Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Sarah Ossipow Cheang

Le Cercle Linguistique de Prague, entre questionnement idéologique & découverte scientifique

Patrick Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Limoges : Éditions Lambert‑Lucas, 2012, 335 p., EAN 9782359350449.

1L’ouvrage de Patrick Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, propose un nouvel éclairage sur l’histoire des sciences humaines de la première moitié du xxe siècle grâce à la mise en évidence des apports scientifiques réalisés par les représentants du Cercle Linguistique de Prague durant les années 1920 et 1930. Fondé en octobre 1926 dans la capitale tchèque, ce cercle de chercheurs, penseurs et universitaires russes émigrés comprenaient de nombreux représentants dont les plus éminents furent le linguiste et père de la phonologie1 Roman Jakobson (1896‑1982), le linguiste et culturologue Nikolaj Troubetzkoy (1890‑1938) ainsi que le géographe Petr Savickij (1895‑1968).

2Dans son étude, P. Sériot commence par rappeler le contexte historico‑culturel de l’entre‑deux‑guerres, période décisive dans l’histoire européenne puisqu’elle vit s’effondrer les anciens modèles tant politiques que scientifiques ainsi qu’en témoignent la montée des totalitarismes et l’avènement du structuralisme. Selon l’auteur, le rôle joué par le Cercle Linguistique de Prague dans l’émergence de ces nouveaux modes de pensée est largement méconnu. L’étude proposée par P. Sériot vise donc à remplir cette lacune et démontre qu’une meilleure connaissance des recherches linguistiques et culturologiques des représentants du Cercle Linguistique de Prague permet, en fin de compte, d’améliorer la compréhension de l’histoire intellectuelle du xxe siècle en lui dévoilant sa face cachée.

3Schématiquement, P. Sériot examine le lien complexe « entre l’épistémologie relationnelle du structuralisme et la métaphysique platonicienne de ses initiateurs « Russes de Prague », sur fond de métaphore de l’organisme issue de l’idéalisme allemand » (p. 12). Dans cette perspective, P. Sériot observe que la vision occidentale concernant les mouvements intellectuels du xxe siècle, notamment les textes se référant à la naissance du structuralisme, néglige considérablement l’apport des contributions théoriques constitué par les publications du Cercle Linguistique de Prague : P. Sériot remarque en effet qu’au lieu d’indiquer quelle fut l’impulsion donnée au structuralisme naissant par Jakobson et Troubetzkoy, les manuels de linguistique présentent généralement ces derniers comme « des fils spirituels de la pensée saussurienne » (p. 286), bien que leur démarche fût radicalement différente de celle de l’auteur du Cours de linguistique générale. Le fil conducteur du livre de P. Sériot est donc le démenti du lieu commun selon lequelle le Cercle Linguistique de Prague serait un héritier de la linguistique saussurienne afin, non seulement, de souligner les spécificités des recherches réalisées par Jakobson et Troubetzkoy, mais aussi de démontrer que « la linguistique eurasienne est un maillon perdu de l’histoire du structuralisme » (p. 81). P. Sériot entreprend de restituer ce maillon à sa place afin d’observer comment se constitue un objet de connaissance en sciences humaines et d’examiner comment les découvertes scientifiques sont transférées d’une discipline à l’autre (de la géographie et de la biologie à la linguistique, par exemple) et d’une culture à l’autre avec tous les oublis, malentendus, modification, réinventions, glissement de sens et autres phénomènes interprétatifs que cela implique.

4Afin de démêler l’amalgame consistant à simplifier la réflexion linguistique des représentants du Cercle Linguistique de Prague en l’assimilant à la pensée saussurienne, l’auteur de Structure et totalité relit avec une méticuleuse attention les nombreuses publications de Jakobson, Troubetzkoy et Savickij. Ce faisant, il observe que, malgré l’utilisation d’un vocabulaire scientifique similaire, les représentants du Cercle Linguistique de Prague et le fondateur de la sémiotique « ne parlent pas de la même chose, n’ont pas le même objet, […] et par conséquent ne trouvent pas les mêmes choses » (p. 252). Selon P. Sériot, la différence irréductible entre la théorie proposée par Ferdiand de Saussure (1857‑1913) et celle de l’école pragoise est due à leur conception radicalement différente de la notion de structure. En effet, P. Sériot souligne que la particularité de la démarche des Russes de Prague provient du fait que, pour eux, la notion de structure est intimement liée à l’idée de totalité et à la réflexion sur les limites impliquées par ce concept. Le questionnement sur les notions de limites et de totalité est indissociable de la doctrine eurasiste développée par Troubetzkoy et Savickij, penseurs qui influencèrent profondémment Jakobson.

