Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Andrea Guiducci

Contre‑lectures : absoudre l’« absolutisme » littéraire ?

Éric Lecler, L’Absolu & la Littérature du romantisme allemand à Kafka. Pour une critique politique, Paris : Classique Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2013, 340 p., EAN 9782812414046.

« On peut espérer que ces textes seront déformés par le regard nouveau que d’autres pourront porter sur eux »
Roland Barthes, Essais critiques
« Avant-propos 1971 »

Seuils critiques

1Une place malheureuse est réservée à cet écrit : compte rendu d’une lecture critique de textes qui sont eux‑mêmes de la littérature secondaire. Au moins deux niveaux s’interposent entre le lecteur et les objets premiers qui ont soulevé ces questions, plus d’autres intermédiaires qui, à plusieurs reprises, sont convoqués dans une chaîne historique et idéologique des plus complexe et controversée. Cet essai d’Éric Lecler, L’Absolu et la Littérature du romantisme allemand à Kafka. Pour une critique politique, se révèle d’emblée problématique et polémique, et pas seulement pour cette place réservée au lecteur et la conscience critique qu’il éveille en lui. L’expression du titre « L’Absolu et la Littérature » opère deux décalages, également fondamentaux, en regard du titre célèbre de Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy, L’absolu littéraire : la conjonction « et », dont on ressent la valeur critique — on pourrait  dire même disjonctive — et les deux majuscules qui marquent l’écart polémique de l’auteur. La quatrième de couverture d’ailleurs explicite cette verve : on lira la « contre-lecture » d’une tradition interprétative. Une tâche de « déconstruction », comme l’affirme l’auteur, des plus difficiles puisqu’elle aura affaire, d’une part à la dimension de projet dont ces lectures visées étaient chargées, et d’autre part à leur fort ancrage dans une histoire déjà longue. La lecture va nous conduire dans le parcours de déconstruction de l’« invention de la littérature absolue » (je souligne).

2Il vaut la peine de s’attarder aux seuils de l’ouvrage. On a déjà remarqué que l’objet visé en première instance est la critique française, plutôt que des œuvres vers lesquelles le lecteur ne sera conduit que dans un deuxième temps. « Du romantisme allemand à Kafka » (je souligne) : les œuvres littéraires abordées, certes, sont bien choisies parmi celles qui ont nourri ce débat — encore que, sur ce plan, on aurait pu s’attendre à une trajectoire historique plutôt qu’à une focalisation sur deux moments qui acquièrent la valeur de frontière : les écrits romantiques et ceux de Kafka. Surtout en raison de la volonté de contribuer à une « histoire de l’idée de la littérature » (p. 9) qui ne saurait passer sous silence l’influence de certains autres auteurs et des lectures qui en ont été faites et qui ont contribué à l’« invention de la littérature absolue ». Pour ce qui est de l’organisation du livre, le rapport entre les deux parties, « L’invention de l’absolu littéraire » et « Le romantisme messianique de Kafka », n’est pas évident, exception faite du rôle de Benjamin, point de repère et de convergence des lectures des textes « romantiques » et de Kafka. Exception faite également de l’ambition de promouvoir et de mettre en œuvre une certaine « théorie critique » élaborée par le biais de l’opération de relecture.

3« Une critique politique », voici ce que É. Lecler appelle de ses vœux. La relecture des sources le conduirait, non seulement à les déplacer, les déloger d’une tradition critique qui s’en trouverait minée, mais aussi à fonder, pour le moins à soutenir une critique politique. Mais, sur ce point, il faut relever un paradoxe dans la démarche de l’auteur : car si d’une part il s’en prend à la élaboration d’une théorie de la littérature et à des pratiques critiques qui en ont hérité (notamment dans le champ de structuralisme, linguistique et sémiotique, voir, entre autres les pages 16 et 40) à la suite d’interprétations qu’il ne partage pas, son projet pourrait encourir la même sorte de reproche. Et par ailleurs, on ne pourra que rester perplexe quant au rôle assigné à l’œuvre de Maurice Blanchot1 et à sa part dans le désengagement du texte comme conséquence directe de ses réflexions sur le « neutre » et le « désœuvrement ». Ce qui ne s’explique que par une vision sans doute un peu simpliste2 et manichéenne, mais déjà rangée, par rapport et du côté de Sartre (p. 12).

