Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Thomas Barège

Poéticité de la scène contemporaine

Quand la scène fait appel… Le théâtre contemporain et le poétique, sous la direction d’Éliane Beaufils, Paris : L’Harmattan, coll. « Perspectives Transculturelles », 2014, 290 p., EAN 9782336339566.

1Les liens entre poésie et théâtre furent, on le sait, longtemps commandés par la notion de poème dramatique, et de manière générale, les connexions entre les deux genres littéraires que sont la poésie et le théâtre restent fortes au début du xxe siècle. Néanmoins les liens qui unissent les deux genres ont évolué et sont probablement plus flous qu’ils ne l’étaient à l’époque classique par exemple. C’est particulièrement vrai à propos du théâtre contemporain que l’on qualifie parfois volontiers de poétique sans que l’usage que l’on fait alors de la notion de poétique n’ait aucun rapport avec le genre de la poésie. On se réfère plus à des impressions, à des émotions qu’à un travail de l’écriture. D’ailleurs, la plupart du temps la dimension poétique que les critiques ou les spectateurs perçoivent dans le théâtre contemporain ne concerne absolument pas le texte de la pièce mais plutôt les effets de mise en scène ou « l’atmosphère » de la pièce.

2L’ouvrage que dirige Éliane Beaufils, Quand la scène fait appel… Le théâtre contemporain et le poétique, reprend ces problématiques pour tenter de cerner ou tout au moins de présenter les différents modes de rapport du théâtre contemporain au poétique, et cela, par-delà l’univers culturel ou linguistique précis de telle ou telle œuvre. Il est issu d’un colloque qui s’est tenu à la fin de l’année 2012 et rassemble une quinzaine de contributions scientifiques. La colonne vertébrale de l’ouvrage est de s’intéresser à la dimension poétique de la performativité théâtrale en plus d’une éventuelle poéticité de la langue. C’est donc un ouvrage qui accorde une large place au travail des metteurs en scène, ce qui justifie qu’aux quinze contributions scientifiques réunies s’ajoutent deux témoignages de metteurs en scène à la fin du volume. Cette place accordée au travail du metteur en scène illustre ainsi une évolution prégnante du théâtre au xxe siècle, à savoir une forme de prise de pouvoir plus ou moins relative du metteur en scène sur le spectacle, au détriment parfois de l’auteur. C’est probablement cet intérêt pour ce « tournant performatif »1 qui fait la spécificité du volume.

3On peut lire dans cet ouvrage une double volonté de croisement de la part d’Éliane Beaufils. Tout d’abord une volonté de croiser les univers linguistiques puisque les contributions portent sur des pièces de différentes langues européennes (espagnol, français, anglais, etc. avec une large place accordée au domaine allemand) ; mais aussi une volonté de croiser les disciplines (littérature, philosophie, esthétique, arts du spectacle).

4À une introduction très générale succèdent trois parties regroupant les différentes communications (« Le dire poétique en scène », « Des moments poétiques sur la scène » et « Violence et poésie dans les dramaturgies contemporaines ») et un dernier espace réunissant les deux témoignages de professionnels. On peut voir une progression globale du volume allant du texte poétique (au sens premier du terme) en direction de la mise en scène. Ajoutons par ailleurs que quelques références communes à de nombreuses contributions nourrissent l’unité du volume, notamment, celle à Antonin Artaud.

5La première partie de l’ouvrage réunit quatre articles et se concentre majoritairement sur les liens entre parole et poétique : le texte théâtral y occupe encore une place importante. Philippe Tancelin propose une approche assez théorique (avec de fréquents renvois à René Char) sur la manière dont la profération de la parole au théâtre crée un contexte favorable à l’éclosion de la pensée et de l’échange. Il s’agit plutôt d’une perspective qui s’intéresse à ce que l’on peut faire de la poésie sur la scène et aux effets qu’elle produit. Sibylle Orlandi ensuite, s’attarde sur un objet assez curieux et plutôt hors normes que l’on doit à Gherasim Luca, intitulé Théâtre de bouche, et qui est en réalité un triple objet : un livre avec un texte, une sorte de paravent ou de retable à déplier et enfin un enregistrement audio. Le lecteur est ainsi invité à construire son propre théâtre à l’aide de ces différents éléments. L’article suivant, signé Sandrine Le Pors, porte sur deux pièces contemporaine, l’une de Jon Fosse, Vivre dans le secret, et l’autre de Philippe Malone, Septembres qui ont pour point commun de faire « du rythme, du partage des voix et de l’oralité, les outils d’une recherche dramaturgique et donc d’une vision du monde »2. L’article qui suit, celui de Béatrice Golkar, rejoint le premier dans une perspective plus théorique qui analyse la place laissée par la scène contemporaine à l’interrogation métaphysique.

