction et l’examen de conscience. Si les pratiques de l’examen et de la direction de conscience sont bien antérieures au christianisme (leçon du 29 avril 1981, p. 91‑101), elles n’en acquièrent pas moins une signification particulière et même tout à fait différente par rapport à ce qu’elles représentaient dans la philosophie antique. Foucault souligne ainsi les inflexions apportées à ces pratiques au ive siècle, dans le cadre de l’émergence progressive du monachisme. Les transformations relatées par Foucault interviennent il est vrai au moment où se met en place un cadre de principes et de règles pour les premières manifestations de monachisme, qu’elles se fassent dans la solitude (anachorèse) ou la communauté (cénobie). Alors que le rituel de la pénitence atteste que le christianisme est la première religion qui admette la conciliation entre la non-perfection et le salut (même les non-parfaits peuvent être sauvés) et qu’il concerne la communauté de tous les chrétiens, y compris donc les laïcs, il faut bien se poser alors la question du sort de ceux qui, au sein même du christianisme, aspirent à la perfection : la communauté des clercs. Que faire des parfaits dans une doctrine qui ouvre le salut aux non-parfaits ? Comment traiter l’aspiration à la perfection dans une religion qui ne subordonne plus le salut à la perfection ? Telle sont les interrogations spécifiques que pose l’émergence du monachisme au ive siècle. L’acclimatation de l’examen et de la direction de conscience dans ce contexte appelle trois remarques, afin de pointer l’irréductible écart entre cette version chrétienne et les pratiques correspondantes de l’Antiquité païenne.

12D’abord, dans le cadre des institutions monastiques, les pratiques, au demeurant inextricablement liées, de l’examen et de la direction de conscience ne sont pas seulement régulières5. L’examen de soi par soi est permanent et l’obéissance à l’autre — celui à qui l’on se confie — est elle aussi permanente. C’est qu’il faut bien contrôler ceux qui, s’imposant des mortifications multiples et variées dans le dessein d’atteindre la perfection, risquent pourtant bel et bien de retomber dans l’imperfection, ne fût-ce qu’en raison de l’orgueil que certaines de leurs pratiques pourraient flatter. C’est ainsi que se met en place, dans les premières communautés monastiques, un devoir d’obéissance absolu à l’égard de l’autre (de celui à qui l’on se confie, du supérieur). On se lie définitivement à l’autre, aux autres et, pour cela, on bride sa volonté propre au maximum (vouloir ne pas vouloir), jusqu’à s’efforcer de la réduire à néant purement et simplement (ne plus vouloir du tout) : en somme, l’injonction d’obéissance débouche, pout le chrétien, sur le renoncement total à soi. « Comme le dit saint Benoît », rappelle Foucault ailleurs, « les moines ne vivent pas suivant leur libre arbitre ; leur vœu est d’être soumis à l’autorité d’un abbé »6. Dans le même temps, l’obligation de s’examiner, de fouiller les tréfonds de sa conscience devient à son tour perpétuelle et s’accompagne de la nécessité de dire ce que l’on sait sur soi, de le révéler à un tiers, d’exposer la vérité de son âme. C’est l’existence tout entière qui expose le moine simultanément à l’obéissance totale (c’est‑à‑dire  au renoncement à soi) et à l’aveu perpétuel (c’est‑à‑dire  à la production continuelle de la vérité sur soi) : telle est la lointaine origine de l’expérience chrétienne de la subjectivité.

