Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Février 2014 (volume 15, numéro 2)
titre article
Sylvia Chassaing

Cela tuera-t-il ceci ? La littérature française aux prises avec un monde d’images

Ari J. Blatt, Pictures into Words : Images in Contemporary French Fiction, Lincoln : University of Nebraska Press, coll. « Stages Series », 2012, 249 p., EAN 9780803238053.

1« Je ne lis jamais, je regarde seulement les images. » C’est avec cette confidence nonchalante d’Andy Warhol que commence l’ouvrage d’Ari J. Blatt.

2La concurrence entre texte et image est une question ancienne et, certainement, un thème de prédilection de la recherche littéraire actuelle, nourrie des apports théoriques et méthodologiques de l’ouverture interdisciplinaire. De nombreux ouvrages critiques témoignent de cette tendance : de Liliane Louvel à Bernard Vouilloux, le débat semble occuper le devant de la scène critique. Aussi les questions que pose A. J. Blatt pourront-elles paraître familières : que nous apprennent les œuvres littéraires sur les images et sur l’acte de regarder ? Comment la littérature intègre-t-elle cet autre système de signes qu’est la peinture ? L’originalité de Picture into Words réside avant tout dans le parti pris résolument historique de son auteur, en réponse à ce qui pointe de menaçant dans l’honnêteté presque naïve de la déclaration d’Andy Warhol : comment la littérature peut-elle faire face à l’importance phénoménale qu’ont pris les images dans la seconde moitié du xxe siècle ? Que reste-t-il à lire quand tout est à regarder ? Par cette réinscription de la pensée littéraire dans le contexte plus large de la culture visuelle, la question du rapport de la littérature, non seulement à l’art pictural, mais, de façon plus générale, à l’image retrouve sous la plume d’A. J. Blatt toute son urgence. Cette inquiétude détermine non seulement l’enjeu de l’ouvrage, mais aussi sa méthode. En prenant acte de la pression très sensible du visuel sur l’écrit, il ne peut donc s’agir, dans Pictures into Words, de proposer de nouvelles lectures théoriques, aussi nécessaires soient-elles, de l’ut pictura poesis, mais bien de passer un instant de l’autre côté du miroir, de considérer la littérature du point de vue de cet objet qu’elle tente de s’assimiler et de présenter : comme l’écrit A. J. Blatt, l’ouvrage offre des « analyses littéraires du point de vue de l’histoire de l’art ou de la culture visuelle1 », habitées par la conviction qu’à considérer la culture dans laquelle baigne la littérature contemporaine, l’intertextualité qui prévaut est peut-être aussi une inter-iconicité.

Iconologies en acte

3Suivant la voie ouverte par W. J. T. Mitchell2 — en attestent les reproductions qui parsèment l’ouvrage —, A. J. Blatt propose ici d’identifier le soubassement iconographique d’une sélection d’œuvres littéraires françaises de l’après-guerre : Triptyque de Claude Simon, Un cabinet d’amateur de Georges Perec, Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon et Cinéma de Tanguy Viel. Chacun de ces chapitres, auxquels s’ajoute une conclusion sur La Télévision de Jean-Philippe Toussaint, retrace les principales caractéristiques de l’attitude adoptée par ces écrivains face aux images et à l’art, puis identifie dans les œuvres la proximité de l’écriture avec un art visuel, une pratique ou une technique particulière, pour enfin illustrer, littéralement, cette proximité, par une comparaison avec quelques œuvres d’art contemporaines.

4Si quelques analyses sembleront certes familières aux spécialistes — entre autres l’introduction du chapitre sur P. Michon, qui récapitule les conclusions de la critique sur le thème de la « vie minuscule » —, ce n’est pas là que réside l’intérêt de l’ouvrage. En unisson avec la critique française qui s’accorde pour parler de romans « écrits avec la peinture3 », « sur le motif4 », signifiant par là que la peinture est au cœur de la narration de l’après-guerre, A. J. Blatt entreprend d’appliquer cette interdisciplinarité de principe, en rapprochant par exemple la technique narrative de Perec dans Un cabinet d’amateur de l’art du trompe-l’œil, dont le trait caractéristique est, écrit-il, le « choc cognitif » (p. 63) qui marque la fin de l’illusion, littéraire ou visuelle. Et ceci, à son tour, lui permet d’évoquer l’intérêt porté à la question du faux et du double dans les années 1960, du fait d’une série de scandales artistiques, comme celui des mystifications de Hans Van Meegeren, dont les faux tableaux de maître ont alors envahi les musées les plus respectables, ainsi que d’une remise en question de la spécificité de l’objet artistique vis-à-vis de l’objet usuel, dans le pop art en particulier.

5Il est intéressant de constater que ces rapprochements ne résistent pas à l’attrait d’un anachronisme maîtrisé — la mention du tableau de Cornelius Gijsbrechts, Trompe l’œil, met en lumière l’esthétique baroque de la vanité artistique à l’œuvre dans le roman de Perec —, tout en faisant la part belle aux pratiques artistiques contemporaines des œuvres littéraires abordées. C’est ainsi que Simon est de préférence comparé aux « Combines » de Rauschenberg, alors que Tanguy Viel, dont le roman Cinéma (1999) retrace presque scène par scène un visionnage du Limier de Mankiewicz, appelle une comparaison avec le tout aussi contemporain Third Memory de Pierre Huyghe (2000), expérimentation autour du film Un après-midi de chien de Sidney Lumet.

