Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Printemps 2000 (volume 1, numéro 1)
titre article
Olivier Guerrier

Une histoire en archipel

Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève : Droz, coll. « Études de philologie et d’histoire », 1999, 200 p., EAN 9782600003124.

1Disons-le d’emblée : comme les précédents, et davantage encore peut-être, le dernier ouvrage de Terence Cave est décisif, autant pour ses objectifs méthodologiques que pour la clairvoyance des analyses textuelles qui en procèdent, et qui leur donnent une pleine légitimité.

2L’ensemble bénéficie d’un cadrage théorique, dont les lignes de force sont soulignées dans l’introduction et la postface. Pour axe global, une articulation de la poétique et de l’histoire, et plus précisément d’une époque — la seconde partie du xvie siècle, en gros — « qui passe pour critique dans l’évolution de la culture moderne » (p. 177). Pour postulats et formes de problématisation, les différents éléments du titre et du sous-titre. Le premier, Pré-histoires, au trait d’union aussi curieux que révélateur, indique le refus d’aborder les matériaux comme des origines d’histoire, afin de déjouer la puissance herméneutique et téléologique du récit, et de redonner aux phénomènes leur statut de trace sans suite connue et connaissable. Ce n’est donc pas une généalogie, qui explorerait le passé en fonction des jalons postérieurs, et qui aurait besoin d’un début pour comprendre et justifier une continuité et une actualité. Plutôt une étude synchronique, fondée sur « un mouvement en amont qui, à chaque étape du chemin, effacerait les traces du futur » (p. 113) pour s’arrêter, autant que possible, dans un pays étrange et un univers intellectuel autre, et pour tenter de l’appréhender dans sa différence. Un équivalent, dans l’ordre temporel, du geste ethnologique d’un Levi Strauss s’installant, en connaissance de cause, dans la « pensée sauvage ».

3Évidemment, cette manière d’être au monde est une expérience perdue; elle est en partie irrécupérable, une fois refusée l’illusion rétrospective. T. Cave ne va donc entreprendre que des coups de sonde, en choisissant pour supports des textes. Une certaine idée de la « littérature » sous-tend sa décision. Contrairement aux traités de droit ou de théologie qui cherchent à établir une authenticité et véhiculent une norme, le texte littéraire est un hapax qui insiste sur sa différence par un encodage complexe, subvertissant la tradition et les conventions dans lesquelles il s’insère. C’est d’ailleurs une constellation de textes hétérogènes qui est ici proposée, afin de restituer non des pans de culture ou des systèmes de pensée mais une suite de perceptions fragmentaires, à l’image de la méthode employée par le « new historicism » anglo-américains, qui substitue aux grandes fresques une « description épaisse » des phénomènes historico-culturels. Il y a là une ambition et une modestie: ambition d’établir une topographie des perceptions à un moment donné, tout en lui déniant le statut de synthèse ou, pire, d’épistémè. Dernier point, le trouble qui, on comprend bien pourquoi, n’équivaut pas à la fêlure ou à la rupture, mais se laisse définir comme « le signe textuel d’une réponse psychologique à un phénomène qui pour nous est historique » (p. 16). Parfois, l’expérience de l’écrivain bute sur un problème, rencontre une angoisse ontologique ou axiologique que le discours officiel ne saurait traduire. Des instants d’incertitude, des zones d’ombre, une perturbation inattendue, suggérés par des innovations lexicales, des dispositifs inédits, des gauchissements imprévus à l’intérieur des syntaxes et des répertoires.

4Pour en mesurer les effets, il faut passer par le commentaire. Plus que jamais, la théorie ne vaut ici que si elle s’articule à une attention portée aux particularités, amenée à en valider les propositions. Là, le brio de T. Cave, ennemi des rapprochements acrobatiques comme des déductions crispées, mais ni du bon sens ni de la pertinence, force très souvent l’admiration. Il ne s’agit pas d’évoquer la totalité de ses analyses, mais de mentionner seulement quelques repères et quelques passages remarquables. Globalement, le problème porte sur le pyrrhonisme au xvie siècle, et les inquiétudes qu’on peut enregistrer dans son champ de réception. Il n’est pas envisagé comme un simple discours de savoir, mais comme « un vecteur dans la conscience psycho-épistémologique des auteurs qui en parlent ou s’en servent » (p. 105). Une figure comme « l’antipéristase », présente dans le Lexicon de Budé et dans le Thesaurus d’Estienne et désignant l’interaction des contraires dans la physique ou la psychologie, semble bien convenir à un type d’expression à la fois rhétorique et idéologique, par lequel le retournement d’une position en son inverse s’accompagne d’une conjuration diplomatique et d’une avancée de la réflexion. T. Cave décèle, dans le mouvement de l’Apologie de Raimond Sebond de Montaigne, une logique d’antipéristase, articulée notamment autour de l’apostrophe centrale à la Princesse, et qui permet le va-et-vient entre un enseignement officiel et une stratégie épistémologique inquiétante (p. 35 et sqq). Et il vérifie dans d’autres chapitres l’efficacité de cette figure structurante, qui n’a certainement pas fini de nourrir les enquêtes sur les Essais, tant elle éclaire un mode de rapport à la connaissance et à soi dont les habitudes « sont orientées selon une structure qui n’est pas la nôtre » (p. 82). Cela, apparemment, va sans dire. Mais encore faut-il tenter de le penser véritablement, sans recourir aux analogies factices et aux potions toute prêtes. 

5On s’attardera aussi sur le problème du « moi », traité dans la seconde partie. Il est abordé comme un phénomène de langage bien plus que comme un concept renvoyant à une substance. La substitution progressive du pronom-objet au pronom-sujet paraît impliquer une réflexivité accrue. Intériorisation de l’identité ? La prudence s’impose. En se limitant aux jeux des topiques, aux combinaisons et aux combats des grammaires à l’intérieur des textes, l’auteur aboutit à cette conclusion partielle qu’un langage de l’auto-représentation étant en marche à l’époque, bousculant les normes linguistiques et textuelles précédentes. Les deux derniers chapitres introduisent la question de la fiction narrative. Le « suspens » fédère l’ensemble, et l’on lira avec profit les variations sur l’ordo artificialis fondées sur la préface d’Estienne aux Éthiopiques d’Héliodore, annonciatrice d’un nouveau régime de lecture qui tient plus à une manipulation du lecteur qu’à la recherche d’un profit moral via l’exégèse allégorique. Suspension du jugement, suspension narrative, ou comment le scepticisme s’immisce à l’intérieur des modalités du récit. Le Tiers Livre, le Voyage des Princes Fortunez de Verville et les chapitres 2 et 9 du livre III des Essais illustrent l’hypothèse chacun à leur manière, en manifestant un lien entre la première personne et ce type de mise en intrigue.


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6Au total, ces analyses sont autant de points de rencontre entre l’histoire des idées, la rhétorique et la poétique. Elles réconcilient, si c’était nécessaire, l’expérience scripturale et l’expérience existentielle ou intellectuelle. Le « seuil de la modernité » en devient à la fois plus opaque et problématique, mais, sans doute aussi, plus et mieux accessible.