Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Simona Jişa

Le « dévoyage » : modernités des rapports entre le moi et l’espace

Thangam Ravindranathan,Là où je ne suis pas. Récits de dévoyage, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L’Imaginaire du texte », 2012, 310 p., EAN 9782842923488.

1Dans l’interprétation symbolique des sens du voyage, on associe bien souvent la quête de soi avec la quête d’un autre espace et avec celle de l’Autre. Le voyage pourrait se définir aussi en termes de récits de lieux et d’une occupation qui met en lumière le destin géographique de l’homme.

2Le livre de Thangam Ravindranathan peut se livre comme un voyage en soi : l’auteur promène ses lecteurs tout au long du xxe siècle littéraire (sans pouvoir tout de même ignorer le xixe siècle ou la Renaissance), conviant à des réflexions sur de multiples genres littéraires. L’auteur épuise un riche corpus d’analyse, fait d’œuvres littéraires classiques (de Verne, Michaux, Camus, Sartre, Butor, Perec), auxquelles il ajoute aussi des textes des dernières décennies, qui pourraient devenir à leur tour des classiques (Jean‑Philippe Toussaint, Éric Chevillard, François Bon, Mathias Énard, Olivier Rolin, Philippe Vasset). L’auteur étaie ses argumentations également sur des livres de critique littéraire, de sociologie, de psychologie (Freud, Lacan), de philosophie (Montaigne, Derrida, Foucault), de géographie, d’architecture, d’ethnographie (Lévi‑Strauss), d’esthétique, dont le principe de cohérence est le thème du voyage et le rapport entre l’individu et l’espace où il se trouve. Nous nous étonnons que le mot de « géocritique » ne soit pas prononcé par l’auteur, car son livre pourrait se placer parmi les réflexions de ce type.

3Le corpus choisi par l’auteur dépasse les limites de la fiction pure, et nous fait nous demander où s’arrête la fiction et où commence la reférencialité nue. L’impression laissée par le critique est que toute écriture devient texte, donc vision subjective sur le monde, révélant, au‑delà de la gratuité de son entreprise littérale et/ou littéraire, un certain rapport entre le moi et l’espace qu’elle décrit moins qu’elle ne re‑présente.

4Th. Ravindranathan a le mérite de contribuer à l’ancrage d’un nouveau mot : le dévoyage, qui apparaît déjà dans le sous‑titre de son livre. Ce terme est une contraction de la belle formule du titre : Là où je ne suis pas, et s’impose, donc, comme antithétique aux valeurs positives du voyage. Plusieurs nuances peuvent lui être attribuées au long des chapitres, allant du voyage contredit dans ses buts (dévoyé), au voyage désagréable, raté, manqué, décomposé, impossible, uniquement intérieur, exotique, absolu, tenté par l’omniprésence, ou, tout simplement, métaphorique.

5Le livre se construit aussi autour d’un leitmotiv, celui de la question : « où est‑il, ce voyage ? », mettant ainsi en doute le fait même de se trouver Ailleurs et révélant la difficulté de se réjouir du plaisir de voyager, d’associer un sens ou une révélation supérieure à l’acte de se déplacer afin de connaître un espace autre.

6Là où je ne suis pas. Récits de dévoyage se divise en six chapitres, auxquels s’ajoutent un Prologue et un Épilogue. L’auteur ne le structure pas selon le principe chronologique de l’histoire littéraire, mais thématiquement, pratiquant parfois des allers‑retours d’un auteur à l’autre, d’une œuvre à l’autre, en fonction des sens du voyage qu’il est en train d’analyser.

Le voyage à l’ère du soupçon

7Dans le Prologue, l’auteur affirme, au regard du voyage de Plume de Michaux, « l’écart creusé entre un genre narratif (le récit de voyage) et un vécu » (p. 10). Il remarque également la naissance avec l’Écuador de Michaux d’un anti‑journal de voyage, qui « comptant plus de déceptions que de choses vues, relate de fait moins un voyage que sa quête sans cesse frustrée » (p. 11). Il instaure ainsi une catégorie « négative » du récit de voyage, autrefois source de sagesse et initiation aux sens du monde — et de toute façon valorisé positivement dans toutes les mythologies. Le lecteur assiste donc à une décomposition du voyage, à un dévoyage, dont les causes sont multiples, allant de la décolonisation, à l’uniformisation des espaces, du développement du transport rapide à celui du tourisme de masse, souffrant d’un surcharge informationnelle et finissant par montrer la quête ratée de la rencontre avec Autrui.