La pensée eurasiste

5Initié par Troubetzkoy, l’eurasisme débuta comme «comme un mouvement philosophique et scientifique, au début apolitique » qui cependant finit par évoluer « vers une organisation structurée et ramifiée, avec des relais dans la plupart des capitales européennes » (p. 41). Ainsi que l’explique P. Sériot, bien qu’il se soit transformé en un mouvement politique visant à remplacer le pouvoir soviétique, l’eurasisme fut d’abord une utopie scientifique alliée à une démarche spirituelle dont la visée ultime était la connaissance de soi destinée à la réalisation de « la véritable essence d’une communauté considérée comme personne collective » (p. 43). En d’autres termes, l’eurasisme repose sur une approche téléologique des entités culturelles ; ces dernières, selon Troubetzkoy, sont définies par leur appartenance linguistique, puisque « la langue est le moyen fondamental de communication entre les individus et [que] c’est au cours du processus de communication que se créent les personnes collectives2. » La référence à une personne collective n’est possible, ainsi que P. Sériot le rappelle, que dans le contexte philosophique d’une vision englobante présentant l’individu comme un être transcendé par la communauté à laquelle il appartient. P. Sériot souligne également que le principal objet de recherche des chercheurs eurasistes est la démonstration, d’un point de vue linguistique, culturel et géographique de l’existence réelle, tangible et indéniable de la totalité eurasienne, qu’ils perçoivent comme un espace dont les limites coincident avec les frontières de l’Union Soviétique. D’un point de vue linguistique, cette entité comprend donc des langues très diverses, puisqu’elle contient tant une langue slave comme le russe que des langues caucasiennes telles que l’arménien ou le géorgien. Ainsi que le rapelle P. Sériot, cet état de fait incite Jakobson à réfléchir sur les ressemblances entre langues non‑apparentées ; cette réflexion constitue le point de départ de la théorie des unions de langues et de la démontrastion de l’existence d’une union des langues eurasiennes coincidant avec l’espace géographique soviétique ; d’après Jakobson, cette union des langues eurasiennes est prouvée grâce à la présence de deux critères que les langues en question partagent toutes : l’absence de polytonie, d’une part, et la corrélation de mouillure, d’autre part (91‑2)3. L’examen critique auquel P. Sériot soumet l’argumentation de Jakobson sur les éléments constituant la théorie de l’union des langues lui permet de déconstruire cette dernière en démontrant qu’elle repose sur une « substantialisation des traits distinctifs » (p. 107). En effet, P. Sériot observe que l’argumentation proposée par Jakobson glisse imperceptiblement d’un point de vue phonologique, c’est‑à‑dire intra‑systémique, vers un point de vue phonétique, c’est‑à‑dire extra‑systémique. Ce phénomène, remarque P. Sériot, équivaut à une ontologisation de l’idée de système (p. 106). En effet, dans la mesure où les éléments pertinents pour la description d’une langue ne se définissent pas de façon exclusivement intra‑systémique, différentielle et relationnelle, ainsi que le prône la théorie saussurienne, mais au moyen d’éléments comparables d’une langue à l’autre, il n’est plus possible de parler de linguistique structurale au sens strict du terme, ni de considérer les représentants du Cercle Lingusitique de Prague comme des continuateurs de l’oeuvre de Saussure.

6L’intérêt de l’analyse critique proposée par P. Sériot réside dans la capacité de l’auteur non seulement à déceler les non‑dits mais aussi à faire ressortir les enjeux, souvent inconscients, de la problématique eurasiste. Ayant démontré le caractère non structural et non‑systématique de la théorie de l’union des langues, P. Sériot propose une réflexion sur « la grande révolution conceptuelle proposée par la linguistique eurasiste », à savoir, « la notion d’affinité par convergence » (p. 82). Étant donné le rôle central de cette notion dans la pensée eurasiste, P. Sériot y consacre une grande partie de son ouvrage.

