Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Mai 2018 (volume 19, numéro 5)
titre article
Pierre‑Yves Testenoire

Qu’entendons‑nous par oralité ?

Dominique Casajus, L’Aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale, Paris : CNRS éditions, 2012, 205 p, EAN 9782271073495.

1« Qu’entendez‑vous par oralité ? », c’est la question que posait en 1982 Henri Meschonnic, faisant écho à l’interrogation soulevée par Ruth Finnegan : « What is oral literature anyway1 ? ». L’essai de Dominique Casajus, L’Aède et le troubadour, n’a pas la prétention de répondre à cette question ; il y contribue néanmoins. C’est par la confrontation entre différentes traditions poétiques que sont abordées les problématiques de la constitution, de la réception et de la transmission orales des œuvres poétiques. L’ouvrage est constitué de six brèves études, préalablement parues dans des revues d’anthropologie, portant sur plusieurs traditions orales : celle des poèmes homériques, des anciens Arabes, des Touaregs contemporains, enfin, celles des troubadours des xiie et xiiie siècles. Ces différentes études, qui pourraient faire craindre un éclatement de la réflexion, sont traversées par une interrogation commune sur les modalités de l’oralité poétique. De ce point de vue, L’Aède et le troubadour est, comme le veut l’auteur, non pas un recueil d’articles, mais un livre sur la poésie orale appréhendée via différentes facettes de ses attestations historiques.

2L’un des intérêts de l’essai tient au point de vue adopté sur ces questions littéraires : celui de l’ethnologie. En atteste la définition, délibérément large, de la littérature orale que l’auteur propose de manière liminaire :

Si l’on veut reconnaître une spécificité à l’ethnologie parmi les diverses sciences humaines, elle se réduit peut‑être à ce que ses praticiens doivent pour recueillir leurs données se plonger dans un continuum langagier dont ils ne peuvent s’abstraire. « Participer » comme l’ethnologue se doit, paraît‑il, de le faire depuis Bronislaw Malinowski, c’est avant tout éprouver, et parfois dans l’angoisse, l’opaque massivité de ce continuum. Or tout n’a pas la même valence dans cette multitude de paroles car, selon des modalités variables d’une société à l’autre, nos hôtes privilégient certaines d’entre elles. La « littérature orale » est tout simplement l’ensemble de ces paroles privilégiées à un titre ou à un autre. Leur production mobilise des savoir‑faire fort variés, élémentaires ou raffinés, que nos collègues anglophones appellent avec bonheur des Verbal arts. Peut‑être pourrions‑nous parler d’« arts langagiers »… (p. 9)

3L’auteur s’attache à complexifier les représentations de la littérature orales héritées du modèle formulé par Albert Lord dans son étude des guslars yougoslaves2. La remise en cause de ce modèle bardique peut même être perçue comme la thèse centrale de l’ouvrage. L’examen des différentes traditions mené dans cet essai bat en brèche deux thèses fondamentales de la théorie oraliste de Lord : d’une part, l’opposition binaire entre poésie orale et poésie écrite, d’autre part, le couplage systématique de la composition et de l’exécution. L’Aède et le troubadour tourne autour d’un constat : traiter de la littérature orale aujourd’hui revient aussi à faire le bilan d’un siècle d’hypothèses formulaires et oralistes. C’est pourquoi l’auteur fait débuter son enquête à l’endroit où celles‑ci trouvent leur point de départ : dans la question homérique.

Le dossier H.