13Ensuite, l’examen de conscience n’est pas un exercice grâce auquel la conscience devrait se confronter à l’épreuve de la rationalité et s’efforcer d’identifier les raisons de nos succès ou de nos échecs, en vue d’évaluer nos actions et de retirer ainsi des enseignements pour le futur7. D’une part, en effet, la conscience ne saurait être transparente à elle-même car le travail de l’âme peut être perturbé et parasité par l’esprit du mal qui est en nous : le chrétien n’est pas seulement l’assemblage d’une âme et d’un corps ; est également tapi en lui l’esprit du mal, c’est‑à‑dire  Satan. C’est cette présence en chacun de nous qui nous empêche de mesurer concrètement le bien et le mal que nous faisons car le travail sur soi est toujours exposé au risque d’être trompé par le mal qui est en nous. Même l’action que nous croyons bonne (par exemple, un jeûne ou une auto-flagellation) peut être suggérée par Satan car, en incitant l’ascète à un tel comportement, il s’agit de l’affaiblir et de l’exposer davantage par la suite à la tentation8. C’est la raison pour laquelle l’examen de conscience ne peut être que lié à un tiers qui nous dirige et qui, le cas échéant, nous permet de rentrer dans le droit chemin – non pas tant, du reste, parce que ce tiers serait nécessairement plus avancé que nous ne le sommes sur la voie de la sagesse mais parce que le fait même de dire, d’avouer, de confesser, éloigne déjà de nous le péché (l’aveu partage avec l’exorcisme l’idée commune d’expulsion du mal vers l’extérieur). Mieux même : plus celui qui nous dirige est injuste, obtus ou intraitable, plus, par l’obéissance que nous lui témoignons humblement, nous approchons de la sainteté – ce qui importe, c’est le fait d’obéir, peu importe la teneur du commandement9. D’autre part, il s’agit moins, dans l’examen et la direction de conscience, d’évaluer ses actions que la plus infime de ses pensées. Ce sont ces dernières qui doivent être soumises à un examen perpétuel et ce sont elles, sur lesquelles toujours plane l’ombre de la faute, qu’il faut, dès qu’elles surgissent dans notre esprit, confesser à un tiers. Cet examen détaillé de toute et chacune de nos pensées, verbalisées et ainsi communiquées à un tiers, témoigne d’une approche radicalement différente de l’exomologèse : on l’appelle exagoreusis– ensemble de mécanismes par lesquels l’aveu verbalisé et détaillé de toutes les fautes et de toutes les pensées est exigé du sujet.

14Enfin, l’examen et la direction de conscience, de même que l’aveu qu’ils impliquent, n’ont certainement pas pour objectif de fonder ou d’étendre l’autonomie de l’individu, c’est‑à‑dire  la maîtrise de soi10. Bien au contraire : quand bien même certains saints hommes sont en mesure de maîtriser le monde (par le don de prédiction qui leur a été accordé, par exemple), ils n’en sont pas moins incapables d’acquérir la connaissance parfaite de ce qui, à jamais, ne révélera entièrement la clé de son énigme – en l’occurrence, le soi. Celui-ci ne donne jamais lieu à une connaissance parfaite, en particulier parce que l’esprit du mal présent en chacun de nous déjoue les tentatives d’une révélation définitive de ce que nous sommes. Impossibilité humaine d’arriver à la maîtrise de soi donc et, par conséquent, principe d’une directibilité potentiellement indéfinie du sujet : l’obéissance absolue, qui passe par l’aveu détaillé au directeur, est un devoir qui gouverne l’existence tout entière (leçon du 6 mai 1981, p. 123‑160).

La juridification de l’obligation de dire vrai sur soi : de l’institution ecclésiastique…

15Le processus de juridification de l’obligation de dire vrai sur soi, si centrale dans les pratiques du christianisme primitif, s’est d’abord produit au sein de l’institution ecclésiastique proprement dite, avant de s’étendre aux institutions civiles.

16La juridification de l’obligation de dire vrai sur soi dans l’institution ecclésiastique s’est opérée en trois temps, selon Foucault (leçon du 13 mai 1981, p. 169‑189).

17D’abord, les pratiques respectives de l’exomologèse et de l’exagoreusis ont commencé à s’entremêler à partir des iveve siècles, sur la base d’évolutions constatées respectivement dans les communautés ecclésiastiques et les communautés de laïcs. Au sein des communautés monastiques, des raisons socio-économiques (les communautés deviennent au Haut Moyen Âge des unités de production dans lesquelles une place non négligeable est réservée au travail) et théologiques (en particulier, la théorie augustinienne de la grâce : le salut vient moins des pratiques d’aveu et d’obéissance que de la grâce) conduisent à un progressif déclin des pratiques d’examen et de direction de conscience. Non pas, bien entendu, qu’elles disparaissent mais elles n’ont plus la place, si elles l’ont jamais eue en pratique du reste, qu’elles étaient censées occuper dans le monachisme des origines. S’y substitue un système serré de contraintes réglementaires censées encadrer les organisations socio-économiques qu’étaient devenues nombre de communautés monastiques, dont les violations étaient constitutives d’autant de fautes à punir. Par ailleurs, au sein des communautés de laïcs, la pénitence a fini par poser problème par ses dimensions dramatiques et spectaculaires. Fallait-il que tout péché exposât son auteur à une pénitence publique ? N’y avait-il pas un risque de faire scandale, ce qui eût constitué peut‑être un remède pire que le mal ? À peu près à la même époque, une distinction est donc opérée entre les fautes maintenues dans le champ de la pénitence publique et celles, incomparablement plus nombreuses, susceptibles d’être rachetées par une pénitence privée. S’agissant de cette dernière, il fallait donc s’adresser à l’évêque ou au prêtre pour lui exposer le péché afin de déterminer si ce dernier relevait bien de la pénitence privée et fixer ensuite le taux de la pénitence à appliquer (jeûnes, abstinences sexuelles, etc.). Dans la logique de la pénitence privée, la verbalisation détaillée de la faute devient par conséquent de plus en plus centrale et rejoint donc, à certains égards, l’exagoreusis prônée jusqu’alors dans les seules communautés monastiques.

