Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Anne Chassagnol

Plaidoyer pour un mauvais genre : le sens de la féerie contemporaine

1Irène Fernandez a consacré plusieurs études à la fantasy dont le très remarqué et non moins remarquable Mythe, raison ardente. Imagination et réalité selon C.S Lewis (2005). Elle est l’une des rares critiques du paysage français à pouvoir éclairer les œuvres de fantasy de sa double culture religieuse et philosophique. Son dernier opus, Défense et illustration de la féerie. Du Seigneur des anneaux à Harry Potter : une littérature en quête de sens, se présente comme un ouvrage ambitieux. Ses deux auteurs de prédilection, J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis, font toujours partie du champ de réflexion ; néanmoins, le corpus étudié s’élargit au‑delà du xxe siècle, avec des œuvres plus récentes comme l’heptalogie de Harry Potter, ainsi que les quatre tomes de Twilight, totalisant non moins de vingt‑et‑un romans publiés sur une période de deux siècles. I. Fernandez se place ici dans la droite ligne de Richard Abanes (Harry Potter, Narnia and The Lord of the Rings: What you Need to Know about Fantasy Books and Movies, 2005), à ceci près qu’elle y ajoute Twilight. La question est de savoir si cette adjonction littéraire fonctionne, ce qui pourrait éventuellement se justifier du point de vue de la forme sérielle, et surtout si elle est cohérente sur le plan narratif et thématique. Elle renoue ici avec la tradition de la querelle littéraire, ce qui n’était pas le cas dans ses précédents ouvrages, dans le but de réhabiliter une littérature féerique perçue comme étant injustement traitée par la critique.

2Défense et illustration de la féerie est composé de sept chapitres précédés d’une introduction reprenant le célèbre postulat de Ricœur qui annonçait dans Temps et récit, l’épuisement narratif, en 1983, date qui correspond justement pour I. Fernandez à l’avènement du conte moderne. Comment dès lors expliquer l’aveuglement ou le manque de considération de certains critiques vis‑à‑vis du genre féerique qui semble par ailleurs souffrir d’excès plus que de manque, à en juger par le flot de publications récentes ? Les postulats énoncés dès les premières pages soulèvent plusieurs interrogations en partie liées au titre de l’ouvrage : l’ambiguïté du vocable « illustration » laisse entendre une analyse iconographique de la féerie aussitôt démentie par la table des matières. Quant au sous‑titre, Du Seigneur des anneaux à Harry Potter : une littérature en quête de sens, il ne manque pas d’attirer la curiosité du lecteur. La féerie aurait‑t‑elle un sens ? Si oui, lequel ? Ou serait‑elle nonsensique ? Par « sens », faut‑il entendre reconnaissance, et par conséquent légitimité ?

Quelle taxinomie féerique ?

3Indépendamment de la question de savoir si, en 2013, il est encore nécessaire de défendre la féerie, l’analyse d’I. Fernandez soulève d’emblée un problème lexical essentiel : que faut‑il entendre par « féerie » ? « Fantasy », « fantastika», « mythe », « épopée », « conte » sont utilisés tout au long de l’ouvrage comme autant de substituts possibles sans distinctions précises. Si le terme est parfaitement référencé chez Tolkien, qui en donne une définition désormais canonique dans Tree and Leaf, si l’on voit parfaitement comment s’articule la féerie chez C. S. Lewis, I. Fernandez reste beaucoup plus équivoque quant à son application dans l’œuvre de J. K. Rowling et l’analyse s’essouffle quand il s’agit de Twilight : le vampire serait‑il une créature de plus du bestiaire féerique, au même titre que les elfes ou les sorciers ? Ce n’est pas la qualité littéraire de Twilight qui est mise en cause ici, mais bien sa légitimité dans un corpus littéraire délimité comme étant de l’ordre du conte de fées. Le fait d’envisager la féerie, dénominateur commun à ces quatre œuvres, par son impact en termes de popularité, de succès commercial ou de plaisir de lecture, est tout à fait juste mais ne constitue pas une définition à part entière du genre féerique. L’auteur remarque en outre qu’il existe des distinctions entre les romans étudiés (« Ces œuvres sont très différentes, pas une ne ressemble à l’autre en fait », p. 10), ce qui est incontestable, sans toutefois mener une analyse pertinente de ces divergences.

