Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Nicole Pellegrin

Souffrir en chaire & dans les replis de sa chair

Antoinette Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des Croix. Les représentations du corps souffrant, 1580-1650, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », 2011, 896 p., EAN 9782745321084.

1Massif et élégant, minutieux et synthétique, le livre d’Antoinette Gimaret ne peut manquer d’intéresser, malgré son titre et son poids, un lectorat laïc très varié.

2Si les historiens des faits religieux et les spécialistes de la France d’Ancien Régime ne sauraient se passer de l’étudier de près, littéraires et médecins de tous acabits, quels que soient leurs sujets d’élection et leurs préoccupations du moment, devraient tirer aussi grand parti de cet ouvrage : il analyse une période cruciale dans l’évolution des différentes formes de discours sur la souffrance corporelle quand sévissent les plus cruelles des guerres de Religion et que s’exacerbe un sentiment du moi sans doute lié à l’opposition des confessions, aux efforts de réforme du catholicisme, à la féminisation de la foi, à la médicalisation rampante de la société, etc. Dès la fin du xvie siècle, c’est avec abondance et selon des registres multiples que s’expriment, sur ce sujet, théologiens, ascètes, prédicateurs, soignants, démonologues, poètes et gens ordinaires des deux sexes. Imiter le Christ et convertir toute douleur en Passion élective est le propre d’un christianisme toujours prêt à exalter le Calvaire à travers des media innombrables et pour une édification collective et peu personnalisée. Mais, fait nouveau, au temps des guerres de Religion et de la Réforme catholique triomphante, la reconnaissance d’un ordinaire des croix par la littérature dévote et médicale permet, l’émergence ou le développement d’un sentiment de soi comme corps souffrant, modeste et spécifique. Une individuation, pour la première fois proclamée et analysée par A. Gimaret comme un phénomène historique qui, pour être de longue durée, aurait été entamé dès avant les débuts du Grand Siècle.


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3Objet universitaire aux ambitions encyclopédiques bien que limitées dans le temps, cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2004, est, on l’a compris, la démonstration d’une hypothèse originale, tentant de relier deux mouvements parallèles, sinon concomitants : d’une part, la domestication — intériorisation — individualisation — diversification des représentations de la douleur corporelle ; d’autre part, le rejet croissant des excès physiologiques chers aux martyr-e-s de la foi. Job comme modèle emblématique, plus « ordinaire » et plus « humain » que le Christ ? Le médecin en nouveau héros des temps modernes et qui, sans pouvoir avoir un rôle salvateur, devient un observateur unique capable de nommer des douleurs singularisées et médiocres ? Une double transformation, sinon des affects, du moins de leurs transcriptions imprimées puisque l’approche est ici proprement (pure-ment ?) littéraire et semble fondée sur l’idée que l’écrit n’est pas seulement le reflet de commandes spécifiques et d’ambitions d’auteur-e autonomes, mais est aussi un agent efficace du changement des représentations mentales (la question du changement des pratiques n’est pas abordée dans ce type d’approche dite « littéraire »).

4Bien sûr, ce ne sont pas les prolégomènes d’une véritable laïcisation qui apparaissent dans les écrits des années 1580-1650, mais ce qui semble s’y faire entendre, tantôt de façon conjointe, tantôt isolément, c’est un refus croissant de l’héroïsme religieux au profit des vertus consolantes de ce que le jargon d’aujourd’hui appellerait l’intersubjectivité. Comme les stigmates alors en passe de devenir invisibles mais que s’autogravent, à même la peau et pour longtemps, les plus grandes des mystiques (Jeanne de Chantal, comme plus tard la quiétiste Madame Guyon et quelques spirituelles trop méconnues du xviiie siècle), la souffrance en ces temps de réformes et de reformulations de la dévotion semble se dire autrement sans cesser d’être vécue religieusement, c’est‑à‑dire d’être acceptée et mise en scène, car le corps malade reste tout au long de cette période le support de la conversion tant désirée du pécheur et donc de l’effectivité de la Grâce.