Méthodes

4Les objectifs critiques primaires d’É. Lecler sont rendus explicites par l’énonciation de sa méthode : « dégager un différentiel interprétatif » (p. 10). Malgré l’affirmation qu’« [a]ucune prétention à une vérité originaire du premier romantisme n’est ici revendiquée » (ibid.), il ambitionne de mettre en lumière le moment où « [l]e sophisme triomphe sur la Vérité. » (p. 315). Le premier point auquel il s’attaque est méthodologique : Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy — à côté d’autres « absolutistes » — opèrent une « distorsion » (p. 31) par rapport à des critères strictement philologiques et par rapport à un idéal épistémologique, notamment en faveur de l’établissement de la place du sujet critique, soit de leurs propres positions historique et philosophique. Quant à ce deuxième point, il faut relever une ambiguïté de l’auteur : aurait‑il l’ambition de replacer des œuvres et des concepts dans leur historicité, retracer leur alternative et vraie histoire par son abstraction de ce tracé, ou serait‑il prêt à reconnaître sa place dans cette histoire ?  

5En ce qui concerne le reproche philologique adressé aux « absolutiste », réduction est le mot‑clé. « [R]éduction du romantisme à “l’art d’écrire en général” » (p. 40). Réduction du corpus à un laps temporel trop restreint et à un lieu géographique spécifique3. Il en va de même pour l’ouvrage de Jean‑Marie Schaeffer : « Du sous-titre au texte, en passant par le titre, il semble y avoir en fait un double rétrécissement du champ d’investigation : d’abord la théorie esthétique se voit réduite à la théorie de la littérature, ensuite celle‑ci est ramenée à la théorie du Roman4. » Au contraire, É. Lecler élargit le champ de son enquête : en se concentrant tour à tour sur des questions qui avaient déjà été soulevées dans L’absolu littéraire — ou dans d’autres livres de Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy5 — il révise la valeur de certains points‑clés. Il s’engage dans des contre‑interprétations qui misent principalement sur l’évolution historique du sujet abordé. Car l’élaboration de sa méthode et les résultats de ses lectures convergent, ou plutôt s’informent réciproquement. Mais c’est le but même de l’auteur : par la remise en cause des rapports entre la réflexion sur la question littéraire, la philosophie et l’esthétique, faire de la théorie littéraire du romantisme une théorie politique de la littérature ; et cela dans la relation bi‑univoque à une critique fondée sur le principe d’une esthétique (romantique) « conçue comme mise en forme d’une pensée de l’Histoire » (p. 10).

6Le même procédé est à l’œuvre dans la deuxième partie sur Kafka : critique de la littérature secondaire et commentaire successif des textes aboutissant à l’esquisse d’une autre histoire. On verra par la suite, dans le détail, les attaques que É. Lecler fait aux lecteurs de Kafka ; mais pour ce qui est des critiques générales et qui se relient à la contre‑lecture du romantisme, on assiste encore à un rejet de toute idée d’« absolutisation » : « transformation du texte en métatexte, du personnage en écrivain, de l’écrivain en critique » (p. 177). Le rapport des deux traditions critiques, du romantisme et de Kafka, est, pourrait-on dire, une identité sous le sceau de l’absolu. « [I]l s’agit dans les deux cas d’inventer un romantisme de l’écriture contre un romantisme de l’action politique. » (p. 179). Il faudra tout de même essayer de comprendre comment la transition de l’écriture — car malgré tout c’est d’écriture qu’il s’agit d’abord — à l’action est envisagée. Ayant démystifié ce lien de la tradition de l’absolu, É. Lecler proposera un nouveau rapport entre ces deux moments, d’après une perspective historiciste et politisée.

Philosophie & esthétique

7Les critiques de l’absolu, par l’effet d’une focalisation volontaire sur la question littéraire, ou comme conséquence de leurs interprétations, ont eu tendance à tracer des bornes entre les champs du savoir — sans toutefois négliger entièrement leur interaction6. Notamment Jean‑Marie Schaeffer en raison des origines mêmes qu’il individualise pour le romantisme théorique du cercle de Iéna : ce dernier « naît d’une crise du discours philosophique, crise instaurée par la philosophie critique de Kant qui semblait interdire tout discours sur l’être en soi, sur l’Absolu. Le romantisme est une réponse, et sans doute la plus originale, à ce défi kantien7. » D’après cette interprétation, le poétique deviendrait le « lieu de refuge du discours ontologique8 ». Encore une interprétation, préalable à l’intérêt porté sur l’écriture, qu’É. Lecler regrette et critique chez ces auteurs (p. 62). Un tout autre rapport du philosophique et du littéraire est à envisager, à la suite de Jacques Rancière.