4C’est en réalité de saga qu’il est question ici, même si cette dernière n’est pas envisagée en tant que forme narrative extensive ni d’ailleurs étudiée en tant que genre littéraire à part entière. Il aurait peut‑être été intéressant de relier, ne serait‑ce qu’étymologiquement, la saga dans sa forme contemporaine à la mythologie nordique, via le Kalevala, les Eddas ou, pour ce qui est de l’Allemagne, à travers les chants des Niebelungen. On aurait pu aussi noter, par exemple, les zones de frictions entre le conte et de longs poèmes épiques comme Beowulf ou The Faerie Queene, ou regarder du côté du cycle arthurien, et s’interroger plus généralement sur l’ancrage de l’imaginaire féerique dans une histoire littéraire aussi vaste que longue. Défense et illustration de la féerie étudie quatre sagas, soit une trilogie, deux heptalogies et une tétralogie, sans se pencher sur l’enracinement structurel du féerique autant dans sa longueur que dans son épaisseur, à travers la notion de cycle, d’éternel retour, d’itération ou de réécriture.

Territoires jubilatoires

5Le premier chapitre, Plaisir du conte, dresse une liste de critères communs susceptibles d’expliquer le succès de ces romans. L’identification du lecteur aux personnages et l’effet de réel seraient une première clef. La survie des protagonistes hors du cadre textuel expliquerait en partie la force du conte moderne comme en témoignent les fanzines et autres forums de discussions sur le net. La féerie est donc une affaire d’espace, permettant à l’œuvre d’acquérir une densité réelle. Tolkien est l’un des premiers à l’avoir compris, comme le souligne George R. R. Martin, auteur du Trône de fer, pour qui la lecture de ces œuvres va bien au‑delà du déroulement des séquences narratives qu’un roman classique pourrait offrir. Leur lecture est un départ en villégiature, un voyage mémoriel et mémorable au sein d’un univers imaginaire. Le cas d’Harry Potter est légèrement différent, dans la mesure où il existe des chevauchements constants entre les mondes imaginaires et l’univers réel, axés sur la dichotomie structurelle du récit, entre le monde des Moldus et celui des sorciers. Chez J. K. Rowling, la systématisation des objets magiques ne saurait se limiter aux accessoires traditionnels du conte. Tandis que Le Seigneur des anneaux fait voyager le lecteur dans un univers merveilleux qu’il a le sentiment d’avoir visité, Harry Potter met en place un décor scolaire auquel bien des lecteurs souhaiteraient appartenir et qui finit par prendre vie sous nos yeux depuis l’inauguration du quai 9 ¾ de la gare de King’s Cross. Il existe par ailleurs une International Quiddich Association qui dispute de célèbres parties au sol. Quant au Monde de Narnia, il revit sous nos yeux le temps de deux romans dans l’œuvre de Lev Grossman (The Magicians, 2009 et The Magician King, 2011). Comment inscrire Twilight dans ce raisonnement ? Alors que le chapitre consacre des analyses très pertinentes aux trois premières sagas, la quatrième, et, en réalité la moins convaincante de toutes, de l’aveu même d’I. Fernandez, est traitée en une seule phrase :

Son style a beau être quelconque et son sujet dangereusement sentimental, Stephenie Meyer a l’art de raconter et de nous faire croire à ce qu’elle raconte, ce qui fait de son œuvre un conte digne de ce nom. (p. 34)

6Indépendamment de la méthodologie qui fonctionne plus difficilement pour Twilight, I. Fernandez panache les genres féerique et fantastique et les œuvres étudiées sans opérer de référencement différent entre dark fantasy, high fantasy ou fantasy romances. Il paraît indispensable d’enquêter du côté de la nomenclature de cette dite fantasy, étonnamment détaillée pour un genre qui, d’après ce que nous dit l’auteur, serait profondément méprisé par la critique. Pourquoi donc choisir d’intégrer une saga dont le thème ou le style sont en porte‑à‑faux par rapport au reste du corpus ? Pourquoi ne pas avoir opté, entre autres, pour le cycle de Philip Pullman, À la croisée des mondes, qui aurait parfaitement trouvé sa place dans cette sélection ? Le choix d’inclure Twilight ne va‑t‑il pas à l’encontre de ce qu’I. Fernandez souhaite justement démontrer ?

Égalité, marginalité, popularité

7Dans le chapitre Mauvais genre, il est question de la rigidité des genres littéraires et par extension du peu de place accordée à la littérature fantastique. « La littérature fantastique demeure marginale, et les choses ne s’arrangent pas lorsqu’on lui donne son nom contemporain de “fantasy”. » (p. 37) La fantasy serait‑elle tout simplement la traduction moderne du fantastique ?