4Le premier des deux chapitres consacrés à la question homérique est joliment intitulé « Retour sur le dossier H ». Hommage au roman d’Ismaïl Kadaré, le dossier H. évoque, entre parricide truffaldien, mort de l’auteur et bombe à fusion, l’hypothèse moderne d’un Homère qui serait le prête‑nom d’une tradition poétique orale. Les recherches de Milman Parry et d’Albert Lord sont alorsrappelées. L’auteur distingue nettement, et à juste titre, les deux temps de la démarche de Milman Parry : la théorie formulaire, dans la thèse de 1928, qui n’engage aucune prise de position sur la question de la composition orale ou écrite de l’Iliade et de l’Odyssée ; et, dans les années trente, l’enquête sur les techniques de composition orale des bardes yougoslaves. Dans son évaluation critique de l’oral theory, l’auteur tend néanmoins à accabler le disciple pour sauver le maître. Si l’on admet, avec lui, que Lord a rigidifié les hypothèses de son maître trop tôt disparu, les principaux écueils de The Singer of tales — l’occultation de la culture écrite de certains guslars, la focalisation sur les bardes couplant composition et récitation, la déduction d’une « poésie orale » universelle à partir du seul paradigme observé — se dessinent également dans les derniers écrits de Parry. Dans ce retour au moment crucial des recherches sur l’oralité qu’est l’entre‑deux‑guerres, il conviendrait surtout de réévaluer la constellation de recherches dans laquelle la filiation Parry‑Lord s’inscrit et qu’elle a, en grande partie, occultée : l’anthropologie d’Alfred Louis Kroeber, les études folkloristes de Mathias Murko, l’anthropologie linguistique de Marcel Jousse, les travaux de métrique et de poétique indo‑européenne d’Antoine Meillet…

5L’auteur discute ensuite de l’étanchéité de la frontière entre poésie orale et poésie écrite postulée par Lord. Convoquant les techniques de composition des poètes bédouins, mais aussi les témoignages d’écrivains — Buffon, Borges —, il met en évidence la diversité des dispositifs d’oralité et leur porosité avec certaines modalités de production écrite. Son analyse du rôle de la mémoire dans la composition poétique aboutit aux mêmes conclusions. L’auteur montre, en effet, que la technique de l’« agrafage » mise en évidence dans l’épopée archaïque grecque comme dans les récitations de bardes ou de chamans présente des analogies avec des techniques de composition médiévales, dont la terza rima de la Divine Comédie, abolissant ainsi le postulat d’une distinction radicale entre composition écrite et composition orale.

6Le deuxième chapitre propose un rapide parcours généalogique des théories analystes. Sont exposées les hypothèses d’Aubignac, de Vico, de Rousseau, de Wood et de Wolf sur la question homérique. S’il restitue les nuances des positions de chacun, l’auteur met en évidence la permanence du logocentrisme qui traverse ce courant. La dépréciation de l’écriture associée à une nostalgie de la voix primitive est ce qui fonde également la démarche d’un Parry ou d’un Lord espérant entendre Homère à l’écoute de bardes yougoslaves. Rousseau, Wood, Parry, Lord, en somme, partagent cette quête illusoire des chants du passé dans leur présent, encore perceptible dans certaines recherches actuelles.

Entre l’aède et le troubadour, l’emesshewey et l’enalbad

7Dans les deux chapitres suivants, l’auteur propose une démarche inverse de celle de Parry. Alors que le savant américain cherchait chez ses contemporains des Balkans les confirmations de ses intuitions relatives à la poésie homérique, l’auteur propose de partir de ce qu’il a observé chez les poètes touaregs pour formuler ensuite des hypothèses sur la poésie de l’Arabie archaïque.

8Les productions poétiques des Touaregs nigériens relèvent d’un dispositif d’oralité différent de celui des guslar décrit par Parry et Lord. Il repose, en effet, sur un partage des tâches entre l’emesshewey, qui compose le poème, et l’enalbad, qui le récite. La composition orale du poème se fait dans la solitude. Il est, ensuite, transmis lors de conciliabules privés entre emesshewey et l’enalbad avant d’être récité en public par l’enalbad. Si les poèmes sont attribués à un emesshewey parfois très éloigné dans le temps, chaque récitation est unique. L’exemple touareg prouve que la dissociation de la composition et de l’exécution ne suppose pas nécessairement l’écriture.