5Le sujet est vaste et complexe, la construction en trois parties proposée par l’auteur1 est impeccablement équilibrée, l’écriture est tenue et fluide à la fois, et Antoinette Gimaret est fort convaincante sachant nous fasciner par le déploiement de textes innombrables et profondément troublants. Pour notre plus grand plaisir et sans se départir d’une approche contextuelle attentive, elle a amoncelé et confronté des documents rares qu’elle décrypte à loisir : martyrologes, manuels de méditation, « exercices », poésies, sermons, dramaturgies, biographies spirituelles, correspondances, textes de consolation et d’exhortation à la patience, traités médicaux. Surtout, et c’est une prouesse, elle ne lâche jamais le fil — sous tension (un mot qui revient fréquemment sous sa plume) — de sa théorisation. Si de très belles pages dépeignent les cruautés des religionnaires des deux bords, les exaltations doloristes des grand‑e‑s saint‑e‑s et le lent cheminement des traités de « contemplation participante », d’autres passages, plus inédits, de l’ouvrage décrivent les efforts de métaphorisation qu’offrent des « plumes » célèbres autour de leurs calculs de vessie (les « gésines « de Montaigne ou d’Érasme) ou d’une attente d’un trépas prochain (Balzac, Scarron). Dans tous les cas, les textes sont littéralement creusés (comme autant de plaies ?) par l’auteur et, grâce à elle, les scénarios de conversion qu’elle analyse surgissent dans leur dimension allégorique comme dans leurs aspects les plus abjects. La rhétorique à l’œuvre dans chacun de ces types de « paroles » transforme Marthe, Gabrielle de Coignard, les Filles de la Charité, les accouchées et bien d’autres — femmes comme hommes, mais hélas sans les distinguer2 —, en autant de guerriers blessés et glorieux dont la douleur consentie s’avère utile même quand elle tend à se désacraliser.


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6Face au flux d’informations originales et de citations extrêmes que nous offre Antoinette Gimaret, on pourrait se laisser aisément subjuguer par cette démonstration à la fois nourrie et brillante. L’intérêt du livre réside cependant aussi dans les doutes qu’il suscite parfois, au moins auprès d’une historienne qu’étonne toujours la manière qu’ont les « littéraires » de constituer leurs corpus : d’autres limites chronologiques, d’autres choix documentaires sont peut‑être susceptibles (mais il faudrait le vérifier) de produire une autre histoire de la souffrance. Ainsi l’auteur prétend ne faire entendre des « voix singulières » que dans la dernière partie de son ouvrage, lors même qu’elle a opéré, dès ses premières pages, une sélection qui lui permet de ne travailler que sur les « représentations » fournies par des écrits non fictionnels appartenant à quelques décennies seulement. En laissant largement de côté d’une part les écrits du for privé et les narrations imaginaires3, d’autre part l’iconographie (celle de la Croix et de sa « folie », notamment4), A. Gimaret court le risque de créer une temporalité factice ignorant la longue durée de perceptions plus « ordinaires » et peut-être plus révélatrices : l’image du Christ sanguinolent subsiste bien au‑delà des années 1650, « informant » (donnant forme et information) tou‑te‑s les sujet‑te‑s d’une monarchie de droit divin, des plus zélé‑e‑s aux plus agnostiques. Qu’en est‑il du récit de douleurs physiques qu’offrent certains « libertins », à peine évoqués en fin d’ouvrage, et que prolongent les journaux de santé, proprement autobiographiques, de la période ultérieure ? Comment oublier les sanguinolances que multiplie le culte du Sacré-Cœur ? Que faire des « montées » à l’échafaud des religieuses persécutées au xviiie siècle et qui « réalisent », en l’incarnant, ce que leurs hagiographes considèrent comme les formes les plus conventionnelles de l’Imitatio Christi ?

7Sans doute faut‑il se réjouir que l’énorme travail d’A. Gimaret, parce qu’il est focalisé sur un temps bref de l’histoire des sensibilités, ne soit qu’une étape, passionnante mais temporaire, vers la difficile compréhension du ressenti corporel des sociétés anciennes et donc… des nôtres. L’ouvrage mérite d’être consulté en tous sens (une pratique que faciliteront des bibliographies extensives et deux index qui couvrent près de deux cent pages), il doit aussi être lu et… médité. Il invite à des anachronismes nécessaires : les notions de « bobo », de « mal salutaire », d’empathie, d’« accompagnement », de « traitement », ont une histoire qu’il faut prolonger et affiner. Ce maître-livre nous oblige aussi à des réflexions méthodologiques sur les « montages » de nos propres analyses de la douleur et les réaménagements conceptuels qu’offrent les autorités qui savent écrire et peuvent être imprimées, d’une expérience, néanmoins toujours intransmissible, de la souffrance. Du ressenti et des mots.