Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Pierre Labrune

Le « sens commun », arme rhétorique & outil épistémologique entre révolution & réaction

Sophia Rosenfeld, Le Sens commun, histoire d’une idée politique, traduction de Christophe Jacquet, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2013, 273 p., EAN 9782753528611.

1Il n’y a rien de plus délicat, de prime abord, que d’écrire sur le sens commun, comme Sophia Rosenfled elle‑même le reconnaît dans l’introduction de son ouvrage. On pense en effet être condamné à la tautologie ou à la répétition de clichés, et l’on s’interroge constamment sur le bien-fondé de sa démarche puisque, « en sciences humaines, travailler à l’encontre du sens commun est un devoir professionnel » (p. 8). Cependant, la perspective historique permet de traiter le sens commun non plus comme un ensemble de présupposés formant le fondement de nos jugements et dont il faut parfois se départir, mais bien comme une notion mouvante qui n’a cessé d’évoluer et qui a joué un rôle prépondérant dans les débats tant épistémologiques que politiques tout au long de ce que les historiens britanniques appellent le « long xviiie siècle ». En d’autres termes, la démarche historique permet de mettre en valeur l’historicité de cette notion a priori tellement évidente qu’elle dispense souvent celui qui l’invoque de produire des preuves.

2C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’ouvrage extrêmement stimulant et bien documenté de S. Rosenfeld, qui cherche, comme elle l’écrit, à répondre à la question suivante : « Comment — et avec quelles conséquences durables — le sens commun a‑t‑il noué cette relation particulière qu’il entretient, à l’époque moderne, avec cette forme de gouvernement populaire que nous appelons démocratie ? » (p. 10). Ce problème principal n’est jamais simplifié par S. Rosenfeld. En effet, bien que l’objectif primordial de l’historienne soit de chercher les fondements historiques de cette forme ambivalente de la démocratie qu’est le populisme, et de montrer comment la notion de « sens commun » a servi à légitimer les systèmes politiques démocratiques, elle s’intéresse également en profondeur à l’arrière-plan philosophique qui vient nourrir les différents emplois de la notion de « sens commun » ainsi qu’aux utilisations paradoxales de cette notion afin de discréditer justement le système démocratique.

3D’après S. Rosenfeld, cette ambivalence de la notion de « sens commun » est en accord avec la naissance du système démocratique à la fin du xviiie qui, d’après elle, « est un curieux mélange d’interprétation littérale de la vieille idée de souveraineté populaire, ou gouvernement “du peuple”, de gouvernement représentatif et de constitutionnalisme » (p. 12). De plus, on ne peut pleinement prendre conscience des enjeux entourant cette notion qu’en la replaçant dans le contexte intellectuel du long xviiie siècle afin de percevoir en quoi cette notion de « sens commun » est liée à des grandes évolutions séculaires et à des réflexions très précises sur le langage et la sociabilité. S. Rosenfeld inscrit l’histoire des polémiques liées au « sens commun » dans trois grands mouvements historiques : l’urbanisation croissante et le développement du commerce transatlantique, l’importance croissante de « l’homme de lettres » dans le paysage intellectuel et politique occidental au xviiie siècle et la circulation croissante des idées liée à la disparition progressive des systèmes de censure1. S. Rosenfeld termine également son introduction en rappelant le caractère proprement polémique de la notion de « sens commun », qui n’est invoquée que dans des moments de crise afin de ressouder une communauté prétendument menacée.

4Bien que l’ouvrage traite par moments d’épistémologie ou de philosophie du langage, il demeure avant tout un ouvrage d’historien, et c’est donc tout naturellement qu’il est construit selon un plan chronologique. Les trois premiers chapitres permettent de faire l’inventaire, en quelque sorte, des forces en présence lors des débats sur le sens commun au cours des révolutions américaine et française. S. Rosenfeld y traite notamment de l’utilisation satirique de la notion de sens commun en Angleterre parmi les opposants conservateurs au système politique mis en place à la suite de la Glorieuse Révolution de 1688. Elle consacre également un long développement aux philosophes écossais originaires d’Aberdeen qui ont tenté d’élaborer une philosophie du sens commun afin de contredire le scepticisme de Hume. Elle montre aussi l’efficacité rhétorique et polémique de la notion en étudiant les écrits des athées et des radicaux réfugiés à Amsterdam dans la deuxième moitié du xviiie siècle qui ont transformé le « sens commun », ou plutôt le « bon sens », en un outil critique.

