Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Anne Coignard

Une vie de philosophe, un portrait de lecteur

Pierre Campion, L’Ombre de Merleau‑Ponty : entre philosophie, politique et littérature, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2013, 214 p., EAN 9782753522718.

1L’essai de Pierre Campion se présente, dès sa première page, comme la tentative, risquée, d’une biographie qui ne suivrait pas seulement les chemins, ou les « fils » d’une vie, mais ceux d’une existence philosophique, dans laquelle la pensée et son développement propre, ainsi que l’œuvre où elle s’incarne, sont indissociables d’un parcours personnel qui, comme toute vie humaine, doit se dire dans les termes de la contingence. Ce faisant, il s’agit pour P. Campion, de renouer, aussi, avec un genre : celui des Vies de philosophes. Or, des vies de philosophes ainsi mises en textes, il ne peut y en avoir que si l’on se refuse à séparer manière de penser et manière de vivre, pensée et agir. Le sous‑titre de l’ouvrage indique que c’est bien dans cette perspective que nous sommes invités à découvrir Merleau‑Ponty. L’enjeu est de le rencontrer entre philosophie, politique et littérature, en un lieu qui, se situant à la croisée de domaines que l’on peut distinguer après‑coup, est le lieu anonyme où, en deçà des distinctions courantes, une pensée novatrice trouve son inspiration et sa tâche.

2La vie de Merleau‑Ponty, dont il s’agit ici de suivre l’aventure, parce qu’elle est aussi déploiement d’une pensée, ne saurait s’exposer sans que soit nécessairement mis en lumière son entrelacement avec d’autres — d’autres pensées, d’autres personnes. C’est ainsi qu’il est autant question, dans les pages de cet essai, de Merleau‑Ponty, de son œuvre et des questions qui l’ont inquiétée, que de ceux qui l’ont croisé : Jean‑Paul Sartre et Claude Lefort, par exemple. Il est de même question de ceux qu’il a rencontrés, dans sa vie ou dans son travail : Stendhal, Bergson, Cézanne, Descartes, Flaubert, Husserl, Mallarmé, Proust, entre autres. Comme si une vie de philosophe ne pouvait s’approcher autrement qu’en tentant de rendre compte de la réception, contemporaine et posthume, d’une pensée incarnée, en même temps que cette vie se joue comme réception, questionnement et reprise des mouvements expressifs portés par l’œuvre d’autrui.

3Vie de philosophe, donc, et non exposition philosophique d’une œuvre philosophique — c’est à cela que le lecteur doit s’attendre. En cela, L’ombre de Merleau‑Ponty parle depuis le dehors de l’histoire de la philosophie, depuis le dehors de la recherche phénoménologique aussi, de telle sorte qu’il ne faut pas venir à ces pages comme à une introduction à l’œuvre du philosophe. Il s’agit bien plus de venir à la rencontre de Merleau‑Ponty, de sa pensée pour autant qu’elle nous reconduit à sa personne, prise dans les relations qu’elle entretient avec les autres. L’ouvrage que nous lisons nous donne à sentir le travail de Merleau‑Ponty, comme si son œuvre, inachevée, gardait la valeur d’une adresse, d’une parole lancée, ou encore d’une parole toujours et encore, perpétuellement, en train de frayer son chemin. L’auteur nous interpelle, ou nous invite à entendre l’interpellation que continue de nous faire la pensée de Merleau‑Ponty, comme si Merleau‑Ponty était d’autant plus « vivant » que sa parole demeurait suspendue.

4Dans le parcours proposé, l’enjeu, signale l’auteur, est de manifester comment « l’ombre active de Merleau‑Ponty […] se porte encore sur nos jours », et de savoir, dans le même temps, « ce que peuvent la littérature et l’art pour la philosophie, et ce que fait une écriture pour informer une pensée et s’en informer, pour la défendre » (p. 10). L’écriture en question dans cette phrase, nous semble‑t‑il, est autant celle de Merleau‑Ponty que celle de P. Campion : dans ces pages, c’est bien Merleau‑Ponty qui sera défendu, c’est son écriture, aussi, qui donnera sa forme ou son élan à une écriture qui se trame à partir d’elle.

