Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Février 2014 (volume 15, numéro 2)
titre article
Odile Gannier

Il était une fois dans les Mers du Sud : quand Stevenson devint Tusitala

Sylvie Largeaud‑Ortega, Ainsi Soit-Île. Littérature et anthropologie dans les Contes des Mers du Sud de Robert Louis Stevenson, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature comparée », 2012, 617 p., EAN 9782745324351.

1Avec Ainsi Soit‑Île, Sylvie Largeaud‑Ortega nous livre une lecture résolument originale de textes relativement peu connus de Robert Louis Stevenson : elle entreprend de placer les South Sea Tales, ou Contes des Mers du Sud, sous l’éclairage croisé de l’analyse littéraire, de la mythocritique, de l’anthropologie, des études culturelles et de l’interprétation politique. Cette méthode permet de remettre dans leur contexte les histoires de la période polynésienne de Stevenson, qui prennent tout leur sens si l’on s’avise du fait qu’ils ont été écrits au cœur du Pacifique, par un écrivain qui avait définitivement jeté l’ancre aux Samoa. Ce ne sont pas seulement des nouvelles à portée générale, ce sont, comme le dit la critique, « des œuvres de fiction anthropologique » (p. 27).

De nouvelles îles au trésor

2En effet, on aurait trop souvent tendance à reléguer Stevenson au rayon de la littérature pour la jeunesse — au même titre que la littérature maritime. De fait, lorsqu’il était parti pour son grand tour en bateau dans le Pacifique, Stevenson était surtout connu comme l’auteur de L’Île au trésor et du Cas étrange du Dr. Jekyll et de M. Hyde. Mais une fois installé dans le Pacifique, Stevenson change d’optique : non seulement il ouvre les yeux sur les îles qui deviennent l’objet de ses textes — contes, essais historiques —, mais il en vient à professer aussi un véritable intérêt pour la culture océanienne. Dans un premier temps, Stevenson s’était engagé à envoyer des lettres de voyage à des journaux, le Sun à New York et le Black and White à Londres : mais on ne lui pardonna pas d’être aussi peu conforme à ce que les éditeurs attendaient d’un voyageur britannique dans le Pacifique. Le recueil d’observations et d’impressions Dans les mers du Sud, dans lequel il raconte son voyage et sa découverte de la Polynésie, montre à quel point il s’est senti proche de la population locale, ce que montre aussi le récit Les Pleurs de Laupepa (1892). On lui doit aussi, la même année, A Footnote to History : Eight Years of Trouble in Samoa, essai dans lequel l’écrivain manifeste son intérêt pour l’actualité des îles Samoa et le sens de sa responsabilité en tant qu’écrivain.

3Mais les nouvelles rassemblées sous le titre Contes des mers du Sud sont d’une autre facture. Comme il le signale dans l’avertissement au lecteur du « Génie de la Bouteille » (cité p. 13 de l’ouvrage), « le fait que ce conte a été conçu et écrit pour un auditoire polynésien suscitera peut‑être un intérêt exotique auprès des lecteurs de chez nous ». Cet élargissement de son lectorat en dit long sur ses nouvelles préoccupations : l’île de Samoa, particulièrement, où il s’est installé et a fini ses jours, n’est pas simplement le cadre dépaysant de ses nouvelles, mais le cœur de ses textes et l’objet de ses nouvelles préoccupations. Il a su en effet respecter les Polynésiens, leurs coutumes et leur mode de vie. C’est là qu’il trouve une nouvelle vie, sa santé s’étant améliorée dans le Pacifique, et qu’il devient « Tusitala », « celui‑qui‑écrit‑des‑histoires » :

Les jours qui me seront accordés, écrivait‑il, je les passerai là où j’ai trouvé la vie la plus agréable et l’homme le plus intéressant ; les haches de mes domestiques noirs sont en train de déblayer le terrain de ma future maison ; et c’est du plus lointain des mers que désormais je m’adresse à mes lecteurs1.

Lire en tous sens

4Maître de Conférences en anglais à l’Université de la Polynésie française, passée par le DEA « Imago Mundi » alliant littérature et anthropologie, S. Largeaud-Ortega a choisi de concentrer ses analyses sur le recueil Contes des Mers du Sud, pour se consacrer aux textes de fiction écrits dans le Pacifique, où elle vit elle‑même. Trafiquant d’épaves relevaient aussi de cette catégorie, mais elle précise que si une partie de ce premier roman écrit dans le Pacifique se situe bien aux Marquises, le reste est ailleurs, et les images de la Polynésie sont encore assez stéréotypées. Les Contes méritent une analyse d’abord parce qu’ils sont été assez peu étudiés, mais aussi en raison de leur caractère novateur : ils représentent « la fiction comme œuvre postcoloniale de facture double, littéraire et anthropologique, empreinte de l’expérience du Pacifique de Stevenson » (p. 27). C’est l’occasion pour le romancier comme pour le critique de s’interroger sur la civilisation « pré‑contact », de comparer les comportements humains. La peinture que Stevenson fait des Occidentaux qui s’y trouvent n’est guère à leur avantage. Les Contes évoquent la Polynésie en quelque sorte de l’intérieur, en allant plus loin que Melville, dont le narrateur de Trafiquant d’épaves dit être lecteur, citant Omoo.

