Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Thomas Carrier-Lafleur

Choisir Rohmer. Variations sur le jeu bien curieux de la « reprise »

Rohmer ou le Jeu des variations, sous la direction de Patrick Louguet, Saint‑Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 2012, 276 p., EAN 9782842923471.

La vérité est que la différence va différant, que le changement va changeant et qu’en se donnant ainsi pour but à eux-mêmes, le changement et la différence attestent leur caractère nécessaire et absolu.

— Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie

1Comment qualifier l’insolite œuvre cinématographique d’Éric Rohmer, dans laquelle on doit inclure aussi bien les films (une cinquantaine, si l’on compte les courts-métrages et les documentaires télévisuels), que les critiques cinématographiques, les textes romanesques et toutes les autres formes de création, du Signe du Lion aux Amours d’Astrée et de Céladon, en passant par L’organisation de l’espace dans le « Faust » de Murnau et les versions écrites des Comédies et Proverbes ? S’il fallait emprunter une porte pour y entrer, quelle serait‑elle ? Quelle série choisir pour enclencher le continuum ? Qu’est‑ce qui sera en mesure de déclencher toutes les variations ?

2Que le lecteur nous pardonne de formuler de pareilles questions en trompe‑l’œil : il s’agit en effet de questions biaisées, puisque la réponse s’y trouve déjà, à la fois implicitement et explicitement. En avouant d’entrée de jeu notre sympathie pour la lecture deleuzienne de cette vaste œuvre rohmérienne, on peut d’emblée mettre l’accent sur ce qui en serait le « souverain bien » : la porte d’entrée la plus accueillante, la mieux aménagée pour parcourir le cinéma et les textes de Rohmer est celle du choix lui‑même. Pour reprendre des mots célèbres de Cinéma 2, la question rohmérienne — et ce serait par là que Rohmer se rapproche de Dreyer, Bresson, Rossellini mais aussi, dans un cinéma plus contemporain, de ces autres œuvres curieuses que sont celles d’Apichatpong Weerasethakul et de Sang‑soo Hong — se rapporte entièrement à « l’identité de la pensée avec le choix comme détermination de l’indéterminable1 ». Le choix, bien sûr, se comprend alors comme une façon singulière d’être au monde ou, ce qui nous semble un peu plus adéquat, le choix rohmérien correspond à ce que Bruno Latour2 a récemment nommé « l’être‑en‑tant‑qu’autre ». Dans le cinéma de Rohmer, le film est ce qui expérimente les conditions de possibilité et les conséquences du choix.

3Les images sont ainsi mises à l’épreuve des points de vue : du choix en tant que point de vue, en tant que mode d’existence qui permet de comprendre concrètement l’abstrait. Les images des films sont des points de vue, les films eux-mêmes sont des points de vue et chaque série de films — Contes (Contes moraux et Contes des quatre saisons), Comédies, adaptations et films historiques — est en soi un point de vue. La complexité de l’œuvre de Rohmer, prise dans son ensemble, est de faire le partage entre ces différentes focales : de classer le ou les choix inhérents à chaque point de vue. Cette idée — que l’on trouve dans le présent ouvrage — vient par ailleurs s’opposer à l’un des divers clichés que semble collectionner bien malgré lui le cinéma de Rohmer. On entend souvent (nul besoin de pointer quelqu’un du bout de l’index), mais d’une certaine façon peut‑être a‑t‑on raison de le dire, qu’il « ne s’y passe rien », que c’est « toujours le même film ». Or, ceux qui formulent de telles opinions ne se sont pas radicalement écartés du chemin de la vérité, ils se sont seulement arrêtés en plein milieu, dans l’attente d’une remorqueuse qui ne viendra sans doute jamais. En effet, que cherche donc le cinéaste, sinon cette espèce de rapprochement de deux points de vue « à petite différence » sur ou autour de la même image. Cinéaste de la « légèreté », au sens des écrivains du xviiie siècle tel que les vante Philippe Sollers (ce même Sollers qui vient acheter un pyjama dans le court métrage Place de l’Étoile, réalisé par Rohmer dans le cadre du polymorphe projet Paris vu par…), Rohmer est aussi un cinéaste du détail. Ces films sont à la recherche de la plus petite différence entre deux choses : différence entre les quatre aventures de Reinette et de Mirabel, différences entre deux rendez-vous de Paris ou entre deux saisons, différence entre le genou de Claire et celui des autres jeunes femmes, différence entre une jeune fille qui ressemble à Céladon et Céladon déguisée en jeune fille. Tous les Contes moraux — films dont l’intrigue générale se résume à peu près ainsi : un homme aime une femme, en rencontre une autre, mais retourne finalement à la première — ne sont‑ils pas la recherche de la différence minuscule chez l’être aimé. Donc, oui, tous les films de Rohmer se ressemblent, mais encore faut‑il y chercher le détail dans lequel se cache la différence, l’entrelacs où se noue le choix, puisqu’à l’aide de la différence et du choix, il y a de quoi faire un monde.