5Elle consacre ensuite un chapitre à la Révolution américaine, qui est dans la mythologie nationale intimement liée au Sens commun, pamphlet publié par Thomas Paine en 1776. Elle consacre également un chapitre aux emplois polémiques de la notion de « bon sens » lors de la Révolution française, afin de montrer comment la notion s’inscrit au cœur des débats lors de ces deux grands moments fondateurs de la démocratie moderne.

6L’ouvrage se conclut par un chapitre peut-être trop rapide sur les divers réemplois et tentatives de réhabiliter la notion de sens commun aux xixe et xxe siècles. Bien que le parcours proposé dans ce chapitre soit d’une grande érudition, il nous semble qu’une trentaine de pages ne suffisent pas pour traiter de problèmes aussi divers que l’emploi de la notion de sens commun dans La Critique de la faculté de juger de Kant, le rôle joué par la notion lors des débats précédant, accompagnant, et suivant l’abolition de l’esclavage et la guerre de Sécession aux États-Unis, ou encore la tentative de refonder une philosophie politique sur cette notion par Hannah Arendt.

Une notion philosophique en constante évolution

Une petite histoire du « sens commun » comme outil épistémologique

7S. Rosenfeld commence donc son ouvrage en dessinant l’arrière-plan philosophique sur lequel la notion moderne de « sens commun » s’est construite. Cette notion est héritée de Thomas d’Aquin, qui, reprenant Aristote, estimait que le sensus communis était la faculté par laquelle l’esprit mettait en commun les impressions des cinq sens et délibérait à leur sujet. Descartes déjà employait le terme de « bon sens » de façon moins technique, puisqu’il désigne chez le philosophe des Méditations la faculté des êtres à former des conceptions claires et non contradictoires, à percevoir les évidences en quelque sorte. On retrouve aussi chez Locke cette évolution de la signification de la notion : l’adjectif « communis » se met à désigner tout autant la capacité de ce « sens commun » à unifier les impressions sensorielles que le fait que le sens commun est partagé par tous, qu’il est maintenant considéré comme un « élément clef de l’intersubjectivité » (p. 31). Les deux dimensions sont mêmes liées puisque c’est parce que les énoncés simples et évidents de ce « sens commun » sont en accord avec les facultés élémentaires de l’esprit qu’ils sont acceptés et partagés par tous.

8S. Rosenfeld rentre dans le vif de son sujet, à savoir cette « épistémologie historique » (p. 15) du sens commun tout au long du xviiie siècle, en évoquant la situation particulière de la Grande-Bretagne au début de ce siècle où des auteurs comme Shaftesbury, Addison et Steele vont mettre au point une nouvelle définition du sens commun liant politique et épistémologie. En effet, dans les années qui suivent immédiatement la Glorieuse Révolution, on voit se développer de nombreuses factions, encouragées par la libéralisation de la circulation des imprimés, et le « sens commun » peut alors apparaître comme un moyen d’assurer une certaine paix sociale tout en faisant triompher les opinions les plus raisonnables, et non pas forcément les plus rationnelles. Il ne s’agit plus de prouver la vérité absolue d’un énoncé mais bien de promouvoir les énoncés permettant le plus grand accord possible. Le sens commun se fait donc l’allié de la politesse prônée par Shaftesbury, et sert de justification épistémologique à une modération politique, religieuse, et à une simplicité stylistique. S. Rosenfeld souligne alors l’importance de la presse whig dans la promotion de cette nouvelle éthique du sens commun, notamment à travers le Spectator d’Addisson et Steele. Elle remarque également que bien que la presse whig prétende parler au nom du « common sense », elle ne s’adresse pas aux gens du commun, à la masse du peuple mais bien à une petite élite éclairée, ce qui n’est pas sans soulever de nouveaux problèmes. En effet, bien que le sens commun soit toujours présenté comme un outil épistémologique allant de soi, il devient de plus en plus, en Grande-Bretagne, au cours du xviiie siècle, un « instrument de régulation sociale », « une forme de ce que certains sociologues ont qualifié depuis de « censure structurale », trait caractéristique de toute société qui se targue d’avoir déréglementé formellement la parole » (p. 41).