Le concept d’affinité par convergence

7C’est par le biais de l’étymologie du terme « affinité » que P. Sériot entreprend d’aborder l’idée centrale des penseurs eurasistes, à savoir le fait que des langues peuvent avoir des ressemblances les unes avec les autres, non parce qu’elles auraient un ancêtre commun (une proto‑langue telle que l’Indo‑Européen, par exemple), mais par acquisition, du fait de leur proximité géographique. La décision de retracer l’évolution sémantique du mot « affinité » tient au fait que cette dernière est particulièrement représentative des inévitables modifications sémantiques d’un mot lorsqu’il passe d’un domaine scientifique à un autre, ou d’un champ culturel à un autre. Après avoir retracé la trajectoire sémantico‑historique du terme, P. Sériot observe avec justesse que le mot « affinité a été utilisé avec beaucoup d’assurance dans des sens opposés, sans qu’aucune précaution ne soit prise pour en stabiliser le contenu ou même en signaler les divergences d’acceptation » (p. 177). C’est l’absence d’une définition claire, rigoureusement définie et communément acceptée, selon P. Sériot, qui explique que « dans l’histoire des concepts, la notion d’affinité était tiraillée entre le sens de ressemblance et celui d’attirance» (p. 184). À ce stade, P. Sériot souligne l’audace intellectuelle de Jakobson qui consista à ne pas choisir entre l’un des sens existant du mot « affinité » ni à proposer une alternative aux significations en cours mais à mettre en relation les deux sens existant : « L’originalité de la position de Jakobson […] est que la ressemblance s’explique par l’attirance » (ibid.). En outre, l’analyse de P. Sériot éclaire le fait qu’une telle association n’aurait pu voir le jour sans une réflexion sur les théories biologiques en cours à l’époque de Jakobson. En effet, P. Sériot rappelle que la principale source d’inspiration de Jakobson était les travaux du biologiste Lev S. Berg (1876‑1950), auteur de l’ouvrage Nomogenez (1922). Dans son livre, Berg propose une alternative à la théorie darwinienne de l’évolution et suggère l’hypothèse de la possibilité d’une transmission non‑génétique des traits caractéristiques des espèces animales grâce à une acquisition explicable par la proximité spatiale et le fait de partager le même milieu de vie.

8Se fondant sur la notion biologique de convergence empruntée au biologiste Lev Berg, la linguistique eurasiste établit clairement un parallèle entre une langue et une personne collective perçue comme un organisme vivant. Ainsi que le remarque P. Sériot, ce recours à une comparaison organiciste est pour le moins surprenant de la part de penseurs qui s’opposent avec virulence à toute application du naturalisme en linguistique. Selon l’auteur de Stucture et totalité, ce phénomène de reprise implicite d’une idée ou d’un concept dénigré est comparable à ce que la psychanalyse définit comme le retour du refoulé. Dans le contexte du mouvement eurasiste, qui vit le jour à une époque historique marquée par un questionnement identitaire de la part des chercheurs russes, ce refoulé est constitué par les fondements épistémologiques de la science occidentale. En effet, les chercheurs eurasistes essayèrent de se détourner des principes scientifiques perçus comme « occidentaux », terme connoté péjorativement comme représentant des valeurs petites‑bourgeoises, excessivement individualistes et perçues comme incompatibles avec l’idée d’ordre et d’harmonie sous‑jacente à la vision eurasiste. Cet empiètement de la morale sur la science influença l’approche méthodologique des eurasistes en bannissant l’idée d’aléatoire, incompatible avec l’idée d’une harmonie universelle qui sous‑tend la théorie des unions de langues. Par conséquent, il est essentiel, d’après P. Sériot, de ne pas confondre la démarche structurale de Saussure avec l’approche « tout à la fois empiriste et essentialiste » des représentants du Cercle Linguistique de Prague (p. 286‑287). L’intérêt des recherches menées par Troubetzkoy et Jakobson est que leurs travaux constituent

une étape contradictoire, hésitante, vers ce qu’E. Morin, soixante ans plus tard, appellera la « pensée complexe ». Mais leur fascination pour la clôture les empêche encore de penser la complexité comme système ouvert. […] Ils ont entrevu la complexité du réel (« tout est lié »), mais l’idée est encore si neuve et si audacieuse qu’ils ne pouvaient que s’appuyer sur des théories existantes bien que discréditées (la Naturphilosophie), ce qui a débouché sur la notion de simplicité ontologique (la notion d’harmonie et équilibre) et non pas méthodologique des systèmes. (p. 293)