18Ensuite, à partir du viie siècle, se met progressivement en place l’institution dite « de la pénitence tarifée », qui constitue évidemment un pas de plus vers la juridification de l’obligation de dire vrai sur soi. La pratique donne lieu à une véritable codification des fautes (avouées) et des « peines » qui doivent être infligées au pénitent. Ces développements empruntent de nombreux traits aux droits germaniques (obligation de compenser le dommage par une compensation réparatrice, proportionnalité de la faute et de la punition) – ce qui s’explique probablement par l’étroite intrication, à cette époque, du religieux et du civil. Il reste que cet approfondissement de la juridification de la pratique pénitentielle n’est pas encore pleinement assumée. N’osant pas (encore) se substituer complètement à la Parole divine, le discours pénitentiel n’entraîne pas avec certitude l’absolution, c’est‑à‑dire  la rémission des péchés. La comparaison est davantage médicale que juridique : si l’on est malade et qu’on veut guérir, mieux vaut s’en remettre au médecin et se plier à ses indications, même si cela ne signifie pas que l’on va guérir avec certitude.

19Enfin c’est, paradoxalement, avec l’élévation de la pénitence au rang de rite sacramentel au quatrième Concile de Latran en 1215 que le modèle judiciaire de la pénitence est pleinement assumé. Le prêtre peut donner l’absolution ; en contrepartie, le rite pénitentiel se rapproche encore davantage d’une verbalisation détaillée (il faut non seulement se confesser au prêtre mais celui-ci, par un interrogatoire très serré et ritualisé, est amené à cerner au plus près la complétude de la vérité avouée et cette confessio oris ne vaut que si le sujet est sincère – cette sincérité se révélant par des indices « physiques » qui empruntent encore aux vieux rites d’exomologèse : rougissements, larmes, soupirs, etc.). À l’aveu verbal sincère du sujet, répond alors le speech act du prêtre donnant l’absolution : par l’absolution, les péchés sont remis.

… aux institutions civiles

20L’importance de l’aveu dans la procédure pénale est concomitante, en France en particulier, de l’abandon de la procédure accusatoire d’ascendance germanique.

21Du point de vue du règlement des litiges, les droits germaniques faisaient en effet prévaloir un système de règlement des litiges basé, à l’instar du droit de la Grèce archaïque, sur une épreuve. Celui-ci mettait donc aux prises les deux parties, sans qu’aucun tiers n’ait à trancher la question de la vérité des prétentions respectives, y compris dans le domaine pénal : la pratique du serment, individuel ou collectif (les « co-jureurs »), en était une fois encore le parangon. Lorsqu’un individu créait un tort à un autre individu (par exemple, en le volant, en le blessant ou en le tuant), ce dernier ou un parent le représentant pouvait provoquer l’épreuve afin d’obtenir réparation du tort. Se développèrent également à cette époque des types d’épreuves physiques dont l’issue conditionnait la victoire de l’une ou l’autre partie – des « ordalies ». Ainsi de l’ordalie de l’eau,

qui consistait à attacher la main droite au pied gauche d’une personne et à la jeter à l’eau. Si celle-ci ne se noyait pas, elle perdait le procès, car l’eau elle-même ne la recevait pas bien ; et si elle se noyait, elle avait gagné le procès, vu que l’eau ne l’avait pas rejetée11.