9Il est donc normal, dans ces circonstances, que le « sens commun » ne soit pas forcément créateur de consensus et qu’il soit tout à la fois un outil critique et la source de nombreuses polémiques.

Le sens commun comme outil critique

10Dans la partie de son ouvrage consacrée à l’histoire du sens commun dans l’Angleterre augustéenne (et non « augustinienne », qui est un choix malheureux du traducteur, les historiens de la littérature ayant rapproché l’effervescence littéraire londonienne de celle qui eut lieu sous le principat d’Auguste, ce qui n’a que peu de rapport avec l’évêque d’Hippone), l’historienne américaine aborde donc la dimension proprement polémique de la notion de « sens commun ». Elle rappelle ainsi le rôle central joué par la notion lors des controverses religieuses et politiques qui ont agité la Grande-Bretagne dans la première moitié du xviiie siècle. Elle montre ainsi l’extrême efficacité rhétorique de la notion puisque cette dernière, qui a trouvé d’après elle son véritable fondement politique chez les whigs, est utilisée également par les gentilshommes campagnards opposés à la politique des rois hanovriens et de leurs ministres.

11C’est là tout le paradoxe de la notion qui fut d’abord utilisée afin de lutter contre l’esprit de parti et qui, dans les années 1730, sert d’étendard à l’opposition à la politique gouvernementale à travers le journal intitulé Common Sense. Les deux rédacteurs principaux, George Lyttleton et Lord Chesterfield, ont compris qu’il y avait de nombreux avantages rhétoriques à tirer du fait de se dire partisan du sens commun. En effet, il s’agit d’un argument de poids permettant de ridiculiser le roi comme un partisan du non-sens et de justifier de surcroît une poétique de la satire puisque le rire intervient comme un correcteur, comme un révélateur d’absurdité. De plus, la rhétorique du sens commun permet aux gentilshommes de la campagne qui forment cette « country opposition » au ministère de Robert Walpole d’étayer l’idée selon laquelle il est possible de faire de la politique en dehors du Parlement, puisque le sens commun est théoriquement partagé par tous et qu’il est le meilleur juge qui soit dans les affaires de l’État.

12Là où le travail de S. Rosenfeld montre tout son intérêt, c’est qu’elle s’est aussi penchée sur la véritable querelle autour du sens commun qui se noue à cette époque. Comme elle le souligne, « le sens commun […] n’attire sur lui l’attention que dans les moments de crise ou de rupture du consensus » (p. 32), et il n’y a qu’à regarder le titre d’un journal partisan du gouvernement, The Nonsense of Common Sense, pour comprendre l’ampleur de la polémique dans les années 1730. Il faut d’ailleurs remarquer que la querelle, qui trouve son fondement dans un désaccord politique, est rapidement montée en épingle afin de profiter de ses retombées commerciales et dérive rapidement sur une querelle linguistique et rhétorique. Il ne s’agit plus vraiment de savoir ce que doit dicter le sens commun dans le domaine politique, mais bien de savoir comment définir ce « sens commun ». Cependant, bien que la notion ait servi à justifier une chose et son contraire, ce qui est hautement problématique, il faut garder à l’esprit que l’appel au sens commun par l’opposition campagnarde a durablement modifié les pratiques politiques au Royaume-Uni. En effet, elle a fait advenir une nouvelle sorte de légitimité, extra-parlementaire, dans laquelle S. Rosenfeld voit les prémisses du populisme contemporain.

13Dans cette histoire conflictuelle du sens commun, S. Rosenfeld s’est également intéressée aux querelles philosophico-politiques de la fin du xviiie siècle, peu avant la Révolution Française, afin de montrer, une fois de plus, l’ambivalence de la notion.