9La lecture critique de P. Sériot des textes théoriques des eurasistes a le mérite de mettre à nu les sources, souvent tues et implicites, des écrits rédigés par les représentants du Cercle Linguistique de Prague. Ainsi, lorsqu’il souligne l’importance de la primauté accordée au collectif par les penseurs eurasistes, P. Sériot ne manque pas de rappeler que cette idée s’enracine en partie dans la lecture russe de Hegel ; de la sorte, l’auteur fait remonter à la surface une des nombreuses et implicites inspirations du mouvement. Cette méthode est particulièrement adaptée dans la mesure où elle permet à P. Sériot d’éclairer les nombreuses contradictions internes de la pensée eurasiste, en l’occurence, les proclamations d’incompatibilité entre science « russe » et science « occidentale » ou « romano‑germanique ». Ainsi que P. Sériot le démontre, ce déni de la valeur et de la validité de la science occidentale est incompatible avec les bases philosophiques sur lesquelles repose la théorie eurasiste, puisque cette dernière prend partiellement racine dans le romantisme allemand du xixe siècle.


***

10L’intérêt de l’analyse proposée par Patrick Sériot réside non seulement dans les nombreux malentendus qu’elle résoud mais aussi, et même surtout, dans la réflexion que ces malentendus provoquent. En effet, l’auteur démontre avec brio que, s’il est erronné de considérer les représentants du Cercle Linguistique de Prague comme des héritiers et continuateurs de la théorie saussurienne, il est tout aussi faux de faire l’impasse sur les écrits eurasistes, car leurs recherches sont pertinentes du point de vue de l’histoire intellectuelle du xxe siècle. En effet, la démonstration par P. Sériot de la confusion des genres typique des écrits eurasistes est particulièrement utile afin de rappeler l’écueil que constitue pour un penseur un point de vue idéologique trop pregnant ; en effet, la nécéssité impérieuse de démontrer l’existence naturelle, indéniable et incontestable de la totalité eurasienne empêcha Jakobson, Troubetzkoy et Savickij d’adopter un point de vue plus objectif qui leur aurait permis de suspendre tout jugement d’ordre axiologique, idéologique ou existentiel au profit d’une approche plus scientifique et objective. Dans le même temps, l’étude de P. Sériot rappelle également que, même bancale, une théorie scientifique peut se révéler fructueuse dans les développements qu’elle engendre :

Le moindre des paradoxes n’est pas alors le fait que c’est précisément la phonologie pragoise, plus que la linguistique générale saussurienne, qui s’est révélée la plus féconde, qui a donné une impulsion aux études concrètes, aux descriptions de langues comme aux transferts de méthodes structurales à d’autres sciences que la linguistique, impulsion dont les effets ne sont pas encore retombés. (p. 287)

11Si cette dernière affirmation reste à vérifier, il n’est reste pas moins que l’analyse de P. Sériot a le mérite de montrer de quelle manière le facteur humain, avec toute la part d’inconscient que cela présuppose, demeure essentiel dans la recherche scientifique. Dans cette perspective, la présence de nombreux extraits de la correspondance personnelle de Savickij, Troubetzkoy et Jakobson est particulièrement éclairante. En outre, la notion d’Eurasie, avec toute la quête identitaire qu’elle implique, loin d’être tombée en désuétude, est de nos jours, plus actuelle que jamais, ainsi qu’en témoigne l’article de Michel Eltchaninoff, « Eurasie à l’Est du nouveau4 ? », dans lequel l’auteur souligne la résurgence de ce mouvement en Russie depuis la chute de l’Union Soviétique.