5La lecture des Contes des Mers du Sud est menée à bien sur plusieurs plans successifs qui en dévoilent la richesse et en éclairent la portée. S. Largeaud‑Ortega évoque d’abord les mythes qui entourent la Polynésie, en remontant aux premiers voyageurs comme Bougainville ou aux romanciers comme Loti, qui ont inventé et diffusé des représentations flatteuses comme celle de la vahiné. « Le Creux de la vague » particulièrement semble marqué par cette géographie mythique. Qui plus est, le recueil n’existe pas de façon isolée, ce que montre l’auteure de Ainsi Soit‑Île avec une ouverture comparatiste digne d’être remarquée et saluée. Il faut dire que d’une façon générale, l’intertextualité paraît fonctionner avec une systématicité peu commune, ce que s’attache à montrer l’ouvrage critique : si l’Énéide, ou The Pilgrim’s Progress, sont des hypotextes très vraisemblables, Stevenson a probablement inspiré d’autres romanciers comme Jack London ou Somerset Maugham. Robinson et son île déserte ne sont pas loin et on croit les lire sous le nom du navire le Farallone — comme far et alone, loin et seul, ce que souligne Jean‑Pierre Naugrette dans son édition du texte chez Garnier‑Flammarion. Les allusions se multiplient sous les personnages, les lieux, les circonstances : tout ce qui caractérise, en particulier, l’Occidental sous les tropiques est porté presque à la caricature dans les Contes : c’est en cela que la fiction est postcoloniale. La figure du beachcomber est spécialement soignée : le Blanc qui « arrive sur la plage », qui occupe cet espace intermédiaire parce qu’il n’appartient plus à sa société d’origine mais n’est pas intégré à celle des Polynésiens, cet homme que l’on pourrait dire « de la jetée » — le hotu painu selon la métaphore locale du « bois flotté » —, finit par échouer quelque part et éventuellement y faire souche. Les rapports pas toujours faciles entre Occidentaux et Polynésiens sont abordés par le biais de l’impérialisme qui, au temps de Stevenson au moins, régit les contacts humains.

6Dans cette partie tout à fait convaincante de l’ouvrage, manifestement et heureusement marqué par l’approche imagologique et les études culturelles, on peut juste s’interroger sur la nécessité d’introduire une catégorisation un peu artificielle des mythes, qui est expliquée en théorie au début et simplement rappelée entre parenthèses dans la suite du chapitre : le lecteur aurait sans doute eu besoin d’être davantage éclairé pour en tirer tout le profit souhaitable. Mais on se laisse plus volontiers emporter par le mouvement de l’analyse, toujours convaincante, et pédagogique sans lourdeur.

7La présentation du côté océanien passe ensuite par un rapprochement minutieux avec les textes des légendes, qui fournissent au lecteur européen peu au fait de ces histoires et de cette cosmologie le contexte imaginaire qui en éclaire la lecture. Dans le droit fil des travaux de Serge Dunis — le titre lui‑même, en forme de calembour, Ainsi Soit‑Île, ne serait-il pas un clin d’œil à ce chercheur, à qui on doit entre autres Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods. Myth in the Pacific. An Essay in Cultural Transparency et, plus récemment, Pacific Mythology, thy name is woman. From Asia to the Americas in the quest for the Island of Women : how the neolithic canoes left behind an epic wake2 ? — S. Largeaud‑Ortega se lance dans une interprétation politique, voire psychanalytique du personnage de Keola ; c’est grâce à cette explication que le texte de Stevenson livre son secret : connaître la mythologie polynésienne s’avère nécessaire pour lire « L’Île aux Voix » et « Le Génie de la Bouteille ». On pense alors, comme le souligne l’auteure de Ainsi Soit‑Île, aux Immémoriaux de Segalen, roman ethnographique qui eut, rappelons‑le, l’honneur significatif d’inaugurer la collection « Terre humaine ». La connaissance du Kumulipo sert de vademecum à qui veut s’aventurer dans les Contes des mers du sud, de même que la maîtrise des concepts explicités par Mauss — comme le Kai‑hau‑kai, base de la théorie du don/contre‑don — ou la notion de sacré et son pendant, le très polynésien tabou (tapu). « Ceux de Falesá » mérite également cet éclairage. Ici ou là, les références à Claude Lévi‑Strauss ou à Serge Tcherkézoff, montrent la dimension anthropologique majeure de la fiction de Stevenson et l’intérêt que présente une lecture effectuée avec ces outils conceptuels. Mettre au jour les traditions océaniennes qui ont nourri l’écriture est indispensable à la compréhension du texte par un lectorat moderne occidental ou occidentalisé.