D’Aberdeen à Amsterdam, le sens commun entre réaction & radicalisme.

14Afin de montrer que la notion de « sens commun » ne va paradoxalement jamais de soi, S. Rosenfeld s’est particulièrement intéressée à deux cercles, pour ainsi dire, de penseurs dans la deuxième moitié du xviiie siècle. D’une part, elle présente dans son ouvrage les principales théories des philosophes dit « du sens commun », très liés à la ville d’Aberdeen en Écosse, et souligne les différents problèmes qu’elles peuvent poser. D’autre part, elle s’intéresse au petit noyau d’expatriés français dans les Provinces-Unies qui, grâce au libraire Marc-Michel Rey, ont pu faire circuler leurs thèses radicales qui se réclamaient du « bon sens ». Cette première juxtaposition montre une fois de plus l’ambivalence de la notion et son extrême efficacité politique et rhétorique. En effet, bien que les philosophes aberdoniens comme Thomas Reid ou James Beattie et que les philosophes radicaux comme d’Holbach prétendent de prime abord faire appel au « sens commun » ou au « bon sens2 », ils ne cachent pas vraiment leurs intentions politiques, qui sont d’ailleurs antithétiques. Ainsi, James Beattie, dans son Essai sur la nature et sur l’immutabilité de la vérité, affirme-t-il livrer une « guerre » en faveur du sens commun afin avant tout de contredire le scepticisme par trop radical de David Hume. Cette affirmation de la valeur des évidences, cette théorie de la « perception immédiate » (p. 93), cette « épistémologie résolument populiste, enracinée dans la sagesse de la masse et de l’ordinaire » (p. 72) vise en fait à consolider l’ordre social et à restaurer la prééminence de l’église presbytérienne. Quant au baron d’Holbach, qui a notamment publié un ouvrage intitulé Le Bon sens, il cherchait à élaborer une nouvelle philosophie de la connaissance permettant de s’affranchir des religions, ce qui fait que lorsque son ouvrage fut finalement condamné, ses censeurs lui reprochaient de « confondre toutes les notions du bien et du mal, [d’] arracher les bornes éternelles qui séparent le vice et la vertu, et [de] traiter Dieu de fantôme » (p. 142). De plus, l’historienne étudie la véritable querelle suscitée par les thèses des philosophes radicaux en étudiant également leurs opposants, notamment jésuites, qui ont cherché, encore une fois, à concilier religion et sens commun.

15Mais S. Rosenfled ne se contente pas de souligner cette opposition frontale de deux courants de pensée se réclamant d’une même notion. Elle fait montre d’un véritable talent d’historienne des idées en mettant en lumière les problèmes posés et par la philosophie du sens commun écossaise et par l’athéisme des penseurs des « lumières radicales » exilés aux Provinces-Unies et en insistant également sur les ramifications proprement linguistiques des problèmes abordés par ces penseurs.

16C’est tout d’abord sur les implications quant à la place des « gens ordinaires » et à l’égalité entre les hommes que les diverses théories fondées sur le sens commun se révèlent extrêmement fécondes et parfois problématiques. En effet, la philosophie du sens commun défendue par les aberdoniens se veut conservatrice et veut avant toute chose défendre l’ordre social traditionnel, et pourtant elle ne considère qu’aucune classe n’est supérieure à une autre dans l’entendement, l’homme ordinaire étant même considéré comme doté de facultés moins adultérées que celles des élites urbaines. Populisme et conservatisme ne sont pas forcément antithétiques, bien évidemment, mais la philosophie des aberdoniens, en raison de la nouvelle légitimité épistémologique qu’elle accorde aux évidences ordinaires, n’est pas sans poser de questions sur le plan politique. Elle établissait en effet

un solide fondement épistémologique pour une forme d’agitation politique dans laquelle l’instinct supposé pour la vérité et la moralité d’un « peuple » indivisible, non spécifié et sans classes, prenait le pas sur tous ceux qui sortaient du lot, y compris les experts et élites établies. (p. 94)

17Cependant, du fait du souci constant de préserver l’organisation hiérarchique traditionnelle de la société, on peut dire que les aberdoniens ont fourni « certains des principaux éléments de l’infrastructure mentale qui était nécessaire aussi bien à l’essor d’un ordre politique populaire et démocratique qu’à la remise en cause populaire de celui‑ci » (p. 102).