8L’articulation de la littérature, de la philosophie et de l’esthétique essaye de se mettre en jeu ici, envers et contre le geste d’« absolutisation de la littérature » (p. 41). C’est sans doute sur ce point que se place de la manière la plus nette la prise de position politique du critique même : une volonté de « se libérer des discours totalitaires » (p. 43), de mener un « combat contre les discours d’autorité » (p. 16). Le lecteur ne peut pas s’abstenir de retourner ces expressions contre leur auteur qui les formule en regard de la critique « déductive » structuraliste et d’une génération dont l’empreinte demeure encore assez forte dans les universités. Et une critique tranchante est adressée en particulier à Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy qui vont jusqu’à faire de la poétique romantique non seulement un domaine « détaché de l’esthétique » (p. 40), mais, qui plus est, une « poétique [qui] n’est plus prescriptive » (p. 32). Après la révision de la valeur de l’esthétique romantique, on verra que son rôle dans le discours critique, par extension, se mêle et se confond avec la reconstruction historique qui devrait constituer la base du discours critique.

9En ce qui concerne la conception de l’esthétique romantique comme « mise en forme d’une pensée de l’Histoire » et étant donné la centralité de ce pari (p. 10), elle mérite quelques réflexions. La réintroduction de l’esthétique dans la réflexion sur le romantisme opère un élargissement des bornes que la tradition visée avait figées. Ce but est poursuivi par la considération sur l’importance que la réflexion esthétique a à l’époque et sur son articulation possible avec la poétique (p. 38). Bien que « le mot “esthétique” [soit] quasiment absent des textes de la revue » (p. 44), par une réévaluation diachronique du rôle de Baumgarten — et l’articulation qu’il effectue entre poétique et esthétique —, É. Lecler envisage la part de l’esthétique dans le cercle de Iéna comme annonce de « la “poésie universelle progressive” romantique et [de] l’esthétique de Schelling » (p. 46). Ce faisant il pourra non seulement suivre l’interrogation esthétique jusqu’à la moitié du xixe siècle, mais aussi ouvrir le champ à la réflexion sur la philosophie de la nature, sur le mythe et la religion dans leur rapport (organique pour la première, politique pour les autres) à la littérature. Somme toute, en marge de l’expérience de l’Athenaeum. L’articulation de ces champs du savoir à la littérature autoriserait aujourd’hui encore, par continuité d’une pensée de l’art, le discours critique à recourir à un tel emprunt méthodologique.

10La question de l’art est « le centre de la réflexion9 », plutôt que la poésie ou le Moi. C’est l’importance exclusive réservée à ces deux éléments — par effet de distorsion et de restriction — qui a conduit à un usage « abusif […] de l’adjectif “absolu” » (p. 59). Abusif par rapport aux sens qu’il a revêtu entre 1798 et 1807 (voir la « rapide étude », p. 64‑69) aussi bien qu’en rapport à la valeur que la critique lui attribue (pour Jean‑Marie Schaeffer, p. 60, pour Lacoue-Labarthe et Jean‑Luc Nancy, p. 32). Mais il y a encore des responsabilités à mettre en lumière : la littérature contemporaine et la tradition critique qui théorisent et qui s’interrogent sur l’absolu littéraire comme réflexivité du mouvement critique à l’œuvre et comme infinitisation et inachèvement10 ont développé, selon É. Lecler, la conception d’une littérature « pensée sur le mode sceptique comme suspens de toute affirmation, coupure de tout savoir » (p. 16). D’après l’auteur, une telle pensée de la littérature témoigne du souci de la protéger « des idéologies totalitaires ». Elle aurait cependant, à ses yeux, une conséquence grave : « l’insignifiance » (p. 98) — indice, pour nous, d’un préjugé tout à fait intéressant et qu’il vaut la peine de commenter brièvement.