6La deuxième partie est consacrée aux effets scéniques qui peuvent produire une impression poétique, elle met donc davantage le curseur sur le travail de la mise en scène. L’article d’André Eiermann, qui ouvre la section, traite de la scène contemporaine allemande avec l’idée que l’on « assiste en particulier à des moments poétiques quand des éléments scéniques semblent s’autonomiser. »3 C’est encore à la scène allemande que l’article qui suit (celui d’Andreas Englhart) est consacré. Il s’intéresse aux particularités des mises en scène d’Andreas Kriegenburg. L’exploration de la scène allemande se poursuit dans l’article d’Éliane Beaufils par une étude de la dimension sonore jusque dans son aspect silencieux. Maaike Bleeker, quant à elle, s’intéresse aux spectacles d’Ivana Müller dans lesquels elle voit une expérience de restitution de la pensée. L’article suivant, signé de deux chercheurs catalans, Anna Corral Fullà Jordi Lladó i Vilaseca, présente deux compagnies, Els Joglars et La Fura dels Baus, autour des pratiques de corporalisation (et en particulier la danse) dans deux de leurs spectacles. C’est à un auteur-metteur en scène que s’intéresse Cyrielle Dodet, au travers de son triptyque La Trilogie des flous dans lequel Daniel Danis a recours à différents types d’effets sonores et visuels issus des nouvelles technologies et se présente comme « poète-performeur ».

7Ouvrant la troisième section du volume, Kalliopi Exarchou propose un travail sur l’œuvre de Dimìtris Dimitriàdis dont un certain nombre de textes poétiques connaissent des mises en scènes successives alors même qu’ils ne sont pas conçus comme dramatiques par leur auteur : pour lui la poésie au théâtre irait au-delà du matériau textuel. Laure Couillaud revient sur une œuvre qui connaît actuellement un certain succès — critique tout au moins — celle de Sarah Kane, pour y déceler une « poésie vitale ». L’article de Fabyola Rebbeka Del Aguila Guillouët se divise en deux temps : après être revenue sur les enjeux généraux de la métaphore poétique, elle analyse l’utilisation de ces métaphores pour dire la violence sociale en particulier dans le contexte de censure comme celui de la dictature militaire au Brésil. Sur le même continent, Dominique Casimiro examine une œuvre peu connue de Pablo Neruda, Splendeur et mort de Joaquín Murieta, œuvre composite et hybride, à cheval sur trois domaines créatifs, poésie, musique et théâtre. L’objet d’étude du dernier article est au moins aussi étonnant : il consiste en différents textes autour des connexions entre espionnage, poésie et théâtre et il est signé par James Harding.

8Ce volume coordonné par Éliane Beaufils s’achève en laissant la parole aux metteurs en scène, en l’occurrence deux metteures en scène qui ont aussi une activité d’enseignement, Claude Buchvald et Geneviève Schwoebel. Cette dernière évoque son travail de mise en scène de textes de poésie populaire de femmes pashtounes. L’intervention de la première est insérée dans le volume sous la forme d’un entretien conduit par Éliane Beaufils et porte sur un travail d’adaptation de l’Odyssée d’Homère.


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9Cet ouvrage collectif montre très sûrement l’extrême diversité des moyens à disposition de la scène contemporaine pour créer des effets poétiques, sans s’en tenir uniquement aux précédés linguistiques, mais en convoquant les effets de mise en scène pure, qu’ils soient des effets visuels et sonores ou de construction/déconstruction de l’espace pour n’évoquer que deux exemples. La très grande disparité des exemples et des cas illustrés ici n’est véritablement rassemblée que par leur aspect commun de performance, souvent à la recherche de moyens créatifs alternatifs. On en serait donc conduit à conclure que la création scénique contemporaine va volontiers chercher les moyens de ses ambitions en dehors du genre théâtral et que, paradoxalement, pour produire du poétique, ou plutôt, des effets poétiques, ce n’est pas forcément la poésie en tant que genre littéraire qui est perçu comme l’outil le plus sûr, loin de là. La diversité des cas présentés couvre probablement la majorité des procédés et des « types » d’effets poétiques produits sur la scène contemporaine, mais partant de là, on aurait peut-être attendu (et c’est cette pseudo-conclusion qui manque un peu au volume), une redéfinition globale, théorique et pas seulement illustrative, de ce qu’est le poétique dans le théâtre contemporain. Néanmoins, on sait bien qu’il n’est pas d’usage de placer une conclusion à la fin d’un ouvrage de ce genre.