8Tout voyage se fonde sur une structure spatiale, qui, de l’avis de l’auteur, semble parfois désorienter ; se fondant sur un déplacement, il ne cesse de jouer avec un être‑là et un Ailleurs, écart qui fait naître la mélancolie du voyageur moderne, car le temps divise l’espace et l’« accumulation de distances finies ne recomposera jamais l’in‑fini » (p. 18).

9Dans le premier chapitre, « Du voyage. Trouble du récit », Th. Ravindranathan part d’une « suspicion » propre au roman policier : l’alibi, qui, étymologiquement, vient d’alius, « l’autre », et se traduirait par la présence d’un corps en un lieu autre que celui où quelque chose aurait eu lieu. Cette disjonction spatiale (paradoxale : là où je ne suis pas) semble s’étendre au niveau de la perception jusqu’à la cohérence même de la personnalité d’un être humain. Sa démonstration part d’un souvenir de Freud sur l’Acropole que le psychanalyste visite après s’être formé, depuis l’école, un horizon d’attente tellement riche qu’il mettait en doute l’existence réelle de ce lieu. En généralisant son idée, l’auteur soutient que cette « incroyance » à l’égard des lieux visités trahit « une faillite des textes, un déficit des modèles de représentation qui auraient permis, devant un site donné, de le comprendre, de le décrire » (p. 31).

10D’autres exemples sont pris par l’auteur dans l’œuvre de Sartre, dont les voyages peuvent entrer dans la catégorie des voyages ratés. La nausée et ses « pré‑textes » (brouillons) affirment que les aventures n’existent pas, et cela en pratiquant une écriture ironique et en parodiant la figure de Roquentin, le héros‑voyageur. La nouvelle intitulée Dépaysement raconte l’attente toujours déçue de l’aventure à Naples, et montre la déconstruction de celle‑ci « soumise à une inquiétude qui exclut continuellement l’imprévu » (p. 42). Le « dépaysement » signifie aussi défamiliarisation devant un paysage étranger qui entraîne une désorientation vécue comme mélancolie, sentiment d’étrangeté, de manque d’adhérence au monde. La nouvelle La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste situe son action à Venise, ville‑miroir, qui s’avère être un non‑lieu qui se dérobe en permanence et incarne la difficulté d’être là.

11Certains lieux paraissent doués d’une capacité de résistance quant à l’intelligibilité humaine, ils ne se laissent pas dévoiler, leurs symboles se convertissent en a‑symbolie, ce qui montre de nouveau la difficulté de l’homme (moderne) « d’entrer en relation avec une spatialité immédiate » (p. 50). Cette rupture a été d’ailleurs remarquée par Michel de Certeau, Christine Montalbetti, Alain Roger ou Marc Augé (dont le concept de « non‑lieu » sert souvent à la démonstration de Th. Ravindranathan), et constitue le fondement du deuxième chapitre « De l’autre côté du miroir. Le non‑lieu ». Le rôle du spéculaire dans la représentation de l’exotisme (Baudelaire, Loti) est vu comme une impasse dans l’adhérence du monde décrit, et une relecture du stade du miroir lacanien, selon lequel le voyage serait une perpétuelle (mé)connaissance du monde, comme pour un enfant. Dans la pensée de Foucault, analysée par Th. Ravindranathan, le miroir est à la fois une utopie — « puisque c’est un lieu sans lieu » (p. 85) — et une hétérotopie (objet réel qui ouvre vers un Ailleurs), et il est souvent présent dans les récits de dépaysement.