Le jeu des variations

4On ne peut que louer le récent collectif Rohmer ou le Jeu des variations, en cela que la forme du texte correspond, d’une part, à son contenu et, d’autre part, à la couleur même de l’œuvre rohmérienne, du moins tel que nous venons de la présenter. Cet ouvrage, dirigé par le dynamique Patrick Louguet, et publié aux Presses de l’Université de Vincennes dans la méritoire collection « Esthétique hors cadre », est bel et bien fidèle à son programme : en choisissant la logique du jeu, il propose au lecteur une série d’expérimentations sur l’œuvre de Rohmer, un kaléidoscope de variations ayant pour but d’étudier l’ensemble des couleurs et des formes que l’on peut y trouver. La variation, peut‑on avancer sans crainte, a ici valeur de style. Elle met l’accent sur l’heureuse divergence de ce « parcours interprétatif » (p. 8), comme on peut le lire en ouverture dans le texte signé par P. Louguet. De ce point de vue, et tout ici est question de point de vue, l’enjeu consiste à peser les différences qui, de série en série, de film en film, d’image en image, de personnage en personnage, etc., donnent au cinéma de Rohmer tout son relief et lui confère les allures d’une fascinante reprise.

5À sa façon, chacun des textes qui composent le collectif couvre un morceau de réalité de l’œuvre rohmérienne : il est comme un plan, un cadre, qui vient cercler la différence. Les séries, c’est ce qui permet le décalage et la multiplication de la perception, la reprise de la connaissance, la répétition de l’entendement — mais une répétition de laquelle naîtrait la nouveauté. Dans le même temps, alors que, pour le cinéaste, les séries permettent d’inventer des théorèmes et de produire des problèmes (dans un sens quasi philosophique), ces mêmes séries seront pour nous, les interprètes, la façon de les résoudre et de les comprendre. À lire le beau texte introductif de P. Louguet, « L’œuvre de Rohmer : Une politique cinématographique qui tient parole », tout le vocabulaire de cette réalité rohmérienne ressort : « variations sérielles », « pures modalités », « possibilités indéfinies », « principe de légèreté » (p. 8), « hasard multiforme », « couches de significations du pari » (p. 11), « sens de l’existence » (p. 13), « éclat de la pensée » (p. 20). À nous maintenant de voir les dividendes qui viendront quand on adopte une telle politique si, avec P. Louguet et ses complices émérites, on se propose de choisir Rohmer.

6L’intérêt des séries rohmériennes est d’abord et avant tout qu’elles échappent à la synthèse. Grand lecteur de Kant et de Hegel (il dira d’ailleurs, ce qui reste toujours à prouver, que tous les « jeunes turcs » de la Nouvelle Vague étaient férocement hégéliens…), la spécificité des fictions savantes de Rohmer nous semble plutôt à trouver du côté de la pensée pseudonymique et multiforme de Kierkegaard. C’est dans cette optique que le jeune Adorno écrira de l’auteur de La reprise et de Oui bien… ou bien qu’il savait « composer les concepts3 ». Le jeu des variations s’en trouve ainsi bonifié d’une dimension musicale — et Godard a pu le montrer à sa manière dans Prénom Carmen — qui n’a certes pas échappé au réalisateur de Ma nuit chez Maud, comme nous le rappelle Didier Coureau dans le second texte introductif (« Petite anthologie de l’ontologie rohmérienne »), alors qu’il cite Rohmer développant, de manière autocritique, « l’exemple du musicien » : « j’ai conçu mes Contes moraux à la manière de six variations symphoniques […], je varie le motif initial, le ralentis ou l’accélère, l’allonge ou le rétrécis, l’étoffe ou l’épure » (p. 25 ; il s’agit d’une citation provenant du recueil Le goût de la beauté). À la lettre, la « métaphore musicale » (métaphore décisive sans pourtant être exclusive) n’est pas qu’une métaphore. Elle ne fait pas qu’expliquer le style de Rohmer, elle en fait aussi l’un des éléments constituants. Entre les « motifs de l’œuvre » et les « motifs de pensée » (p. 27), il n’y a donc pas une différence de nature, mais seulement une différence de degré… et encore.