8C’est ce que semble suggérer I. Fernandez sans véritablement l’expliquer. Elle déplore que les travaux universitaires sur la question « échouent à faire sortir du ghetto qui l’emprisonne les qualités de ces textes » pour conclure que « la féerie ne s’en sort pas » (p. 41). On aurait sans doute aimé avoir plus d’informations sur les dits travaux dans la mesure où les notes sur ce point ne renvoient à aucune publication précise. On peut par ailleurs s’étonner d’une telle remarque car — à en juger la critique récente — il semblerait bien au contraire que la fantasy n’ait jamais autant généré d’ouvrages critiques, certains d’excellente qualité. On pense notamment, pour la partie française, aux travaux absolument incontournables d’Anne Besson qui ne sont mentionnés que bien trop brièvement au chapitre 3 ou ceux de Vincent Ferré qui ne sont jamais étudiés. Le brouillage terminologique qui caractérise la fantasy serait, d’après I. Fernandez, la preuve même du désintérêt qu’elle génère. C’est par une tentative de définition que se clôt le chapitre 2 : l’auteur se rapproche alors de Louis Bouyer pour convenir que le terme « littérature féerique » au sens où Tolkien l’entendait pour « désigner le royaume auquel introduisent les contes » (p. 43) serait mieux approprié. Là encore, si l’analyse fonctionne pour les trois premiers auteurs, il paraît difficile d’adopter cette définition à la saga de Meyer. Cela aurait sans doute mériter une analyse plus détaillée, appuyée sur des citations de Tolkin pour mieux discuter et présenter les enjeux de ce choix.

Cohérences historiques

9Le troisième chapitre, Histoires, cherche à savoir s’il existe une vérité féerique capable de conférer un sens au monde. Le conte peut‑il rivaliser, d’un point de vue narratif, avec le roman ? Le conte, comme en témoignent les multiples métaphores culinaires et textiles, rassemble, se régénère en réagençant d’anciennes bribes d’histoires et échappe difficilement au palimpseste. I. Fernandez rappelle que C. S. Lewis réécrit l’Évangile, J. K. Rowling redonne un second souffle aux School stories tandis que Meyerse réapproprie les histoires de vampires. La féerie a donc un passé et un avenir, et ses auteurs ont su résister à la tentation de l’interminable en acceptant de clore le récit. Le chapitre se termine par une analyse percutante sur la construction à rebours de l’écriture féerique.

L’éthique féerique

10Le quatrième chapitre « le conte est aussi un roman » revient sur la question du réalisme du conte, soulignant que c’est justement la banalité du héros qui fait le succès d’une saga comme celle de Twilight. De la même façon, la soif de pouvoir qui divise les personnages du Seigneur des Anneaux présente une dimension parfaitement réaliste. La fratrie de Narnia est également déchirée par des sentiments humains. L’auteur consacre ici de belles pages aux failles psychologiques des professeurs de Hogwarts. Si la plupart des héros de ces sagas semblent réalistes, que penser en revanche des nains et des elfes ? I. Fernandez rétorque, en reprenant les propos de Tolkien, qu’on ne peut prendre au sérieux une histoire féerique que si elle reflète notre psyché. Il n’est donc pas surprenant que, selon cette logique, les personnages soient façonnés à l’image du lecteur. Les nains, plus souvent associés à la guerre, et les elfes, aux penchants artistiques, sont finalement autant d’aspects de l’humanité. L’argument écologique qui fonctionne pour Narnia et Le Seigneur des anneaux manque d’authentique conviction dans le cas de Harry Potter même s’il reste défendable et une fois encore, il ne s’avère pas pertinent pour Twilight, de l’aveu même de l’auteur :

Je ne sais ce qu’il en est de Rowling et de Meyer : Harry Potter et Twilight ne sont certes pas aussi évocateurs d’une nature primordiale, ils sont moins proches de la poésie, mais on peut remarquer que les aventures qu’ils racontent ne se passent pas dans un milieu très urbanisé. (p. 90)

11 On pourrait presque regretter dans ce chapitre — éclairant au demeurant — consacré au réalisme, que l’auteur n’ait pas analysé les innombrables codes, codex, règlements et autres semblants de juridictions qui régissent ces sagas1.

Valeurs féeriques

12Le chapitre le plus long « Sérieux de la féerie », véritable colonne vertébrale de l’ouvrage, est aussi le plus abouti. I. Fernandez développe sa réflexion dans un domaine qu’elle maîtrise parfaitement : celui de la place de l’éthique dans la littérature de jeunesse. Ce sont alors d’heureux passages notamment sur le manichéisme féerique. L’auteur démontre comment la féerie se présente comme une méditation ontologique sur un monde magique capable de mettre en scène des choix plutôt que des actions afin d’envisager la mort, ou plus généralement le conflit entre le bien et le mal. La féerie livre ainsi un combat sans relâche contre le mal, qui n’est jamais tout à fait vaincu, même s’il disparait un temps avec la figure qui l’incarne. Si la féerie n’est pas uniquement régie par des choix, elle s’articule également sur le devenir moral et spirituel du protagoniste. Ces romans d’éducation dans lesquels se livre une profonde réflexion sur ce que signifie devenir adulte sont en effet construits sur le thème de la croissance et des étapes heureuses — ou non — qu’elle implique. La mort y joue un rôle primordial et I. Fernandez présente ici une série d’analyses remarquables sur la mélancolie chez Tolkien. Par ailleurs, si l’on pouvait trouver initialement contestable d’intégrer Twilight au corpus, en revanche, ici l’œuvre de Meyer prend tout son sens à travers l’analyse contrastive de la question de l’immortalité chez les sorciers et les vampires.