Excès & carences

12L’Ailleurs est caractérisé par l’auteur aussi comme une dis‑location, combinant « les éléments d’une souffrance moderne — crise du sujet, du réel, du référent, de la représentation — sous le signe d’une spatialité en excès ou en carence, irréductible à son occupation » (p. 76). Le meilleur exemple est l’œuvre de Jean‑Philippe Toussaint, où le fait d’être à Cannes, Milan, Tokyo, Hongkong, Berlin, Prague, Londres, Venise reste un simple canevas pour ses histoires minimalistes, vidés de tout exotisme, espaces de l’errance très souvent, anticipant le deuil de la rupture entre les protagonistes. De plus, l’exotisme semble être remplacé par une « inquiétante étrangeté », que l’auteur propose d’écrire comme « étrangèreté », pour insister sur cette inadéquation de l’être dans un certain espace qui le désoriente et le rend dysphorique. C’est le cas de l’« étranger » Meursault de Camus ou des Autoportraits à l’étranger de Toussaint.

13Le troisième chapitre, « Terra cognita. Figures du voyageur absolu », nous plonge dans la relecture d’un livre lu depuis l’enfance, Le Tour du monde en 80 jours de Verne. Th. Ravindranathan y remarque que Phileas Fogg illustre déjà le type moderne du voyageur que la technique fait parcourir « une géographie fonctionnelle et discontinue » (p. 103), mathématiquement sphérique, formatée différemment par les moyens de transports planétaires causant « une perte de l’expérience sensorielle de la distance » (p. 102) et transformant la voyageur en simple spectateur. Au contraire, La Vie mode d’emploi de Perec est un « dense recueil de toponymes, de fragments, d’aventures et [surtout] de déceptions » (p. 110), architecturalement représenté. L’énigme sur laquelle se fondent les puzzles à recomposer, complique et modifie l’imago mundi que chaque tableau devrait métonymiquement, refléter. Le livre mosaïque, « baroque », dirions‑nous, d’Olivier Rolin, L’Invention du monde, base son processus de création sur des faits divers puisés dans quatre‑vingt‑onze quotidiens en trente et une langues, tentant de réaliser « une représentation totale et simultanée du monde » (p. 125), une émancipation de l’espace de la tutelle du temps, une pan‑topie qui frise l’illisibilité. Ces trois livres font rêver à un voyageur absolu : mathématiquement idéaliste, omnivoyant, omniprésent — impossible défi d’une conscience qui se veut planétaire.

14L’étrangeté linguistique est traitée dans le quatrième chapitre, « Le voyageur traducteur. Topographies mélancoliques », où l’auteur enquête sur le décalage linguistique produit par un monde babélien. Il étaie son argumentation sur les pensées de Butor, Derrida. Th. Ravindranathan affirme que « Se rendre “ailleurs”, c’est se soumettre à la loi de la multiplicité, à la loi de Babel : le pays familier n’est plus le seul ; il existe plus de mots que de choses » (p. 153), et son exil est encore plus difficile à vivre : « L’exilé est un sujet en dépossession de sa langue » (p. 154), comme l’illustre la situation du poète Ovide, qui par un renversement de rapport, se considère lui‑même comme un barbare, ou des personnages de Toussaint qui ne comprennent pas la langue d’Autrui et sont caractérisés par une fuite perpétuelle de soi.

15Les pensées sur la mélancolie de Julia Kristeva sont mises en rapport avec le travail du deuil et la mort symbolique du père pour analyser le roman Les Mots étrangers de Vassilis Alexakis. Apprendre une langue nouvelle influence le discours et constitue un nouveau départ dans la vie de quelqu’un, tout en offrant des possibilités linguistiques d’exprimer des sens que sa langue natale ne peut pas rendre exactement.

16Le cinquième chapitre, « De l’autre. Espèces et espaces » analyse le processus inverse, par lequel on passe de l’étranger à l’étrange, s’appuyant sur Un barbare en Asie de Michaux, et décrivant comment se réalise l’empathie pour l’autre, lorsque sa différence fait parfois obstacle. La solution, dans son cas, passe par le travail de la fiction : « l’ailleurs, avant d’être destination ou objet d’écriture, doit être pensé, figuré, fait possible, et cet acte passe d’abord […] par une mise en fiction du monde. » (p. 202)

17Inattendue peut paraître la présence de l’animal dans la description du rapport homme‑espace. Th. Ravindranathan le considère comme une figure hétérotopique, car