18D’autre part, les philosophes radicaux, majoritairement des Français réfugiés aux Provinces- Unies, sont aussi pétris de contradictions. En effet, bien que leurs thèses s’opposent clairement à l’emprise de l’Église et à l’absolutisme royal et que certains historiens ont voulu voir en ces penseurs moins connus que Voltaire, Rousseau et Montesquieu des grands inspirateurs du souffle révolutionnaire de la fin du xviiie siècle3, le « bon sens » qu’ils prônent s’oppose le plus souvent aux présupposés de la communauté et leur attitude peut sembler aristocratique. Il est d’ailleurs intéressant de noter que D’Holbach préconise l’usage du « bon sens » et non du « sens commun », puisqu’il s’agit en effet de se défaire de la plupart des préjugés que tous acceptent. Le « bon sens » est alors utilisé comme une arme de dérision, comme un moyen de révéler les incohérences.

19Mais, qu’il s’agisse des aberdoniens, des radicaux déistes ou athées ou bien encore des jésuites français renouvelant l’apologétique chrétienne en réponse aux « philosophes », il faut remarquer que tous se réclament du « sens commun » ou du « bon sens » et que tous entreprennent de donner une transcription linguistique de cette défense. C’est sur ce point qu’on peut voir une des préoccupations majeures de S. Rosenfeld, qui a déjà consacré un ouvrage sur les rapports entre politique et langage à la fin du xviiie siècle4. En effet, la philosophie des aberdoniens part de l’idée que le langage parlé par les gens ordinaires peut être source de vérité et ne doit pas être méprisé par les savants, ce en quoi on pourrait dire qu’ils annoncent, deux cents ans en avance, certaines analyses des philosophes du langage ordinaire, bien que les philosophes analytiques de la deuxième moitié du xxe siècle soient moins préoccupés du maintien de l’église presbytérienne, bien évidemment.

20Le cas de D’Holbach est encore plus intéressant d’un point de vue linguistique et, osons le dire, poétique, puisque le baron cherche à battre en brèche ces mêmes présupposés véhiculés par le langage ordinairement parlé et par le « galimatias » de l’Église tout en cherchant à s’adresser au plus grand nombre possible. D’où son projet d’établir un système athée fondé sur le bon sens et dissipant les obscurités du langage religieux. Son Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne est un parfait exemple de l’importance des problèmes linguistiques dans sa pensée. En effet, il vante les mérites du bon sens par un exposé systématique — sous forme de dictionnaire — des absurdités auxquelles aboutit la phraséologie religieuse. En jouant ainsi la carte du « bon sens » contre le « sens commun », D’Holbach fait secrètement le souhait d’un langage sans aucune ambiguïté, qui se rapproche de celui de la mathématique.

21Ce mouvement de pendule entre « bon sens » et « sens commun » se retrouve également dans les divers ouvrages apologétiques publiés notamment par des jésuites dans la deuxième moitié du xviiie siècle. L’abbé Barruel, par exemple, entreprend de défendre la vérité contenue dans les définitions largement acceptées de certains mots en utilisant cependant une langue plus claire et en n’hésitant pas à faire usage d’ironie, tout comme ses adversaires. En somme, la querelle autour du « sens commun » devient progressivement une querelle de linguistes et de railleurs. Il s’agit toujours de montrer la prétendue « absurdité » des thèses de l’adversaire, censées aller contre le « sens commun » ou le « bon sens ». Cependant, cette querelle met en valeur l’absence de consensus tout en valorisant le rôle que les gens ordinaires peuvent jouer sur la scène politique, bien que peu de penseurs de l’époque puissent être qualifiés de démocrates. On peut cependant s’interroger sur le rôle joué par ces débats dans l’avènement postérieur de régimes politiques démocratiques. Comme S. Rosenfeld l’écrit elle-même, « même s’ils étaient peu nombreux dans ce conflit à recommander que le peuple prenne en main les affaires et élabore sa propre version du sens commun, la promotion du pouvoir rhétorique du bon sens, alliée à la déstabilisation de sa signification, en a fait l’aiguillon du type même de conflit qu’il était supposé empêcher » (p. 147).