11Ouvrons donc une parenthèse à ce sujet : on retrouve une formulation de cette même idée qui porte explicitement sur le rôle de l’« absolutisme » et l’effet des ces lectures sur l’œuvre de Kafka : « [p]aradoxalement, l’absolutisation de la littérature entraîne sa minoration dans le champ du savoir » (p. 312).  On n’en finit pas de dévaloriser la littérature11 : en raison du rapport que les écrits contemporains entretiennent avec les Belles‑Lettres, rejetés aux marges d’un idéal du beau, exclus d’un canon auquel on attache encore tellement d’importance ; au regard d’un Voltaire l’épée plutôt qu’une plume à la main ; ou finalement, mais encore, en raison d’une fonction quelconque, d’un service à rendre à la communauté et qui répond aux expectatives de chacun. Tout en oubliant que « question de langage » — parce que c’est par la convergence de la théorie de la littérature et de la théorie du langage12 que commence cette histoire — n’équivaut pas à « question anodine » et qu’on est là au cœur même de la question possible/impossible, pouvoir/impouvoir, et du politique. Toute conception négligeant cette relation, ou le passage par la « question du langage », risque tout simplement de nous conduire vers une idée de la littérature dogmatique qui se réduirait au statut du manifeste.

Quelle politique ?

12L’« Ouverture » de L’absolu littéraire est constituée par le commentaire du « plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ». La contre‑lecture d’É. Lecler (p. 85 et sq.), qui aboutira au chapitre « Romantisme vs Idéalisme ? », est introduite par la mise en cause de la valeur du Witz et de son rapport au fragment. Celui‑ci ne renverrait pas négativement à l’absolu mais se configure, chez notre auteur, comme une « nouvelle manière de penser l’articulation de l’individu et de l’universel » (p. 74). Une articulation qu’il faudrait plutôt appeler « unité du monde » (p. 77), concernant l’artiste aussi par la voie du mythe — « expression du monde » (p. 77) et « action immédiatement présentée (dargestellt) » (p. 81). Grâce à ses réflexions sur le « programme », l’auteur repère l’origine commune du romantisme et de l’idéalisme : elle serait alors dans une conception de la « mythologie de la raison (Vernunft) [qui] réalise l’union de l’intellectuel et du sensible » (p. 86). Et puisque, sans trop d’explication, « [l]’esthétique est strictement le mythologique » (p. 86), on parviendra à ce corollaire : « [l]a nouvelle mythologie, c’est précisément l’esthétique entendue comme articulation de l’esprit et de la matière. » (p. 90). Une articulation religieuse, pleinement harmonieuse : conciliation qui « vise une religion de l’art. » (p. 104).

13Les aboutissements des réflexions d’É. Lecler et de Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy sur le « programme » ne sont pas aussi opposés que l’on pourrait le croire : n’empruntant pas le même chemin, elles parviennent toutes les deux à la religion. « [L]’art comme religion13 », que l’on retrouvera dans le partie de L’absolu littéraire intitulée « L’idée », est, dans un parcours à rebours, une formulation qui résulte du côté moral que les auteurs relèvent dans Idées — déjà dans le style qui est lié à la tradition française — et qui valorise le rôle de l’artiste, sous un jour différent par rapport à celui qui attire l’attention d’É. Lecler. Mais profitons‑en pour désavouer le désengagement que l’on impute à la lecture de Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy qui reconnaissent, à partir du commentaire de l’Idée 54 entre autres, l’importance extrême que revêtent l’artiste et une société — utopique — d’artistes auprès de l’humanité14. Le politique n’est pas exclu de leur interprétation, seulement sa place n’est pas au cœur de leur discours théorique.  

14La contre‑lecture du « programme » soulève encore une question : « [l]a nouvelle mythologie c’est l’Histoire moderne » (p. 86). Cette position accomplit le dernier pas du chemin qui conduit l’art dans ce que l’on peut entrevoir de politique : l’esthétique est « mise en forme d’une pensée de l’histoire ». C’est‑à‑dire que toute œuvre est issue d’un contexte, elle est profondément ancrée dans son contexte historique. L’auteur restitue toute la complexité de la pensée de l’époque, mais sa démarche en est d’une certaine manière affectée : en raison du rapport biunivoque entre sa méthode et ses analyses, la complexité se répand sur tous les niveaux de son discours et elle nuit, parfois, à la compréhension de ses argumentations et de ses objectifs. Nous aurons la possibilité de voir la méthode à l’œuvre de manière plus claire dans la deuxième partie sur Kafka. L’impression est que la composante critique contre la tradition de l’absolu littéraire, surtout dans cette première partie de l’essai, l’emporte sur l’étendu et la force des moments positifs. Finalement, la verve critique des positions d’É. Lecler s’explique principalement en raison de la dimension historique de ses argumentations et de son ambition, d’une certaine manière plus vaste, qui choisit de resituer la littérature au milieu de la philosophie et de l’esthétique de manière différente.