Histoires parallèles

6Cette iconologie des textes littéraires pourrait certes faire penser à un atlas des images à la Aby Warburg, ou encore à un musée imaginaire appartenant à chacun des auteurs étudiés. Toutefois, l’inscription des œuvres dans une période historique nettement circonscrite prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’identifier le substrat iconographique façonnant le style et les thèmes de prédilection des écrivains concernés. Si toutes les œuvres littéraires étudiées sont des romans, l’on est frappé en revanche par la variété des arts convoqués en guise de comparants : tableaux bien sûr, mais aussi photographies, installations vidéo ou conceptuelles. Cette hétérogénéité des média évoqués, outre le fait qu’elle légitime le propos en multipliant ses applications possibles, sert en réalité une démonstration plus profonde, qui serait celle de la parenté des pratiques artistiques et littéraires dans l’après-guerre, des circulations d’un art à l’autre et en définitive du fait que le danger de la culture visuelle pour la littérature concerne également les arts plastiques.

7On sent ici l’influence, si forte outre-Atlantique, des Visual Studies ou des Visual Cultural Studies, dont le but est de replacer une production artistique dans le contexte culturel et visuel qui a présidé à sa création, mais surtout, on devine une prise de position de l’auteur. Les théories modernistes des années 1960, représentées par Clement Greenberg, auquel Pictures into Words consacre quelques pages, analysaient l’évolution de l’art contemporain comme un progrès constant vers une plus grande pureté du médium, vers ce qui lui serait propre en tant que technique particulière. La contradiction cinglante que va opposer à ce discours une série de révolutions artistiques — à savoir le mélange des techniques et des textures, aussi bien que le développement d’un art conceptuel, qui, comme son nom le laisse attendre, s’appuie autant sur un objet artistique que sur le discours que l’on peut tenir à son sujet — est déployée dans l’entreprise critique d’A. J.Blatt, pour montrer que la littérature contemporaine est, à l’inverse des théories de Greenberg, le lieu d’un mélange des pratiques, un espace ouvert aux influences extérieures, dont l’hétérogénéité reflète celle des arts visuels qui lui sont contemporains.

8Si l’on est certes conscient des dangers liés l’assimilation trop rapide des différents arts dans une seule histoire culturelle, si l’on sait à quel point il est important de garder à l’esprit la spécificité du fait littéraire, il est extrêmement stimulant de voir apparaître, d’un chapitre à l’autre, les linéaments d’une histoire comparée des arts visuels et de la littérature dans leurs réactions à une culture de l’image hégémonique. Le postulat théorique à l’origine de Pictures into Words se double dès lors d’une réponse à ces inquiétudes persistantes portant sur une prétendue pureté de l’art d’écrire, pour laquelle les évolutions contemporaines seraient une perpétuelle menace.

Art = Capital

9Chronique d’une pratique artistique partagée donc, plus qu’histoire littéraire illustrée, le livre d’A. J. Blatt refuse toute naïveté et aborde de front les problèmes liés à la marchandisation de l’art. C’est dans le chapitre sur P. Michon que la question est traitée : se détournant assez rapidement de la question de la « vie minuscule », l’auteur se penche sur le personnage du marchand d’art et reconnaît dans Vie de Joseph Roulin une virulente critique du mercantilisme en art et des mécanismes de détermination de la valeur d’une œuvre — réflexion dont l’actualité a été rappelée il y a quelques mois par la vente du Portrait de Lucien Freud de Francis Bacon à New York au prix, défiant tous les records, de cent quarante-deux millions de dollars. On a plus de mal à suivre A. J. Blatt lorsqu’il voit dans le roman de P. Michon un éloge déterminé de la littérature comme art démocratique, dont le prix n’est pas fixé par la valeur boursière de l’écrivain — il cite lui-même quelques pages plus haut ses réponses pessimistes à l’enquête menée par la Quinzaine littéraire sur le devenir de la littérature, où le « retour au récit » du roman contemporain est présenté comme un résultat d’une politique éditoriale et donc de la pression des marchés. Si l’on peut faire un reproche à l’ouvrage d’A. J. Blatt, celui-ci concernerait donc peut-être la rapidité de certaines conclusions, encore que celles-ci constituent alors des appels à pousser plus loin la réflexion.


***

10En définitive, l’introduction d’un troisième terme, celui de culture visuelle, dans des études comparatistes qui souvent se limitent à la mise en parallèle du texte et de l’image singulière, fait le dynamisme de cette étude claire, enthousiasmante et pleine de trouvailles, permettant ainsi d’éviter la simple mise en opposition du texte et de son autre, le tableau. « Cela tuera‑t‑il ceci ? » nous demandions‑nous, non sans clin d’œil à Victor Hugo. Non, conclut l’ouvrage : de cet affrontement parallèle de la littérature et des arts plastiques à la culture visuelle, les premiers sortent finalement grandis, par la faculté réflexive dont ils font preuve et dont Ari J. Blatt a efficacement retracé l’histoire récente. Et, pour finir, dans ce qui s’apparente à un acte de foi, il faut bien reconnaître avec l’auteur qu’au delà de toute défiance, dans les romans qui se développent ainsi à la faveur d’un arrêt sur image, celle‑ci, prise enfin au sérieux, est rendue à sa puissance première.