Le « sens commun » & les Révolutions

22Après le rappel des principaux enjeux théoriques autour de la notion de « sens commun » et après avoir tracé l’histoire de son usage de plus en plus prégnant dans les débats, S. Rosenfeld se penche plus particulièrement sur deux moments fondateurs dans l’histoire des systèmes démocratiques, et partant, sur deux moments fondateurs dans l’histoire du populisme qu’elle cherche à étudier : la Révolution américaine et la Révolution française.

De la démocratie en Amérique

23Lorsqu’on souhaite faire l’histoire de la notion de « sens commun » dans le long xviiie siècle, l’ouvrage de Thomas Paine, Common Sense, devenu dans la mythologie de la jeune nation américaine le livre par qui la Révolution commença, est incontournable. De même, par un retournement paradoxal de l’Histoire, bien que les révolutionnaires français se soient également réclamés du sens commun, ce sont surtout leurs opposants, français ou britanniques, qui se sont emparés de la notion afin de critiquer la démocratie au nom de l’évidence.

24S. Rosenfeld a le mérite d’appuyer son analyse historique des rapports entre démocratie et populisme sur une relecture fine et approfondie du pamphlet de Paine, trop souvent cité sans être vraiment lu. Elle en présente en effet une analyse concise et extrêmement stimulante mettant bien en valeur l’habileté rhétorique du penseur qui se garde bien de donner une définition précise de la notion qui donne son titre à l’ouvrage et dont il n’est fait mention verbatim qu’à trois reprises dans le corps du texte. Il semble que le penseur anglais emprunte autant au « sens commun » des aberdoniens qu’au « bon sens » des encyclopédistes. Selon S. Rosenfeld, le coup de génie de Paine consistait à faire du « sens commun », notion fort polémique à l’époque comme elle l’a précédemment montré, et le critère de vérité justifiant un régime démocratique et l’effet même de ce régime démocratique. En d’autres termes, toute la subtilité de Paine consistait à affirmer que le sens commun dictait l’instauration d’un système démocratique permettant au sens commun, et non plus aux élites, d’exercer le gouvernement de la nation. L’historienne va même plus loin dans son analyse des paradoxes de Paine en montrant que le pamphlet, qui se présente volontiers sous une forme aphoristique, qui se fait le chantre d’une communauté et qui fait usage d’ironie, peut se lire, de prime abord, comme une variation de plus sur le sens commun des Écossais alors qu’il utilise justement leur épistémologie afin de renverser l’ordre social et politique établi. Paine dit dès l’introduction de son œuvre qu’il va contre les idées habituellement reçues, qu’il veut lever le brouillard des mots trop usés. On voit, une fois de plus que, pour S. Rosenfeld, la pensée politique s’accompagne toujours d’une réflexion stylistique.