Kafka – critiques

15Le politique chez É. Lecler se réduit, dirait‑on, à un idéal de la critique littéraire : un idéal qui s’étend à l’œuvre comme une marque qu’appose sa thèse sur l’esthétique romantique. « Ce qui fait politique la littérature » (p. 173) est l’historicisation de la littérature, et plus particulièrement une critique de l’« intertextualité contextualisée » (p. 270). Nous l’avons déjà remarqué, l’interprétation et la méthode qui conduit l’auteur s’informent et se soutiennent réciproquement. Seulement, dans cette deuxième partie, moins « négative » que la première, la composante de lecture politico‑historique sera beaucoup plus évidente en raison de l’œuvre même qui est abordée. Mais le lecteur ne doit pas s’attendre à une nouvelle théorie « pour une critique politique » : le rétablissement, le repérage ou l’articulation d’un rapport entre l’œuvre et son auteur, entre l’œuvre et son contexte historique, n’a rien de neuf. Il s’agit d’un discours esthétique qui pourrait même encourir un reproche de déterminisme. Une telle reconstruction, que l’on partage ou non cette sorte de démarche, implique aussi qu’il y ait une Vérité critique et surtout qu’elle puisse être extraite de l’œuvre.

16L’absolutisation que l’auteur reproche aux lecteurs français de Kafka s’articule sur deux axes : d’une part l’interprétation de l’œuvre de Kafka comme tension vers l’impersonnel, inauguré par Maurice Blanchot et reprise par Deleuze et Guattari ; d’autre part, pour des raisons particulières, certaines lectures qui rapprochent la vie à l’œuvre. On lira notamment des reproches adressés à Marthe Robert, qui se place dans la tradition inaugurée par Max Brod, et à ce dernier : si cette tradition a le mérite de « faire […] de l’élément politico‑religieux de la biographie de Kafka une clef de l’œuvre » (p. 188), chez Brod, cette approche se réduit à « l’application de la vie à l’œuvre » (p. 188) et, selon un autre jugement également tranchant, l’œuvre est traitée par Robert comme un « prolongement de la vie, sa prothèse » (p. 182). Mais ce qui est encore plus regrettable pour l’auteur, c’est le présupposé de ces lectures : « la conviction que le Sujet créateur soit l’unité, en plein ou en creux, de son œuvre. » (p. 189), ce qui exclurait à nouveau « son temps » — « [s]i l’on veut bien replacer Kafka dans son temps » (p. 196).

17Suit une citation plus étendue — emblème de la construction du livre : critique et contre‑interprétation — qui annonce ce qu’É. Lecler appelle de ses vœux :

Soit la littérature est pensée comme une pure énonciation (autonomie du texte), soit elle est énonciation d’un « je » qui s’énonce à soi‑même comme écrivain (sociologie bourdieusienne), mais dans aucun de ces cas, elle n’est la formulation d’un énoncé. Contextualiser le texte signifie le rapporter à un dialogue avec d’autres énoncés, contemporains et antérieurs. L’énoncé cesse d’être un pur acte transcendantal qui pose sa propre loi ; le Procès redeviendrait alors un roman dialogique et non un monologue de l’écrivain. (p. 221)

18L’emploi des termes de Benveniste est ici une facilité à double tranchant et témoigne d’une réception acritique de certains emprunts antérieurs abusifs. Le but de la critique d’É. Lecler est de concevoir et traiter le texte comme un contenu15 élaboré par une relation active, problématique et conflictuelle de l’auteur à son milieu socio‑culturel et à son parcours de formation : il faut « situer Kafka dans un mouvement précis critique des religions, du capitalisme, de l’État moderne » (ibid.).