Merleau‑Ponty, à rebours du personnage sartrien

5Nous ne rendrons pas compte, ici, exhaustivement, du contenu des chapitres de cet ouvrage, sinon de celui du premier, qui s’ouvre sur la mort de Merleau‑Ponty. Il nous place ainsi d’emblée au seuil d’un héritage et nous rappelle la seule relation que nous pouvons entretenir avec le philosophe1. Si la vie et l’œuvre, cependant, ne sont pas achevées mais bien suspendues, les pages de cet essai tentent de les reprendre dans leur développement vivant. L’essai de P. Campion signale ici la difficulté de la tâche qu’il se propose, indissociable de la difficile temporalité que son écriture risque : il faut jouer une écriture qui ne contente pas de faire retour sur une pensée et une vie, mais qui fasse naître ou renaître la temporalité d’une vie en marche, ignorante de son avenir.

6Or, cette vie en marche, partie à l’aventure selon une manière propre, dans le monde aussi bien que dans les textes, doit se dire, dans les termes de Merleau‑Ponty : style. Dans les pages du premier chapitre, c’est bien le style de Merleau‑Ponty qui est confronté à celui de Sartre et, plus encore, à celui de Sartre écrivant sur Merleau‑Ponty. Dans la perspective de l’auteur, Sartre écrivant sur « Merleau » trahit, à même le style de ses phrases, le style de l’autre, qu’il ne parvient pas à accueillir ni, dès lors, à faire entendre ; il faudrait, pour cela, savoir se laisser contaminer, cesser, un peu, d’être soi. Parce que le style de Sartre est écrasant, il est ce qui repousse Merleau‑Ponty dans l’ombre, pour autant que ce dernier devient un thème du discours sartrien. Merleau‑Ponty sous l’ombre de Sartre, c’est donc Merleau‑Ponty devenu objet sous la plume de Sartre — et tout objet se constitue, Husserl nous l’a appris, par adombrations successives. Ainsi, le « Merleau‑Ponty vivant » de Sartre, tel que P. Campion nous invite à le relire, se dessine comme un coup de force où Sartre, élevant un « tombeau » (p. 16) à son ami, le tue une seconde fois en l’objectivant. Comme l’écrit l’auteur, « Merleau‑Ponty est devenu l’un des personnages de Sartre ». Pris de force dans l’autobiographie sartrienne, approprié par Sartre, il devient un élément, un rouage dans la pensée sartrienne : « devenir un personnage de Sartre, c’est entrer dans son œuvre, c’est être absorbé dans sa philosophie, sa logique et son style » (p. 17). Faire taire le style de Merleau‑Ponty, évincer sa pensée en les muant en moment de la pensée sartrienne, voilà ce qui se jouerait dans cette lutte inégale, où l’écriture de Sartre se poursuit après que celle de Merleau‑Ponty est définitivement suspendue.

7D’entrée de jeu, pour l’auteur, il s’agit de nous placer sur la scène de l’écriture, en proposant une approche de la philosophie, de ses débats, de son histoire, qui place devant le regard la confrontation des écritures, dans leur texture même. L’intrigue que dessine P. Campion place violemment sous le regard l’enjeu de l’écriture dans la lutte philosophique. L’écriture de Sartre, même tentant l’hommage, ne saurait oublier d’être une arme2. Elle permet aussi de préciser l’enjeu de cet essai : manifester comment, pour nous au contraire, Merleau‑Ponty est encore vivant, sans être un vivant déjà mort, un personnage, c’est‑à‑dire, indissociablement, manifester comment il pourrait nous faire écrire.

8C’est alors Claude Lefort3 qui, dans cet essai, offre un nouveau départ, puis, plus loin, les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert — indissociables d’une nouvelle manière d’hériter de Merleau‑Ponty, qui ne consiste pas à rappeler la présence de « Merleau » mais réside dans l’héritage des problèmes qu’il a laissé ouverts. Maintenir vivants les problèmes merleau‑pontiens, c’est reprendre la tâche d’inventer une raison qui « pénétrerait dans — non pas contemplerait, ni dominerait, ni survolerait — l’obscurité essentielle des choses, des autres et du langage, cela en assumant pleinement sa propre condition d’être corporelle et obscure à elle‑même » (p. 26).