22En somme, le droit est à nouveau pensé dans la forme de l’affrontement, du rapport de forces : « dans le vieux droit germanique, le procès n’est que la continuation réglée, ritualisée de la guerre »12. Il n’y avait donc pas de tiers pour départager les prétentions, juste un arbitre chargé de contrôler le respect de la procédure13.

23La grande transformation qui a lieu à la fin du Moyen Âge et à l’aube des Temps Modernes, c’est‑à‑dire  au moment de la centralisation étatique qui en est le marqueur politique le plus significatif, c’est le recul de l’épreuve et la montée en puissance de l’enquête dans le domaine judiciaire, du moment que celui-ci est désormais accaparé par le monarque, c’est‑à‑dire  le Souverain. Il ne faut pas oublier, en effet, que la formation des États modernes s’est opérée prioritairement dans le domaine judiciaire : l’État est avant tout « État de justice ». Lorsque la féodalité cède peu à peu le pas à un État centralisé dominé par un monarque absolu, celui-ci s’arroge le monopole de la justice, essentiellement à l’origine pour des raisons budgétaires (les confiscations et peines pécuniaires prononcées viennent en effet grossir les caisses de l’État). Cette centralisation de la justice va de pair avec l’apparition d’un personnage absolument étranger aux modalités classiques de règlement des litiges dans les droits germaniques : le procureur du Roi. C’est qu’en effet, l’acte causé par un individu contre un autre (vol, crime) n’est plus pensé exclusivement comme un tort fait à une personne mais également comme une infraction qui porte atteinte au pacte social, c’est‑à‑dire  à la société dans son ensemble. La société doit donc aussi demander réparation et tel est bien le rôle du procureur, dont l’action vient en quelque sorte doubler celle de la victime ou de son représentant et finit par prédominer dans le procès pénal. Or, puisque le représentant de l’État dans le domaine judiciaire ne peut évidemment engager sa vie ou ses biens propres à chaque procédure engagée, le système de l’épreuve ne correspond plus à la nouvelle configuration. C’est alors le temps de réactiver le mode de l’enquête dans le domaine judiciaire : la procédure accusatoire cède alors le pas à la procédure inquisitoire. Et, dans cette procédure, l’aveu devient une pièce centrale.

24C’est du reste probablement en raison de ce caractère désormais central de l’aveu que le jeu de l’épreuve ne disparaît pas du jour au lendemain de l’horizon juridique : le maintien de la torture en est une illustration – celle-ci ayant pour finalité d’obtenir l’aveu de l’accusé. Encore faut-il noter que la pratique de la torture est extrêmement codifiée, ritualisée (le juge ne peut faire n’importe quoi), à telle enseigne, d’ailleurs, que si, par extraordinaire, le suspect n’avoue pas sous la torture, les poursuites sont abandonnées et le suspect (s’il est encore vivant) remis en liberté.

25L’écroulement de l’Ancien Régime et l’adoption de codes pénaux se revendiquant des Lumières n’ont guère remis en cause cette place centrale de l’aveu dans la production de vérité judiciaire, alors même que la torture disparaît progressivement du champ de l’enquête pénale. C’est que l’infracteur est toujours considéré comme celui qui, ayant attenté au pacte social, doit être puni pour le mal qu’il a infligé à la société. L’aveu est alors perçu non seulement comme un des modes de découverte de la vérité mais aussi comme une forme d’acceptation, par le futur condamné, du châtiment qui sera prononcé contre lui et même comme un début de rédemption : il est sur la voie du rachat, celui qui avoue son crime, et, ce faisant, l’aveu se situe dans la droite ligne de l’objectif « humaniste » de la philosophie pénale moderne – à savoir l’amélioration morale du condamné (leçon du 20 mai 1981, p. 201‑210).

La crise de l’aveu

26Pourtant, à partir du xixe siècle, la machine de l’aveu commence à se gripper. Ce grippage de la machine de l’aveu semble causé, dès le premier tiers du xixe siècle, par l’importance accordée, dans les premiers écrits inspirés par la nouvelle discipline psychiatrique, aux « crimes sans raisons », c’est‑à‑dire  à une série de faits divers relatifs à des homicides à la fois inexpliqués et inexplicables (tels que des infanticides, qui semblent avoir particulièrement retenu l’attention des psychiatres) : leurs auteurs admettent d’emblée avoir tué mais sont incapables d’en expliquer la ou les raison(s). L’aveu s’avère dès lors insuffisant pour comprendre les tenants et aboutissants de ces crimes absurdes, il est incapable d’en lever le mystère. C’est alors qu’entrent en scène médecins et psychiatres, dont le savoir et les techniques sont censées résoudre l’énigme.