Une autre lecture de Kafka

19Afin de sortir de l’autotélisme que la tradition française reconnaît, ou construit, dans l’œuvre de Kafka, et afin de sortir de la relation biunivoque texte‑écrivain, toute exceptionnalité, c’est vrai souvent exagérée, est ôtée à la figure de l’auteur et à son œuvre :

Kafka reprend plus qu’il n’initie le thème, courant depuis le dix‑neuvième siècle, de l’écrivain dont la position est en rupture par rapport au nouveau monde capitaliste du travail et à la spécialisation des tâches dans le monde du travail. (p. 208)

20La position de Kafka face à la question juive, particulièrement vive autour de lui, « n’est en rien isolée » (p. 246) ; jusqu’à la consécration d’une longue partie à « [l]a correspondance entre Scholem et Benjamin [qui] permet de mieux mesurer l’enjeu théologico‑politique des textes de Kafka. » (p. 224) passant par le rôle de source que la Kabbale a joué dans ses textes — l’univers romanesque de Kafka relèverait de la Kabbale (cf. p. 225). Finalement, les aspects religieux et politiques de la lecture de l’œuvre s’articulent autour de la question juive, noyau des interprétations d’É. Lecler.

21En passant par Marx et Benjamin, de la question juive appréhendée sous un jour strictement identitaire, on parvient à la réciprocité du politique et du religieux (cf. p. 255, 256) qui se rencontrent dans un renvoi analogique en même temps que dans le domaine de la loi et le désir de reconnaissance. Cette analogie théorique, toutefois, est le principe qui autorise É. Lecler, dans sa lecture des textes de Kafka, à faire le lien entre des interprétations théologiques et abstraites, tout à fait pertinentes, avec d’autres, également pertinentes, plus immédiates, politiques, concrètes et même strictement  référentielles. La coexistence de deux champs interprétatifs possibles est indéniable ; seulement, la rencontre se présente de manière embrouillée comme une sorte de transposition allégorique entre niveaux. Passage d’un niveau à l’autre qui essaie d’être opératoire dans d’autres cas aussi : une donné biographique (Kafka écrivait souvent à ses amis) côtoie l’importance de la communication dans l’œuvre : « dans le Procès tout comme dans le Château, l’intrigue repose tout entière sur la tentative de communication du héros avec des messagers de l’inconnu » (p. 269). Ce qui dans l’articulation des deux espaces soutiendrait sa thèse : « [l]a question est donc moins celle de l’identité (de soi à soi) que celle de la reconnaissance (de l’autre à soi) » (p. 269) :

De plus, la quête de la reconnaissance non seulement du personnage, mais aussi de l’auteur, voire de l’écrivain (malgré toute la difficulté persistante à articuler ces différents niveaux textuels) permet d’échapper à une théorie absolue de la littérature. » (p. 270, je souligne)

22Et malgré cette difficulté, le rapport Kafka‑Joseph K. est au centre de la réflexion : « [p]ourquoi Kafka fait-il de son personnage un employé de banque chargé d’étudier des dossiers de crédits ? » (p. 272) est la question qui naît de la comparaison entre l’auteur et son personnage16. Les deux étant liés par un rapport supposé critique, le roman devrait acquérir une valeur polémique et se replacer historiquement :

La banque kafkaïenne, si peu étudiée par la critique littéraire, place le roman au cœur du capitalisme, puisque la domination d’une classe sur les autres trouve son origine dans la « domination du capital sur le travail » (Marx). (p. 273)

23Et ces milieux dans lesquels K. baigne ou sera absorbé, la banque et le tribunal, ne peuvent pas le laisser s’échapper : il ne parvient pas à fuir son destin justement à cause de son incapacité de « reconnaissance ». Au contraire de ce qu’É. Lecler semble soutenir de Kafka, K. « est incapable de quitter un pour deux, de s’extraire du narcissisme primaire pour faire l’expérience de l’autre. Le procès ne sera donc pas un roman d’apprentissage, dans la mesure où le héros demeure bloqué à un stade infantile de l’affirmation de sa toute puissance et du refus de la prise en compte de l’autre comme tel. » (p. 274).

