Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
titre article
Christophe Premat

Humeur(s) intellectuelle(s)

Régis Debray, Modernes catacombes, Paris : Gallimard, 2012, 310 p., EAN 9782070139446.

1Quand on se réfère à l’humeur intellectuelle, on songe immédiatement au billet, à la captation de l’instant, au point de vue livré à bâtons rompus sur un événement. L’humeur est celle de l’auteur, elle qualifie un état d’esprit à un temps donné, elle est même destinée à changer, de mauvaise à bonne ou l’inverse. Ce n’est pas de cette humeur-là dont nous pouvons parler à propos du dernier Régis Debray. Ce n’est pas tant l’humeur de l’auteur que celle du destin souvent posthume (post-humeur dirait-on) des personnes qui est commenté. Pour reprendre les termes de Jacques Derrida, il y a ici un terreau intellectuel, un humus, un patrimoine à conserver au sein de ces catacombes modernes1. R. Debray n’est pas dans la Chambre verte de François Truffaut2, avec ce côté collectionneur de vérités du passé : il analyse plutôt une galerie de portraits en partant des figures-repoussoir, des « divertisseurs3 » de l’époque pour accéder aux grandes figures du siècle passé. On hume ici le grand air, celui qui traverse les bibliothèques idéales, en passant par Malraux ou Gracq, et en s’arrêtant sur le moment Nora. Quant aux divertisseurs, ceux qui prêchent la singularité et sont prêts à servir tous les régimes politiques avec un certain talent, R. Debray les démolit sans avoir recours aux préceptes de la médiologie qu’il professe depuis des années. Philippe Sollers est de ceux‑là, et les passages du livre qui lui sont consacrés, forts du trait d’humeur et de la défiance vis‑à‑vis d’une époque propres à la posture de R. Debray, en viennent à frôler le pamphlet (p. 21‑44).

Esquisses intellectuelles

2R. Debray propose une admirable galerie de portraits. Il ne fait pas dans le monumental ni dans le frivole, mais reconquiert l’esprit d’un trait de génie. Cette bibliothèque des idées, absolument pas utopique, est la réunion de plusieurs conférences données sur des personnalités. Ces auteurs qu’il célèbre sont bien vivants par leur pensée qui s’enrichit de l’humus de l’époque. En même temps, le livre penche à certains moments du côté de l’autobiographie déguisée.

Je ne tiens pas de journal, l’agenda suffit. Je ne suis pas d’origine protestante, mais de formation catholique ; j’en tiens pour la confession auriculaire et secrète — perversion peu propice à l’examen de conscience à voix haute des parpaillots, façon Rousseau, Gide ou Sartre. Ma classe sociale — et mes bons maîtres républicains ne l’ont pas sur ce point contrecarrée — m’a persuadé dès mon plus jeune âge que se mettre en avant est un signe de mauvaise éducation, et qu’un homme élégant est un homme effacé. Aussi ne suis-je jamais assis au premier rang sur les bancs du lycée, ni dans les photos de classe, préférant me fondre dans l’arrière‑plan (p. 111).

3L’ouvrage est à la lisière de la confession et permet au lecteur d’apprécier une trajectoire originale dans la modernité intellectuelle. On y apprend, au détour d’une autre confession, que l’auteur aurait pu aussi être conseiller du prince à la fin des années 1970.

En subintitulant ce livre une éducation politique, je croyais cette volonté de substituer, ou surimposer, un discours rationnel à un parcours personnel. Subordonner la quête d’identité à la recherche d´une vérité. Scolariser l´anecdote, rationaliser la circonstance. (p. 117)

4Vouloir recréer une cohérence est illusoire : l’autobiographie n’a pas de sens véritable.

Esthétique des grands hommes

5Ce qui frappe dans cette galerie de portraits, c’est le sens de l’ellipse, de la contraction, de la phrase nominale. R. Debray est puissamment synthétique lorsqu’il s’attarde sur certaines figures. En témoigne cet hommage à Romain Gary : « Romain Gary : le farfelu rubis sur l’ongle. Gageons que le siècle prochain, moins gogo, hissera le conteur au rang du barde » (p. 198). Le lecteur sent dans l’émergence de cette bibliothèque imaginaire les fondements d’une mythologie républicaine.

Malraux, Gary : les deux mythomanes arrivèrent ensemble, et en retard, à Colombey, ce 12 novembre 1970, lorsqu’un autre magicien, mégalo pour de bon, las de nos médiocrités, fit ses adieux à la petite troupe des derniers Français libres. Une photo les montre côte à côte : clowns lyriques, déjetés, ailleurs. Mais l’un en costume sombre, l’autre déguisé dans une vareuse d’aviateur trop petite, cheveu long, arborant ses dix médailles d’inconsolable qui en rajoute (p. 399).