En tant qu’élément de décor ou figure totémique, l’animal participe aisément […] à une politique de représentation de l’Autre dans une proximité béate à la « nature », soit comme tributaire d’un espace‑temps opposé à celui de la culture, et hors de l’Histoire, au pire à une rhétorique de bestialisation. (p. 204)

18Il continue l’analyse de Michaux par ses allégories animalières subtiles. Il remonte ensuite le temps jusqu’à Montaigne et à son analogie entre les animaux et les étrangers, ces derniers souvent nommés « brutes » ou « sauvages » (Apologie de Raymond Sebond), explicable par « une extension du domaine de l’inconnu et de l’incompris dont s’entoure l’homme qui s’obstine à penser la nature humaine selon son propre modèle. » (p. 217) Le logocentrisme derridien, inventeur de « l’animot », est celui qui s’assujettit le monde animal. Le roman d’Éric Chevillard, Oreille rouge, montre un bestiaire africain (l’hippopotame, la girafe) qui se refuse au spectateur avide, il est aussi une critique de la mode de safari et décrit l’échec de vivre l’exotisme, « de pouvoir écrire l’ailleurs » (p. 241). L’originalité de cet écrivain consiste dans le fait de dénoncer non seulement le voyageur à la recherche de l’exotisme, mais aussi la facticité du guide qui apprend d’un dictionnaire des détails sur la vie des animaux pour les raconter ensuite aux touristes. Ainsi,

l’animal ne saurait être plus qu’une caricature de lui‑même, le point d’évanouissement d’une surproduction discursive, s’emboîtant dans les multiples plis de son plagiat. […] [L]a possibilité d’une vraie rencontre avec l’animal […] aurait pris la forme tautologique d’une simple vérification, de la seule satisfaction d’une certitude préalable. (p. 235)

19Le dernier chapitre, « Utopies, dystopies, atopies. Lieux de mémoire et d’oubli », s’intéresse aux fonctions de la carte postale, à partir de l’historique de cet objet et insistant sur la vision perecquienne, caricaturale et sujette à contraintes. La dystopie olympienne de l’île W de W ou le Souvenir d’enfance est une anomalie, une aberration, suggérée déjà par la nécessité du naufrage ; l’atopie caractérise l’espace des Récits d’Ellis Island, seuil d’un voyage sans retour, suspendu entre le passé et le futur ; l’utopie taxonomique définit Penser/Classer.

20Les derniers écrivains analysés par Th. Ravindranathan sont François Bon avec son Paysage fer, un « paysage fantôme » (p. 276) et Philippe Vasset avec Un livre blanc, dont l’œil et la plume « photographient » les « déchets » de la ville. Ce sont des prétextes, pour l’auteur, à parler de l’arrière des villes, des bidonvilles, des zones mortes, zones aveugles ou zones blanches sur la carte, s’inscrivant dans la typologie deleuzienne du désert, mais peuplées d’un monde marginal, pauvre, qui fait honte à la richesse et à l’architecture soignée des centres‑villes. Ces lieux « révèlent une géographie de l’extrême dénuement de la misère » (p. 280‑281), illustrant le retour de la littérature contemporaine vers le social.

21Ce livre nous fait réfléchir à ce troisième genre littéraire, dramatique, qui parfois, traite lui aussi de voyages et de crises d’identité. Il est sûr qu’un pareil travail demanderait un autre livre. D’ici là, il reste au lecteur à poursuivre les pensées de Thangam Ravindranathan, en appliquant ses grilles de lecture à un Claudel (comment serait la vision du « Barbare » dans Partage de midi ?) ou à un Camus (Pourquoi l’Odyssée du fils est‑elle ratée dans Le Malentendu ?) ou en se demandant comment mystifier et démystifier le voyage chez les morts chez un Cocteau, pourquoi Beckett fait‑il dire à ses clochards « Allons‑y ! », alors même que ces derniers ne bougent pas, quelles sont les causes pour lesquelles « le nouveau locataire » ionescien succombe aux objets et pourquoi Béranger voudrait‑il devenir un « rhinocéros » ou à quoi sert la recherche désespéré de l’homme avec une aile d’oiseau chez Vişniec… ?