La reconnaissance…

24On voit bien alors que la clé de voûte de la lecture d’É. Lecler est le désir, la nécessité de la reconnaissance. La portée du concept est vaste et le fait de réaborder à nouveaux frais la question politique et religieuse par cette voie dans « Lutte pour la reconnaissance », met en lumière la valeur de certaines interprétations qui n’avaient pas obtenu pleinement notre accord. L’aspect le plus important de cette perspective est qu’elle « permet de faire le lien entre Le Château qui porte sur l’intégration de l’étranger et Le Procès sur la question de la loi. » (p. 280, 281). La « reconnaissance », au delà de l’articulation sur plusieurs niveaux qu’É. Lecler essaye de tracer, se révèle très efficace dans l’œuvre et elle nous conduit vers des réflexions très intéressantes. La question strictement juive devient une question concernant « l’individu moderne » (p. 289) ; une lecture du Procès qui avait déjà été proposée réacquiert toute sa valeur : « le héros recherche l’intégration à la Gemeinschaft (communauté), alors qu’il appartient à la Gesellschaft (société) moderne anomique. » (p. 249) ; sous ce jour, même le passage du « je » au « il », noyau de l’interprétation de Blanchot, peur être contesté et réinterprété — ou tout simplement s’enrichir d’une nouvelle perspective — comme assimilation dans une communauté (cf. p. 281).

25Les déclinaisons de la problématique de la reconnaissance, en passant par la loi et l’autorité, et donc le rôle de l’État, mènent É. Lecler et son lecteur à la perception de l’un des thèmes centraux de l’œuvre de Kafka. L’État étend sa portée jusqu’à la dimension privée de la vie de l’individu et même à la sexualité. Dans ce domaine on relève l’importance ultime du corps : « c’est donc dans le monde des corps que se joue le destin du personnage » (p. 298). Le seul regret sur ce point est que l’articulation du rapport à l’intellect ne soit pas abordée : elle pourrait être bien nécessaire pour éclairer les réactions de K. face à ces personnages bestiaux que son procès lui fait rencontrer. C’est justement du moment où il n’y a pas compréhension de l’autre, qu’il n’y a pas de reconnaissance. K. ne peut pas se sauver. Face à tout ce qui émane du tribunal, il demeure distancié, étranger. Pour cette raison, l’une des conclusions d’É. Lecler sur Le Procès nous semble contradictoire par rapport à ses autres analyses : « Le personnage n’est jamais extérieur à la scène où est en train de se jouer sa vie » (p. 307). La dimension théâtrale qui est mise en lumière est parfaitement pertinente ; toutefois si K. était à l’intérieur des scènes, la reconnaissance du tribunal de sa part ou l’acceptation de K. de la part du tribunal auraient eu lieu. Au contraire, comme d’ailleurs É. Lecler lui‑même le remarque, c’est plutôt un écart incomblable qui mine l’univers de K. et qui empêche de lire Le Procès comme un roman d’apprentissage.

26De même qu’une solution heureuse du procès ne serait possible que grâce à l’accomplissement de la reconnaissance, la portée politique de l’œuvre attend sans doute la reconnaissance du lecteur et du critique pour être réactivée. La réflexion d’É. Lecler, à peine esquissée, sur la poétique de l’image de Kafka pourrait y contribuer : le traitement typique de la métaphore chez Kafka — prise en son sens littéral — soustrait à l’image sa valeur métaphorique (cf. p. 284). L’image devient alors « un analogue, un modèle microcosmique herméneutique » ; « un outil critique de la pensée […] — et donc une mise à jour de la contradiction interne entre le monde et sa représentation. » (p. 285). La valeur d’une théorie critique politique fondée sur ces bases dépend de l’étendue qu’on est prêt à accorder à ce monde : si on est prêt ou non à dépasser par principe cette contradiction, ou bien par et dans une recherche au sein de la langue qui reconnaisse ou soit capable de franchir les limites de la médiation que forcément la langue est :

Tout l’enjeu politique de l’écriture est donc la dialectique elle‑même, la construction/déconstruction des médiations qui font le monde du roman, polyphonique et dialogique. (p. 288‑289)

27Pour nous, la question reste ouverte : quelles sont les bornes de ce monde ?

…, clé pour un nouvel ordre ?

28« La critique de l’absolu littéraire [surgit] en parallèle sans doute avec l’évolution de l’art » (p. 314), mais aujourd’hui il faudrait repartir de l’ancrage historique et s’opposer à la tendance à fonder la modernité, à chaque fois par un geste d’absolutisation, d’après ou dans un mouvement artistique pris comme exceptionnel. C’est ce que la critique française a fait avec le premier romantisme et l’œuvre de Kafka. Les deux parties de L’Absolu et la Littérature, non seulement essayent de démentir la validité de cette tradition, mais aussi de proposer un lien alternatif entre les deux extrêmes temporels de l’essai : le « messianisme révolutionnaire du début du vingtième siècle est très précisément la résurgence du romantisme allemand dans la pensée de Bloch, Rosenzweig, Benjamin et du jeune Lukacs » (p. 316). Évidemment, É. Lecler réserve une place à Kafka aussi dans ce « mouvement ». Par cette transition historique, et en raison d’une interprétation de l’esthétique romantique comme « mise en forme d’une pensée de l’Histoire », « l’héritage du premier romantisme [non plus] ne peut être artificiellement réduit à une pensée de l’autonomisation de la littérature. L’effectivité du texte pourrait être ainsi formulée : la littérature dit à la politique ce qui lui manque » (p. 317).