9Une autre caractéristique de ces poèmes touaregs, qui les distingue des chants homériques ou yougoslaves, est qu’ils ne relèvent pas du genre épique. Il s’agit le plus souvent de chants de tonalité élégiaque, où un narrateur déplore, à la première personne, sa solitude ou l’absence de l’être aimé. Avec ce topos poétique, l’énonciation fictive — celle d’un narrateur gémissant dans un lieu abandonné — fait écho à l’énonciation réelle du poème, effectivement composé par l’emesshewey dans la solitude. En somme, comme le remarque finement l’auteur, « ce que la poésie [touarègue] met en scène est l’hiatus séparant sa composition de son exécution, mais elle le fait en le niant puisqu’elle conjoint ce qu’il disjoint » (p. 82). Le thème de la solitude soulève aussi la question dela dette de la poésie touarègue vis‑à‑vis de l’ancienne poésie arabe. En effet, la culture touarègue paraît avoir hérité des anthologies médiévales à la fois des figures semi‑légendaire, comme le poète Imrû’l‑Qays connu des Touaregs sous les noms d’Amerolqis et d’Emrewelqis, des thèmes narratifs et des motifs poétiques. Ainsi, la déploration sur le campement abandonné et la visitation du fantôme de la femme aimée sont des motifs récurrents de la poésie arabe préislamique. Ces similitudes étayent la thèse d’une circulation de motifs poétiques depuis l’ancienne Arabie jusqu’au Sahel contemporain, même si les voies exactes de cette transmission restent, selon l’auteur, à explorer.

Oralité & rivalité

10Les deux derniers chapitres du livre sont consacrés à l’art des troubadours. Ce dernier constitue un autre exemple de disjonction entre composition et réception, incarnée par deux fonctions distinctes : celle du troubadour (le trobaire), qui compose le poème, et celle du jongleur (le joglars), qui l’exécute. L’écriture a vraisemblablement pu intervenir à chaque étape de la production poétique. Cela semble certain pour la composition, du fait de la complexité des jeux formels et phoniques que présentent les cansos : sophistication des rimes, acrostiches, structures chiffrées… Quant à la réception et à la transmission des poèmes, l’oralité a dû aussi y prendre sa part. Les pièces des troubadours sont comparées, d’un point de vue thématique, aux poèmes des Touaregs et des anciens Arabes. Tous constituent des chants de souffrance et d’amour, mais là où le narrateur arabe ou touareg se souvient et regrette, le poète occitan espère. L’auteur montre également que, dans ces différentes traditions, la compilation écrite des poèmes, postérieure à leur production, va de pair avec l’attribution des souffrances du narrateur fictif à la figure historique du poète. C’est ce dont témoignent à la fois les biographies des poètes préislamiques contenues dans les anthologies médiévales et les vidas occitanes des xiiie et xive siècles.

11Le thème de la rivalité amoureuse fait l’objet d’une seconde analyse comparative entre tradition arabe, touarègue et occitane. Il est d’abord fait état de la thèse, débattue par les médiévistes, selon laquelle le fin’amor des troubadours serait la transposition poétique de préoccupations d’ordre social et politique. Instruit par la comparaison avec la poésie touarègue contemporaine où le thème de la rivalité amoureuse est également présent, l’auteur conclut qu’il n’est pas nécessaire de postuler une rivalité sociale entre les troubadours pour expliquer l’importance de motif. Ce serait davantage la rivalité entre poètes, exacerbée par des traditions poétiques ne valorisant pas l’originalité, qui expliquerait l’importance de la rivalité amoureuse. Chez les Touaregs, comme sans doute dans les odes préislamiques et dans les cansos occitanes, « ce n’est pas l’amour qui inspire les poètes. Ce sont les poètes et leurs tribulations qui inspirent l’amour et ses figures » (p. 167)


***

12En définitive, ce livre plaide pour une conception graduelle de la distinction entre poésie écrite et poésie orale. Le va‑et‑vient entre oralité et écriture est constitutif des traditions orales elles‑mêmes, comme le montre la circulation, via les anthologies arabes médiévales, entre la poésie orale des Bédouins antéislamique et celle des Touaregs d’aujourd’hui. Surtout, l’hétérogénéité des traditions orales examinées dans l’Aède et le troubadour prouve la nécessité de croiser une pluralité de paramètres pour appréhender les phénomènes d’oralité poétique. Le rapport à l’écriture ne peut plus dès lors être isolé de la question du couplage de la composition et de l’exécution, de la nécessité d’un assistant lors de l’élaboration poétique, de la présence de traits formulaires et du statut social du poète. Ce sont nos représentations de la littérature que le « progressif éloignement » (p. 175) inhérent aux traditions poétiques orales invite aussi à interroger.