Transmettre les recherches philosophiques actuelles

9Le parcours ouvert dans la vie de Merleau‑Ponty, qui doit permettre de ressaisir sa philosophie en gésine, s’appuie ainsi sur les recherches scrupuleuses menées par Emmanuel de Saint Aubert, notamment à partir des inédits et textes laissés en travail.

10Ce que P. Campion reprend à celles‑ci, c’est tout d’abord la scansion qu’elles donnent à la vie philosophique de Merleau‑Ponty, en identifiant les lieux où la position des problèmes philosophiques se noue aux événements d’une vie : élaboration de la « notion d’adversité » (p. 19) contre Sartre, mort soudaine d’Élizabeth Lacoin, tenue comme un des « éléments constitutifs » de la pensée de Merleau‑Ponty, par exemple (p. 33). Mais il semble lui reprendre aussi l’enjeu et comme l’esprit de son enquête : le travail d’Emmanuel de Saint Aubert se propose de travailler « jusqu’aux fondements les délinéaments emmêlés d’une pensée, d’une vie et d’une œuvre » (p. 86). Le chapitre V fait ainsi place à la présentation de la méthode d’Emmanuel de Saint Aubert4 et plus particulièrement du « schème d’étude » élaboré par ce dernier qu’est le scénario. Cette approche scénarisée de la philosophie de Merleau‑Ponty, qui vise à comprendre les entrelacs d’une philosophie se faisant, fait apercevoir la manière dont se nouent les problèmes philosophiques par la rencontre de ce qui, dans la pensée des autres, insiste et résiste. Comme le formule Pierre Campion, qu’il s’agisse de Husserl, de Descartes, de Sartre, Merleau‑Ponty « ne les traite pas en professeur ni en historien de la philosophie, mais en partenaires ou en adversaires et en tant que lui‑même philosophe créateur d’une œuvre et donc sensible à leurs œuvres comme à des créations : inquiètes, incomplètes, faillibles et aporétiques [...] (p. 88).

11Le lecteur comprend après‑coup l’insistance avec laquelle le premier chapitre imposait la notion de personnage comme centrale pour comprendre la relation entre Sartre et Merleau‑Ponty. Si dans ce chapitre inaugural, Merleau‑Ponty s’annonçait comme celui qu’il s’agissait de retrouver, à rebours de « Merleau », personnage sartrien, nous comprenons ici que, dans l’enquête d’Emmanuel de Saint Aubert — à laquelle le cheminement proposé par l’auteur semble emprunter ses éléments et ses intentions —, Merleau‑Ponty, tel qu’il est rencontré dans le mouvement de sa recherche, est mis en scène aux prises avec les interlocuteurs qui font la vie de sa pensée.

12En découvrant, presque à mi‑parcours, l’importance du travail d’Emmanuel de Saint Aubert pour l’auteur, rendue pleinement manifeste, inscrite, dans ce chapitre V dont elle fait la teneur, sollicitée à nouveau dans le chapitre VII, le lecteur est cependant un peu désemparé : pour rencontrer Merleau‑Ponty vivant, rencontrer sa pensée dans le mouvement vivant de sa genèse, faut‑il lire L’ombre de Merleau‑Ponty ou les ouvrages d’Emmanuel de Saint Aubert ? L’auteur, qui indique lui‑même, parfois, penser « d’après Saint Aubert » (p. 19), c’est‑à‑dire certes d’après ses recherches, ne se tient-il pas, parfois, en retrait ? Pour le lecteur qui vient à l’essai de P. Campion dans l’espoir de rencontrer, par son entremise, Merleau‑Ponty, il pourrait sembler que les chemins se brouillent en même temps que les médiateurs se multiplient. Mais peut‑être n’y a‑t‑il pas à choisir, ni à considérer qu’il puisse y avoir un chemin plus direct ou plus efficace que l’autre vers une pensée inachevée qui, principiellement, se dérobe à l’exposition ou échappe à se ressaisir. L’ouvrage croise les regards et les lectures de Merleau‑Ponty, qu’ils soient le fait de contemporains du philosophe ou de ceux qui l’ont rencontré en avant de ses textes et fait une place généreuse au Merleau‑Ponty des autres. Il met ainsi en œuvre la conviction qu’il attribue à Merleau‑Ponty lui‑même :