29Méthode, simple démarche ou projet critique s’informent et donnent forme aux lectures des textes de manière réciproque. Cette progression discursive que le lecteur ne reconnaît pas de prime abord, est fascinante mais complexe. Un lien est établi, ou reproposé entre la littérature et l’Histoire :

l’Histoire s’inscrit dans le texte comme l’autre, irréductible, donné. La littérature n’est pas la coupure de l’Histoire, c’est l’Histoire qui vient interrompre le cours infini du discours, sous le mode de la contradiction, de la tension irrésolue. (p. 319)

30La place et le rôle du critique littéraire doivent s’y accorder : « l’herméneutique (et la critique phénoménologique hégélienne) ne supposent pas que le sens soit contenu dans les œuvres « à leur insu » […]. Comme œuvres de l’esprit humain, les œuvres d’art pensent le présent et réfléchissent le passé. Qu’un discours critique double ce processus en réfléchissant à son tour cette réflexion ne l’abstrait pas de tout ce contenu de l’art, y compris de sa part sensible. » (p. 311). Ce n’est qu’à la fin que l’auteur assume explicitement la place qu’il a occupée dans cette histoire, sans toutefois en rendre suffisamment compte, ce qui aurait été extrêmement intéressant et même fondamental pour le soutien épistémologique de son projet critique.

31C’est dans cette modalité du discours essentiellement polémique face à ses référents, que gît la difficulté de l’essai. Critique à tel point que souvent le côté positif est intrinsèquement caché dans les attaques. La richesse des argumentations, l’articulation des niveaux discursifs sur lesquels É. Lecler les déploie, l’allure parfois excessivement serrée de son écrit ôtent beaucoup à la clarté ou à la force de ses propos, trop souvent en deuxième plan. La compréhension du dessein général, de la dimension puissamment positive que ces sujets et que son essai pourraient avoir, devient une tâche importante pour le lecteur : le chemin est retors et, ce nonobstant, l’auteur ne se situe jamais dans son texte dans le rôle d’un guide qui conduit son lecteur.

En marge

32Il n’était pas question ici d’avoir la prétention de trancher la querelle, ni de se ranger d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi ce compte rendu a seulement essayé de présenter au moins une partie des thèses d’ Éric Lecler. Cependant, il faut soulever quelques questions pour finir. Une telle entreprise de déconstruction, comme É. Lecler définit la sienne, n’en est pas une si elle est menée dans une opposition frontale, c’est‑à‑dire du dehors, avec la plus grande distance possible, là où les convictions du critique le placent par rapport à son objet. La déconstruction n’est pas une simple querelle. Et, assurément, ce que fait É. Lecler ne mine pas du dedans l’« absolu littéraire ». Il n’arrive même pas à le mettre en question : il se borne à proposer des contre‑lectures sur deux moments de l’histoire littéraire. Comment penser miner un concept sans faire référence à sa généalogie ? Et, assurément, l’« absolu littéraire » ne concerne pas que quelques essais, quelques ouvrages romantiques et de Kafka. Comment une contribution à une « histoire de l’idée de littérature » pourrait‑elle simplement s’acharner contre la valeur d’une autre histoire déjà écrite ? Elle doit plutôt en rendre compte. Or il s’agit d’une histoire fondée sur un préjugé, celui d’une « idée de littérature comme représentation historique et transitoire » (p. 9). Un a priori mine ainsi par une forme de diallèle l’ambition de projet théorique d’É. Lecler. La véhémence de cet essai, souvent exagérée, qui met mal à l’aise le lecteur, risque de cacher les défauts méthodologiques et les inconséquences épistémologiques. Finalement, c’est bien un idéal qui anime le livre d’É. Lecler, et, étant donné ce que l’on vient de relever, il n’est pas sûr que cet essai serait lui‑même absous d’une accusation d’absolutisme.