27Or il faut rappeler que, selon Foucault, la montée en puissance de la psychiatrie et, plus tardivement, de la criminologie est concomitante de l’émergence de nouvelles techniques de pouvoir dans les sociétés occidentales. La fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle témoignent en effet de l’avènement du pouvoir disciplinaire. Cette époque d’expansion du capitalisme, notamment due à la Révolution industrielle, se caractérise en effet par le souci d’augmenter les forces productives des individus. D’où la nécessité de les contrôler continuellement afin de les fixer à l’appareil de production et d’augmenter leur utilité. Tout comportement qui s’écarterait de cette « norme » est l’indice d’une personnalité qu’il faut traiter afin de la ramener dans le droit chemin et de pouvoir en retirer une utilité maximale. Des institutions comme l’école, l’armée, la prison, l’usine, se développent de la sorte comme instruments de contrôle et de normalisation des individus, qui sont ainsi surveillés par des instances dites « disciplinaires » tout au long de leur existence14.

28Le domaine pénal constitue, à cet égard, un laboratoire d’expérimentation privilégié depuis que l’emprisonnement est devenu la punition par excellence, dès lors qu’il est censé permettre la ré-éducation, la re-moralisation du délinquant15. La technique nouvelle de recherche de la vérité qui se développe à cette occasion est celle de l’examen. À la différence de l’enquête, il ne s’agit pas ici, en tout cas plus uniquement, de découvrir la vérité de ce qui s’est passé mais bien la vérité, actuelle et en devenir, des individus : sont-ils « normaux » ? Si non, comment les traiter pour les ramener sur le droit chemin ? Il s’agit, en quelque sorte, de réaliser, à travers les mécanismes disciplinaires, une « orthopédie sociale »16.

29Cette pratique de l’examen donne ainsi naissance à de nouveaux savoirs : les sciences humaines (psychologie, psychiatrie, criminologie). Celles-ci examinent en effet le sujet, singulièrement le sujet criminel dans le domaine pénal, pour en déterminer le degré de normalité, tendent à traiter ce qui relève en lui de l’ « a-normalité » et contrôlent l’évolution de leurs « patients » par une surveillance continuelle. Elles sont ainsi destinées d’emblée à pallier les insuffisances de la technique de l’aveu, privilégiée dans le mode de l’enquête.

30Il en résulte que, depuis lors, le droit pénal est constamment tiraillé entre deux tendances : d’une part, celle qui, appuyée en particulier sur le mécanisme l’aveu, tend à punir un infracteur, c’est‑à‑dire  à sanctionner la commission d’un acte ; d’autre part, celle qui, appelant à la rescousse les sciences humaines, tend à déterminer le degré de dangerosité d’un individu, c’est‑à‑dire  à traiter un sujet, en dehors et indépendamment même de l’acte commis. De cette dernière tendance est issue l’idée de « défense sociale », qui a notamment permis aux législateurs de nombreux États d’adopter des dispositifs d’internement pour une durée potentiellement illimitée des sujets considérés comme dangereux (leçon du 20 mai 1981, p. 211‑228).

31Il n’est pas étonnant, à lire ces développements stimulants, que Foucault ait été invité à prononcer ces leçons par une équipe de juristes et de criminologues « critiques » de l’université d’accueil, tant il est vrai que ces thèses pouvaient paraître hérétiques (elles le sont encore dans une certaine mesure) à la lumière de la doxa en vigueur dans les discours juridique et criminologique.

Droit & vérité : quels rapports ?

32Prolongeant le cours Du gouvernement des vivants, Foucault, dans Mal faire, dire vrai, reconstitue donc une généalogie de l’aveu qui puiserait ses origines dans certaines pratiques du christianisme primitif consacrées à la vérité sur soi. Un certain régime de véridiction aurait ainsi pesé sur l’émergence et le développement de pratiques juridiques déterminées.