7Les films de Rohmer, là aussi se trouve leur intérêt, se développent sur plusieurs plans et convoquent plusieurs modes singuliers d’existence, d’où l’utilisation renouvelée qu’opère le cinéaste des interpolations d’histoires, des transferts entre les différentes séries, des confrontations entre personnages à la limite de l’allégorie (d’abord cette allégorie primordiale : l’Homme, la Femme), etc. Si l’on tient nous‑mêmes à sauter de série en série, voilà qui, à même la musique de chambre rohmérienne, porte à l’oreille une note pasolinienne (la paternité de cette idée, dont on espère être en droit de s’inspirer librement, revient de nouveau à Deleuze : cf. le chapitre « L’image-perception », dans Cinéma 1). Or, cette « note » ou cette « touche » pasolinienne, on la trouve dans l’attirance de Rohmer pour le « discours indirect libre », une fois que cette idée est pensée en termes de cinéma, selon cette autre formule percutante de P. Louguet dans le Jeu : « penser, en cinéma, l’art du cinéma » (p. 11). Grâce aux fictions rohmériennes, se révèle une nouvelle « conscience » de cinéma : la conscience éthique. Sur ce point, tous les films de Rohmer sont des contes moraux, même Catherine de Heilbronn ou La Marquise d’O…, sans oublier L’anglaise et le Duc ou Triple agent. La série à proprement parler des Contes moraux, bien qu’elle constitue avec ses six films un cycle autonome et complet, vient ainsi éclairer rétroactivement et prospectivement tous les autres tableaux de la fresque — si bien que l’œuvre rohmérienne apparaît comme une effective politique des auteurs dont le manifeste serait celui des variations éthiques. Parallèlement, la série hétéroclite des films historiques, de Perceval à Astrée, marque l’intérêt pour la composition de « plans-tableaux » : un goût pour une « conscience caméra » (l’expression est de Pasolini) qui compose les plans en tant que tableaux dans lesquels se jouent drames et comédies éthiques. La caméra serait cette « subjective indirecte libre », cette conscience qui, sous des airs de neutralité, recompose le monde pour en relever les articulations morales et les moments éthiques. À cet égard, ce qui met une fois de plus l’accent sur les courts-circuits possibles entre les séries, peu de choses séparent les dilemmes de Marie Rivière dans Le rayon vert (choisir l’endroit propice où passer ses vacances, afin de rencontrer l’âme sœur) ou d’Edith Clever — héroïne « cavellienne » s’il en est une — dans La Marquise d’O… (accepter ou non la cour du comte qu’elle suspecte également d’être celui qui l’a violée). Chez Rohmer, tout choix, aussi minime soit‑il, se transforme en question éthique, grâce, bien sûr, aux attributs de la fable cinématographique.