Conviction, puisée à la pratique de la vie et à sa philosophie, et contraire à celle de Sartre, qu’on n’entre pas dans un vivant, fût‑il soi‑même — surtout soi‑même —, comme dans un moulin, pour le détotaliser et retotaliser à loisir. (p. 33)

13Si les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert donnent de la matière à l’auteur, ils ne sont pas la clé qui ouvrirait grand la pensée de Merleau‑Ponty, ne laissant aucun de ses recoins dans l’ombre : ils sont ce qui fait penser et parler, non ce qui ne laisse rien à ajouter ou à dire. Dans cet essai, ce qui vient à être pensé ne vient jamais directement et l’auteur expose, avec une grande sincérité, ceux qui lui ont donné à penser, ceux avec lesquels il se tient dans la proximité de Merleau‑Ponty. L’ouvrage fait la part belle aux citations — de Merleau‑Ponty, de ceux qui lui parlent, de ceux qui parlent de lui — et se joue très sûrement, sans qu’il soit jamais question de se perdre, comme le tissage d’un intertexte riche et serré, dans lequel, justement, ce qui est pensé de et à partir de Merleau‑Ponty affiche son intrication dans la parole des autres.

Penser dans l’empiétement

14Ce qui est au cœur de la pratique d’écriture de P. Campion, l’intrication des gestes de parole, est aussi ce qu’il place au cœur de sa lecture de Merleau‑Ponty, soit le motif de l’ « empiétement », qui fait signe vers la manière dont la pensée de l’un se joue contre la pensée de l’autre, dont l’intersubjectivité ne s’accomplit pas tant sur le mode du partage ou de la participation à ce qui est mis en commun que dans l’enjeu du maintien et du franchissement de ce qui vient des uns et des autres. Les pensées ne se rencontrent pas : elles sont en lutte, elles influent les unes sur les autres, elles sont rejetées ou incorporées : elles sont indissociablement des manières d’être qui se proposent à celui auquel elles s’adressent, avides de se jouer, indissociablement, comme manœuvres d’ « assujettissement » (p. 169) et de subjectivation. Si l’auteur, pour tisser son ouvrage, fait jouer ainsi les pensées en empiétement les unes avec les autres — et brillamment celles, diverses, qui, peignant la figure de Merleau‑Ponty, le diffractent en autant de personnages qu’il y a d’interlocuteurs à sa pensée —, il ne manque pas non plus de voir à l’œuvre l’empiétement dans la relation de Merleau‑Ponty aux auteurs avec lesquels il est entré en discussion. Ainsi, par exemple de Husserl ou de Descartes :

Si, pris de vertige et en proie à une confusion entre ces deux pensées qui se développent l’une dans l’autre, nous ne suspendions pas, de force, le mouvement des phrases et des images, comment démêlerions‑nous ici ce qui appartient à l’un et à l’autre, et distinguerions‑nous sur quel mode la pensée de Merleau‑Ponty projette son ombre dans celle de la pensée de Descartes ? (p. 174)

15Merleau‑Ponty, ouvert aux empiétements, fait avec la pensée des autres : il montre comment, pour penser proprement, on ne saurait faire sans se confronter à ce qui, des auteurs qui ont précédé, donne à penser5. C’est en cela, dès lors, que l’œuvre de Merleau‑Ponty, tout entière, et telle qu’elle est ici traversée, rend cela manifeste qu’il « n’y a pas de souveraineté du penseur sur sa pensée » (p. 201) — parce qu’il n’y a de pensée, d’abord, qu’à accueillir celle de l’autre, des autres. Ce sont eux qui donnent l’élan à même de lancer celui qui l’éprouve à l’aventure de sa pensée et qui en même temps lui imposent une résistance.