33Foucault avait déjà souligné antérieurement combien une partie de son travail avait consisté à croiser l’histoire de la vérité (plus exactement, l’histoire des régimes de véridiction) avec l’histoire du droit17 : dans Histoire de la Folie18, Surveiller et punir et le premier tome de l’Histoire de la sexualité (La volonté de savoir)19, il s’était chaque fois efforcé de montrer comment une question, longtemps traitée sur le mode juridique de la réaction à un acte (l’enfermement du fou comme responsable, par ses comportements, d’un trouble à l’ordre social, la punition de l’infracteur ou du sodomite en tant qu’auteurs de violations de la loi pénale), s’était transformée20, en même temps qu’apparaissait la société disciplinaire, en un besoin de développer une connaissance du sujet, dont il s’agirait de découvrir la vérité afin de le normaliser (le fou devient le malade mental qu’observe et traite le médecin, l’infracteur reçoit les traits du délinquant dont le criminologue, dans la lumière panoptique de l’ombrageuse prison, décrypte la dangerosité, le sodomite se transforme en homosexuel que la psychiatrie, puis la psychanalyse, se chargent de remettre sur le droit chemin). Ce croisement est ainsi l’une des multiples occurrences de l’intrication entre pouvoir (en l’occurrence, les pratiques juridiques) et savoir (en l’espèce, les sciences humaines appelées à révéler la vérité du sujet). Dans cette optique, Mal faire, dire vrai raconterait la façon dont le savoir issu d’un certain régime de véridiction — celui du christianisme — aurait profondément inspiré le pouvoir pénal, un peu comme si le premier était antérieur au second ou bien comme s’il y avait entre les deux un rapport de cause à effet.

34Or, il n’est peut‑être pas inutile de noter que, lorsque, au début des années 1970, Foucault commence à s’intéresser au lien juridiction/véridiction, la perspective est exactement inverse : à l’époque, il insiste en effet sur le fait que les formes juridiques de la vérité auraient conditionné le développement de certaines formes de savoir21. Les pratiques juridiques, en particulier judiciaires, auraient été le creuset d’où auraient surgi les principales formes de savoir caractéristiques de la pensée occidentale. Les techniques de l’épreuve, de l’enquête et de l’examen, en tant que modes de recherche de la vérité, auraient d’abord été expérimentées dans le champ juridique avant d’être transplantées dans la sphère de la connaissance. Il est vrai que cette approche s’accorde bien avec la théorie de la connaissance à laquelle adhère Foucault à cette époque : à l’inverse de la conception aristotélicienne, qui prétend déceler l’origine de la connaissance dans un sujet universel « naturellement » enclin à désirer connaître, il faudrait plutôt en découvrir l’ « invention », forcément historique et contingente, dans le cadre de luttes, de rapports de forces, qui façonnent des sujets eux aussi entièrement historiques et contingents (au lieu que d’être universels et transcendants). Comme l’écrit Nietzsche :

Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’« histoire universelle »22.

35Il ne faut donc pas se représenter la connaissance comme un désir naturel, consubstantiel à l’espèce humaine, mais comme la dérivée de nos instincts, parfois les plus bas (la haine, le goût du pouvoir, la satisfaction de besoins primaux, etc.) ; elle est comme « une étincelle entre deux épées », toujours selonNietzsche. La connaissance ne peut donc se comprendre que dans ce contexte de luttes, de rapports de forces, de violence, c’est‑à‑dire  hors de toute naturalité et dans une perspective entièrement historique. Prétendre que ce lieu de conflit par excellence qu’est la confrontation judiciaire serait à l’origine des modalités de la connaissance et de la vérité qui en est la cible s’inscrit alors pleinement dans cette perspective.

36Dix ans plus tard donc, avec Du gouvernement des vivants et Mal faire, dire vrai, retournement saisissant de l’approche : ce n’est plus le fonctionnement du pouvoir (juridique) qui conditionne certaines formes de savoir mais l’inverse. Faut-il en faire grief à Foucault, à qui est souvent reproché l’absence de cohérence à travers le temps, comme s’il s’agissait là du crime intellectuel le plus impardonnable ? On serait plutôt enclin à l’admiration envers un esprit qui n’a cessé de chercher, de tâtonner, de risquer les hypothèses, au risque en effet de s’aliéner les tenants d’une pensée immobile et entêtée. C’est en effet la marque, nous semble-t-il, d’une insatiable curiosité,

la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même23.

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