6La métonymie et l’ellipse donnent ainsi une profondeur historique à ces portraits, le général De Gaulle étant décrit plutôt que nommé. Le costume qualifie la fonction et rend en même temps le personnage historique concret et accessible. R. Debray consacre d´ailleurs un autre texte fulgurant à De Gaulle pour préfacer ses Grands Discours de guerre.

Que l’histoire de France ait eu pour point d’orgue un tel caractère offre une sorte de satisfaction artistique, tant s’harmonisent dans son cas l’individu conclusif et le livre d’heures par lui renfermé, le profil psychologique de l’homme et la teneur légendaire de l’histoire : le baptême de Clovis et la bataille de Valmy, en un seul être récapitulés. L’affaire France s’est donc bien terminée. Gardons nos mouchoirs au sec. Égayons le Requiem (p. 270).

7L’auteur se trouve ici dans les parages de Hegel, qui commentait la mise en scène esthétique des grands hommes de l’histoire, incarnant l’Esprit4. De Gaulle conjugue ainsi esthétique et politique, en sauvant « l’affaire France » et en incarnant la destinée collective française, au point de devenir un mythe national absolument essentiel. L’hommage a évidemment une résonance particulière dans les Modernes Catacombes parce qu’en réalité, la nation millénaire fait toujours face au vertige de sa possible disparition. D’où, peut‑être, une « politique de civilisation » à réinventer, au sens d’Edgar Morin5.

Générations d’intellectuels

8Il existe ainsi une distance constante prise entre l’auteur et les portraits qu’il photographie d’une formule. Certains textes sont des autobiographies commentées, comme celle d’Albert Londres par Jean Daniel (p. 145‑150), permettant, par un habile effet de mise en abyme, de mettre en lumière les difficultés du genre autobiographique.

Où était le risque ? Là où est la réussite : dans le mélange des genres. Diariste et mémorialiste. Écriture de soi et témoignage en direct. Pour ses détracteurs, l’autobiographie, c’est Charybde ou Scylla. Soit, c’est la bonne vieille touille moralo-psychologique un peu stérile. Appelons cela la ligne « cahier noir », le renfermé intimiste — souvent morose, faute de distraction et de péripétie. On dégorge ses humeurs, on déshabille l’ego, bobos et fiasco. L’autre ligne, « carnet de voyage ou de guerre », quant à elle, apporterait information et distraction, sans sonder bien profond. Le fils de Gide et de l’actu a réconcilié les deux dynasties, en rehaussant Benjamin Constant par Albert Londres (p. 148).

9On reconnaît le même style, mêlant l’ellipse et la métonymie, permettant de faire ressortir le génie de Daniel avec une pointe d’ironie. R. Debray décortique admirablement l’humus intellectuel de Daniel, c’est-à-dire ses préférences, sa bibliothèque et in fine son monde imaginaire. Mauriac, Malraux, Sartre, Nora, Gracq, Semprun et les autres figurent dans ce Panthéon humoristique et sérieux en même temps. Le lecteur se régale dans l’écume de chaque ligne et dans le jeu de résonances musicales et de références culturelles. Sartre est enfin revalorisé à sa juste mesure :

on avait enterré un cerveau, on découvre un regard. Les Mots, Situations et les Carnets de la drôle de guerre effacent le Hegel manqué sous le plus réussi de nos Stendhal. Feu l’intellectuel total, évacuée la synthèse, émerge le promeneur pathétique de Venise, l’éternel adolescent qui a rendu, comme personne depuis Proust, le sensible intelligible (p. 204).

10Sartre voulait être un grand philosophe, il échoue en écrivain et devient alors un personnage hybride, situé entre la philosophie et la littérature, tout comme Gracq est quelque part entre la géographie et la littérature (p. 233). Le mélange des genres bien dosé donnerait donc naissance au génie.


***

11Jamais R. Debray ne verse dans l’hagiographie : il met plutôt en lumière un monde de l’écriture avec ses grands auteurs, ses parodies et ses amuse-gueules.

C’est la loi du Zeitgeist. Le futur s’est lassé. L’attente n’a plus d’objet. Nous avons tous quitté l’ère du monument et le fragment est notre élément. Le cours si peu mondialisé du monde, comme la mémoire collective et la France elle-même, refluent dans nos têtes en morceaux — choisis. Nos saisons n’ont plus d’axe, il s’est brisé en chemin. On tangue (p. 302).

12L’histoire n’est pas habitée par une quelconque vision téléologique et cette galerie de portraits proposée par l’auteur la transforme davantage en anthologie littéraire fondamentale. Le lecteur pourra ainsi se laisser guider et se référer de temps en temps aux grands textes pour humer avec délectation ces traits de génie. Pas de place pour les maîtres-penseurs ni pour les imposteurs, seule l’auctoritas des grands demeure.