L’écriture philosophique de Merleau‑Ponty

16Parce que la pensée merleau‑pontienne, dans ses empiétements, entrelace discussions avec les philosophes et discussions avec la littérature, l’auteur, prenant acte de ce nouage, invite à méditer ce qu’il en est de l’écrivain et de la pensée à même l’écriture, en désignant cette énigme qui motive et éveille celui qui parvient « à dire ce qu’on ne sait pas dire » (p. 205). Le philosophe est aussi celui qui se lance avec la seule « intuition » qu’il y a quelque chose à dire, en deçà de tout déjà dit et alors, en deçà de tout objet assignable de la pensée, de tout thème qu’elle saurait se donner par avance autrement que comme l’insistance d’une question, d’un manque à penser.

17C’est ainsi qu’une des dimensions les plus intéressantes de cet ouvrage concerne l’écriture philosophique de Merleau‑Ponty. Comme l’écrit P. Campion, dans le Visible et l’invisible, « le français sonne comme une langue étrangère, moins en tant que grammaire et lexique que comme le témoignage allusif d’une exploration lointaine, là où règne une autre pensée dont on nous apporterait des nouvelles. […] L’étrangeté est celle d’une pratique de la philosophie qui aurait quelque chose de l’expérience poétique » (p. 144).

18La langue philosophique de Merleau‑Ponty est effort d’expression, indissociablement ouverture d’une certaine gestuelle, d’une manière d’être au monde. Merleau‑Ponty accomplit dans le champ de la philosophie ce qu’il accorde à l’écrivain ou au peintre, comme si un repli avait lieu, d’une conception de ce que fait la littérature ou l’art à une certaine manière de faire de la philosophie qui manifeste un élan partagé. Comme le souligne justement P. Campion, l’écriture merleau-pontienne, pour être philosophique, est tout autant le frayage d’un style6 — où « styliser, c’est engager, à tout instant, le sujet de l’écriture dans une relation réciproquement constitutive de lui-même et du monde » (p. 181). Ce qui signifie tout autant que, comme le narrateur blanchotien, Merleau‑Ponty se tient à l’issue de son texte plus qu’à son point de départ, en même temps que l’écriture phénoménologique est une aventure vers ce qu’elle cherche à atteindre de l’expérience, sans qu’elle puisse se prévaloir d’en disposer par avance.

19Cette manière de dire, de nouer une écriture en quête de la chose même, n’est ainsi pas quelque chose d’ornemental, mais ce à quoi l’enquête doit se risquer. Elle est, de plus, elle‑même adossée à une conviction profonde qui concerne la manière dont le langage avance et, ce faisant, nous meut. L’auteur rappelle, à ce propos, le commentaire de Merleau‑Ponty sur Marivaux, dans lequel il affirme que ce qui est dit, loin d’être informé à partir d’une sphère idéale des significations, et loin de parler au seul entendement de celui qui entend, est tenu par « un être qui a corps et langage à un être qui a corps et langage7 ». La parole dite n’est pas de l’ordre de la proposition qu’il faudrait soumettre, exclusivement et d’abord, à l’élucidation de sa vérité ou de sa fausseté, pas plus qu’elle n’est un jeu esthétique : elle est ce qui me fait penser, donc ce qui me fait devenir autre, me transforme. Dans la rencontre de la parole de l’autre, une pensée devient pour moi possible qui ne l’était pas par avance.


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20C’est ainsi que, dans cet essai, démêler ce qui viendrait de l’auteur, démêler le « je » de l’auteur de tous ceux auxquels il donne la parole, dans une certaine mesure, n’a pas de sens, ou constituerait un coup de force. L’écriture de Pierre Campion est une écriture littéralement inspirée, immergée dans la parole de Merleau‑Ponty et dans celles qu’elle a fait naître. Elle nous plonge dans les « fils » qu’il est possible « de tirer dans l’existence et la pensée de Maurice Merleau‑Ponty » (p. 207), nous laissant découvrir comment Merleau‑Ponty a parlé à ceux qui l’ont lu, comment ils l’ont entendu. Tout cela se fait au cours d’un cheminement dans lequel l’auteur tient la gageure de se tenir parfois dans l’ombre de ceux qu’il convoque, pour donner sa voix à celles des autres, et saisir les rayons de lumière qu’ils envoient vers Merleau‑Ponty ou qu’ils reçoivent de lui. En creux, c’est alors un portrait de lecteur qui se donne à lire, où le lecteur n’est nulle part, sinon présent comme caisse de résonance pour d’autres voix que la sienne, et rempli d’admiration.