25L’historienne se livre également à un éclaircissement sur les différents mythes entretenus autour de Paine et de son ouvrage en rappelant que l’ouvrage n’allait pas de soi dans le contexte historique des colonies américaines et que bien que Paine ait finalement fourni tout un attirail rhétorique aux révolutionnaires, il n’était pas ce prophète d’une nation qui pré-existait à la Déclaration d’Indépendance. S. Rosenfeld va même jusqu’à rappeler les polémiques parmi les colons américains afin de souligner que le sens commun ne va jamais de soi. Elle consacre d’excellentes analyses qui auraient toutefois gagné à être un peu plus étoffées sur les débats lors de la rédaction de la Constitution de l’État de Pennsylvanie, première constitution démocratique au monde. En effet, bien qu’elle ait affirmé la souveraineté du peuple, se posait la question de transcrire cette souveraineté en acte et de faire l’expérience de la démocratie directe. L’été 1776 fut notamment l’occasion de discussions au sujet du droit de vote, traditionnellement réservé aux gens fortunés, afin de savoir s’il fallait l’accorder également aux gens du commun. Mme Rosenfeld voit dans cette affirmation l’expression d’un populisme intimement lié à la démocratie américaine. En effet, la Constitution de Pennsylvanie mettait en place un système où le pouvoir législatif, aux mains d’une seule chambre dont les débats étaient publics, était central et considéré comme une pure émanation du peuple. Cependant, ce texte qui se voulait fédérateur fut aussi vivement critiqué, puisqu’on reprochait à la Constitution d’émaner d’esprits communs et d’être contre les élites intellectuelles du pays et de favoriser la démagogie. C’est d’ailleurs en partie motivés par le souhait de ne pas reproduire une Constitution aussi anti-élitiste que les rédacteurs de la Constitution américaine de 1787 ont mis en place le système des checks and balances entre les trois pouvoirs et entre les deux chambres. S. Rosenfeld rappelle cependant que cet échec des populistes lors de la naissance des États-Unis marque le début d’une tradition politique américaine pérenne, « parce que la foi dans un sens commun populaire incontestable et simple, s’accompagnant d’un élan égalitaire, reste incontestablement liée à l’idée de démocratie telle qu’elle a pris forme en Amérique du Nord au xviiie siècle » (p. 192).

Le bon sens, entre Paris & les provinces, entre la Nation & les villages.

26Le chapitre consacré par S. Rosenfeld à la véritable guerre culturelle qui eut lieu pendant la Révolution française autour de la notion qu’elle étudie est également passionnant. En effet, outre qu’elle y exhume des sources peu analysées, notamment des pamphlets anti-révolutionnaires qui permettent de mieux comprendre la complexité de l’époque, elle montre, à travers le cas particulier de cette notion, une des différences fondamentales entre la démocratie américaine et la démocratie française. Bien que la notion de « bon sens » ait d’abord été utilisée par les partisans de la Révolution Française qui voyait en l’homme du commun l’incarnation idéale de la Nation libre et égalitaire, luttant contre les privilèges, bref, qui y voyait une sorte de « bon sauvage » vivant sous nos latitudes, elle n’a jamais eu la même fortune politique de ce côté-ci de l’Atlantique. Même si certains révolutionnaires s’inspiraient de la Constitution de Pennsylvanie, la notion n’eut jamais le même rôle de catalyseur que les grands concepts de Liberté, d’Égalité, ou de Nation, qui connurent leur heure de gloire lors de « l’inflation verbale qui caractérisa de plus en plus l’avant-garde révolutionnaire des années 1790 » (p. 208)5.

27De plus, pour S. Rosenfeld, la Constitution civile du clergé, en 1791, marque un réel tournant puisque les pouvoirs révolutionnaires en place à Paris semblent aller contre la sociabilité traditionnelle du peuple des villages, contre « le sens commun du vrai peuple de France » (p. 211). On sait l’influence qu’a pu avoir une critique de la Révolution au nom du sens commun contre la raison abstraite en Grande-Bretagne6, mais S. Rosenfeld entreprend de montrer que de pareilles critiques naissaient aussi sous la plume d’opposants français à la Révolution. Elle consacre notamment plusieurs pages à la Mère Duchesne, personnage créé par Adrien-Quentin Buée à partir du Père Duchesne, autre personnage qui avait été inventé par un journal révolutionnaire. La Mère Duchesne devient l’incarnation truculente d’un peuple campagnard, paysan, peu instruit mais dont le bon sens grossier met en pièces toutes les arguties du « galimatias » révolutionnaire.

28S. Rosenfeld a, une fois de plus, le souci d’analyser avec précision la composante proprement linguistique des polémiques politiques de la fin du xviiie siècle puisqu’elle montre bien comment le populisme anti-révolutionnaire a pu se constituer une base populaire solide grâce à l’emploi d’une ironie qui n’est pas sans rappeler celle de Voltaire et grâce à une destruction en bonne et due forme du langage de la Révolution. Elle dit ainsi que Adrien-Quentin Buée « établissait [...] un lien entre le bouleversement du sens sémantique et le bouleversement du sens commun dans la vie quotidienne » (p. 227).