Épiphanies féeriques

13Dans « Vers un savoir de l’invisible », I. Fernandez suggère à travers une analyse très plaisante que la force de ces sagas tient au fait qu’elles laissent apercevoir une autre réalité. Nombreux sont d’ailleurs les ouvrages qui proposent un décryptage complet des mondes imaginaires sous forme d’abécédaires ou de bestiaires. Cette réalité occulte, qu’elle soit perçue comme une rêverie new age ou une soif spirituelle, doit être cultivée. La meilleure partie repose sur l’analyse des détracteurs des contes de fées. I. Fernandez part de Madame de Genlis pour parvenir aux théories que Richard Dawkins développée dans Magie de la réalité. Elle poursuit ensuite avec une réflexion ouverte sur la portée théologique de la féerie, rappelant que il n’est pas étonnant de déceler dans les œuvres de quatre auteurs chrétiens, une thématique religieuse. Selon elle, la religion est en réalité absente car, pour reprendre la formule de Tolkien, l’élément religieux fait corps avec l’histoire et le symbolisme. Finalement, est‑ce la féerie qui révèle un monde caché ou la théologie qui serait de nature féerique ?

Catastrophes et eucatastophes

14Enfin, le dernier chapitre, « La fin heureuse », explore la dimension péjorative du happy ending. La question est de savoir si « la banalité nigaude du terme » (p. 149) discrédite la teneur de ces sagas féeriques. Le happy ending, élément commun aux quatre sagas, qui prend généralement la forme d’un mariage, célèbre la fin de l’épopée par le retour à la normalité. I. Fernandez démontre ici très justement que la clôture du conte ne se fait pas uniquement par le mariage mais que le terme du récit épique annonce le renouveau d’un monde qui va bien au-delà du simple accomplissement personnel. Il est néanmoins dommage que ce chapitre prometteur qui semblait s’acheminer vers une lecture chrétienne de la littérature féerique évacue les textes traités jusqu’alors pour se concentrer sur des œuvres étrangères à la problématique tels que les romans policiers de Stieg Larsson, Millenium, ou pour proposer une série de microlectures des écrits papaux de Benoît XVI, certes instructifs mais hors cadre.

15Irène Fernandez s’adresse visiblement à un lecteur très averti, en multipliant les allusions aux auteurs classiques. Les très nombreuses citations, tout à fait pertinentes, mais trop souvent non référencées, en voulant apporter un éclairage érudit, atténuent parfois le propos en le détachant de l’axe thématique d’origine. À maintes reprises, le lecteur aurait souhaité identifier la source citée, en retrouver l’auteur, noter l’ouvrage. Par ailleurs, et c’est sans doute un choix indépendant de la volonté de l’auteur, Défense et illustration de la féerie ne propose aucune bibliographie. Il n’existe pas non plus d’index. Plus exactement, une liste très succincte des œuvres étudiées est curieusement située à la suite de l’introduction. La rubrique« Textes critiques de référence » exclusivement consacrée à Tolkien et C. S. Lewis,située à la page 19, ne comporte que deux ouvrages critiques dont celui d’Ursula K. Le Guin, certes excellent mais daté de 1979, et celui de Karen Haber, Meditations on Middle‑Earth (2001). Dans le premier chapitre, I. Fernandez déplorait le manque d’« explorateurs avisés » (p. 12) sur le sujet, or ces explorateurs existent bel et bien, mais ils ne sont hélas que partiellement sollicités. Il ne s’agit pas ici d’établir une bibliographie exhaustive mais on déplore tout de même l’absence de références sur les points essentiels de l’ouvrage. Fantasy, féerie, conte ne correspondent à aucune entrée bibliographique. Comment expliquer l’absence quasi totale de repères critiques sur les œuvres elles‑mêmes, et en partie sur Harry Potter2 et Twilight3 qui ont fait l’objet de très nombreuses publications. Une bibliographie conséquente sur les ouvrages du corpus n’aurait‑elle pas été une première étape pour asseoir la crédibilité de la féerie contemporaine et renforcer le choix sans doute plus contestable de Twilight ?