Stevenson‑Tusitala

8Stevenson, alias Tusitala, a‑t‑il réussi à éveiller l’attention de ses auditeurs samoans, et les mettre en garde contre l’invasion des biens matériels occidentaux et des valeurs différentes ? Ce n’est pas sûr. Inversement, un lecteur peu au fait de la culture polynésienne ne perçoit pas le feuilletage de sens que Stevenson a voulu donner par exemple au « Génie de la Bouteille », allégorie de la rencontre de deux mondes. Comme le dit S. Largeaud‑Ortega, cette nouvelle est

une nouvelle corde narrative qui rattache le Polynésien à ses sources : mêlé au cordon sacré, Stevenson insère le toron du Blanc. Il tresse une corde hybride où il insinue l’Occident, […]. Il mêle les genres, confondant en un seul récit conte de fées occidental d’inspiration traditionnelle orientale, et chant sacré généalogique polynésien. (p. 524)

9Il fera école assurément, et l’ouvrage Ainsi Soit‑Île fournit au lecteur une porte d’entrée sur le monde de la littérature du Pacifique Sud actuel. L’allusion à R. L. Stevenson est limpide dans Le Baiser de la mangue (The Mango’s Kiss, 2003, traduit par Jean‑Pierre Durix, Au vent des îles, 2006) d’Albert Wendt, qui le met en scènesous les traits du romancier Leonard Roland Stenson, auteur de romans de piraterie ; tandis que son héroïne Pele est dans la zone de turbulences entre la culture samoane traditionnelle et la pression de l’Occident ; l’ouvrage signale par ailleurs L’île sous la lune (Where We Once Belonged) de Sia Figiel et l’on peut penser aussi à La Petite fille dans le cercle de la lune (The Girl in the Moon Circle) du même auteur. C’est ainsi l’occasion de replacer Stevenson‑Tusitala parmi les auteurs samoans, ce qui ne manque pas d’originalité et rénove considérablement la critique de cet auteur un peu délaissé par les études actuelles (surtout françaises) et lui donne un regain d’intérêt.

Credo

10Le lecteur achève sa lecture pleinement convaincu ; pour filer la métaphore, l’œuvre de Stevenson, tombée dans un relatif purgatoire, se trouve ressuscité. On sait gré à S. Largeaud‑Ortega de cette mise à disposition, sous une forme presque encyclopédique, d’une critique très souvent rédigée en anglais (tant sur Stevenson que dans le domaine anthropologique), et pas toujours très accessible au grand public ; l’ouvrage est tiré de sa thèse de doctorat, mais la présentation en est claire, l’apparat critique présent sans excès. L’ouvrage a beau être fort de plus de 600 pages, il est pourtant non seulement lisible, mais passionnant. Angliciste, S. Largeaud‑Ortega a traduit elle-même beaucoup des textes qu’elle cite. Évidemment, sa connaissance parfaite des textes de Stevenson lui fait parfois un peu oublier que le lecteur plein d’intérêt mais pas nécessairement spécialiste ne jongle pas comme elle avec les références : une lecture exclusive du volume ne pose pas de difficulté, mais si l’on veut se référer au texte original ou à ses traductions, ce n’est pas toujours aisé ; en effet, une liste d’abréviations figure en tête d’ouvrage (sans que certaines soient réellement nécessaires, car finalement très peu citées), mais il faut se montrer persévérant pour déduire, par élimination, que sous « BI » se cache l’abréviation du texte anglais de « The Bottle Imp », et non sa traduction « GB », « Le Génie de la Bouteille » ! De même les références aux traductions — quand il ne s’agit pas des siennes — sont données une fois pour toutes dans la note 2 de la page 15, et en bibliographie on risque de ne les trouver qu’un peu par hasard, sous l’entrée « Naugrette ». Le lecteur assidu ne s’en trouvera cependant pas dérangé outre mesure une fois qu’il aura mené son enquête et passé au peigne fin, pour son plus grand bien, les quelque 40 pages de la bibliographie…


***

11Car le but n’est‑il pas atteint ? Celui de nous faire lire et comprendre, l’un par l’autre, le genre de la fiction anthropologique de Stevenson, d’une part, et d’autre part, la culture polynésienne, qui nourrit ses dernières œuvres dans le temps même où elles la font connaître à leurs lecteurs. Par son étude, Sylvie Largeaud‑Ortega présente au lecteur français les Contes de Mers du Sud en eux‑mêmes, et dans le même temps donne les clefs anthropologiques et culturelles nécessaires à leur élucidation. « Ainsi Soit‑Île » n’est plus, pour le lecteur, une humble formule de résignation à son impuissance face au texte de Stevenson, mais une promesse de découverte et d’accomplissement !