29Les analyses de l’historienne vont même plus loin, puisque, fidèle à son projet initial d’analyser les vicissitudes du « sens commun » en France, en Amérique et au Royaume-Uni dans le long xviiie siècle, elle consacre quelques pages à la pérennité de ce populisme en faveur du statu quo et opposé à la Révolution française. Elle montre notamment comment s’est construite en Angleterre toute une rhétorique conservatrice voyant dans le système des libertés anglaises une construction en accord avec le sens commun, contrairement aux abstractions françaises. Elle rappelle également que les trente premières années du xixe siècle virent aux États-Unis une opposition croissante aux intellectuels dans le débat politique. Ainsi le même John Quincy Adams qui taxait Jefferson de « philosophe » se voit-il présenté comme un universitaire raffiné loin du peuple lors de l’élection présidentielle de 1828 remportée par d’Andrew Jackson, chantre d’un populisme propre aux États-Unis. S. Rosenfeld résume ainsi le paradoxe de l’élection de Jackson :

L’accession de Jackson à la présidence semblait suggérer que l’éthos égalitaire de Paine et des rédacteurs de la Constitution de Pennsylvanie de 1776 avait enfin porté ses fruits. Mais elle indiquait aussi autre chose : la consolidation et le triomphe d’un nouveau type de politique à la fois populiste et réactionnaire, né dans l’ombre de la Révolution française et destiné à un électorat qui ne cessait de s’élargir. (p. 234)

30Il est à regretter que l’ouvrage n’évoque que brièvement la spécificité du rapport au peuple et, partant, au sens commun, de Bonaparte, notamment par l’utilisation du plébiscite, mais on comprend que cela aurait pu nuire à la cohérence générale du propos. Il serait souhaitable cependant d’approfondir cette piste, en s’interrogeant par exemple sur la place jouée par la figure du soldat de la Grande Armée dans la reconfiguration des rapports entre la Nation et le pouvoir sous Napoléon Ier.

Le « sens commun » aujourd’hui

31Dans un souci tout à fait louable de participer au débat politique contemporain en faisant œuvre d’historienne, Mme Rosenfeld consacre son dernier chapitre aux évolutions du « sens commun » au xixe et xxe  siècles. Il faut cependant regretter que ce dernier chapitre, le plus à même de nourrir immédiatement des réflexions politiques, semble être par moments une sorte de catalogue des différents emplois du « sens commun » dans les grands débats qui agitèrent le xixe siècle, de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis au vote des femmes, entrecoupé de résumés extrêmement brillants de la définition du « sens commun » chez Kant dans La Critique de la faculté de juger et chez Hannah Arendt dans La Condition humaine.

32On regrette par ailleurs que l’ouvrage, globalement bien traduit — si l’on omet le contresens précédemment mentionné — ne comporte pas de bibliographie, les références n’étant mentionnées qu’en note de bas de page.

33On pourrait aussi reprocher à l’historienne de ne pas proposer de conclusion véritablement tranchée, mais pouvait-il en être autrement dans un ouvrage consacré à une notion si ambivalente ? Elle termine d’ailleurs son ouvrage en rappelant encore une fois cette ambivalence fondamentale du « sens commun », à la fois fondement de la vie démocratique et instrument de contrôle social, comme elle le souligne en invoquant les thèses de Pierre Bourdieu.

34L’ouvrage de Mme Rosenfeld pose, somme toute, plus de problèmes qu’il n’en résout, mais c’est là une de ses qualités puisqu’il cherche justement à montrer en quoi le « sens commun » ne va jamais de soi et en quoi il est avant tout une arme rhétorique. Il s’agit donc d’une lecture salutaire, à notre époque où, bien que les problèmes politiques semblent être de plus en plus complexes, on assiste à un retour en force de la rhétorique du sens commun, qui permet de se poser à la fois en « rebelle » et en héraut du peuple. En ces jours où un parti d’extrême droite fait campagne en France en ayant pour slogan « la force du bon sens » et où le nouveau ministre de l’économie déclare qu’« il n’est pas interdit d’être de gauche et de bon sens7 » il est nécessaire de remettre cette notion dans une perspective historique afin d’en souligner les limites et les contradictions.