8Le monde tel que la caméra nous le fait voir est pour ainsi dire « contaminé » par le mode d’existence de l’éthique. Dans l’image prend forme une instauration éthique, dont l’impact se mesure grâce aux variantes qu’elle est à même de produire, et aux séries qu’elle peut enclencher. Le champ et le hors champ sont traités comme des tableaux éthiques dont les personnages, bien sûr, tiennent lieu de motifs et de figures. Du même coup, et c’est pour cette raison que nous parlions il y a un instant d’instauration, le cinéma prend conscience de lui‑même, il redécouvre ses capacités : il expérimente son « être‑en‑tant‑qu’autre ». Prenons rapidement un exemple pour tester les résonances à la fois narratives et esthétiques de cette révélation éthique du cinéma par le cinéma qu’affectionne certainement Rohmer, celui du Rayon vert. La protagoniste, Delphine, passe un été à errer de ville en ville, s’attachant à des inconnus comme ces poissons parasites au dos des requins, à la recherche d’un idéal : celui de l’amour. Plus encore : l’idéal de l’amour révélé par un « rayon vert », comme dans le « voyage » du même nom de Jules Verne (sans toutefois affirmer que le film est « adapté » du roman ce qui, sans le filet méthodologique approprié, serait pour le moins irresponsable). Par hasard, autre thème majeur pour Rohmer, Delphine en vient à rencontrer celui qui pourrait s’avérer être le « bon choix ». Toutefois, elle doit le confirmer, par un mode de révélation particulier : elle est tenue de voir le fameux rayon vert qui, à en croire Jules Verne et les légendes écossaises, permet de lire en son cœur et en celui de l’être aimé. Pour apercevoir ce fameux trait lumineux couleur émeraude, il faut attendre la réflexion du dernier rayon du coucher de soleil sur l’eau. Delphine discute avec son prétendant devant l’océan, dans l’attente d’un signe qui lui permettra de croire à son amour pour lui. Se produit alors un curieux phénomène, du moins curieux par rapport aux normes du cinéma de Rohmer : on entend de la musique « de film », un air qui n’est justifiable par aucune présence diégétique (radio, musiciens, etc.). Par contre, Delphine n’arrive pas à distinguer le rayon tant attendu. Triste, son regard se détourne de la mer et, surprise, le « rayon vert » apparaît : c’est le nom du magasin sur l’affiche duquel ses yeux viennent de se poser. La facticité de la composition est évidemment souhaitée par Rohmer, qui maîtrise parfaitement l’enchaînement ontologique de cette scène autoréflexive : le cinéma se révèle comme cinéma, c’est‑à‑dire comme artifice, en même temps que se confirme, de façon elle aussi factice, la superstition de Delphine, qui n’aura alors plus de doute sur la pureté et la force de son amour pour le jeune homme nouvellement rencontré. Ce sont de telles séquences éthiques qui forment à la fois la genèse et l’aboutissement de la fiction rohmérienne. Elles en rythment les variations.

9La subjectivité des personnages définit en quelque sorte l’être de la fiction en tant que fable cinématographique. Rohmer le dit d’ailleurs très bien tout seul, comme l’a à nouveau repéré D. Coureau : « Ontologiquement, le cinéma dit quelque chose que les autres arts ne disent pas » (p. 39), fait part le cinéaste à Jean Narboni au cours de l’entretien qui a pour titre « Le temps de la critique ». L’être de la fiction rohmérienne n’est pas pour autant voué au « sur place » d’un destin figé, comme la Rapunzel des frères Grimm. Le cinéma, à commencer par celui de Rohmer, est ainsi un art en continuelle métamorphose. Le montrent bien les sauts qualitatifs qui instaurent chaque nouvelle série : malgré les nombreuses correspondances, un conte n’est pas exactement la même chose qu’une comédie, un film historique n’est pas un proverbe, etc. En soi, le pouvoir de métamorphose du cinéma rohmérien est une figure énonciative. Chaque série en soi, puis chaque film en tant que variation, puis chaque image en tant que variation de variation, etc., bref, ce curieux « vivre‑ensemble », cette succession discontinue des éléments constitutifs des œuvres de Rohmer en représente aussi le mode de véridiction. Et chaque personnage, en ce qu’il est porteur d’une éthique — d’une éthique que l’on ne peut pas nécessairement résumer, voire verbaliser —, apporte du grain à moudre, en permettant à l’ontologie de la fable de perpétuer son histoire. Pour le dire autrement, l’une des caractéristiques du cinéma de Rohmer, caractéristique à laquelle le Jeu des variations porte la plus grande attention, consiste à produire des confrontations subjectives, des espèces de « duels » éthiques où, les uns par rapport aux autres, chaque variation, chaque série, chaque personnage est paradoxal — à la grande joie du spectateur, évidemment.

Variations du jeu

10Au jeu des variations s’ajoutent ainsi les variations du jeu — au plaisir du lecteur cette fois. En effet, et nous en avons déjà glissé un mot, c’est là un aspect non négligeable du collectif dirigé par P. Louguet : chaque texte, s’intéressant à un film bien précis (il n’y a que Ma nuit chez Maud qui soit « répété », mais avec un changement de lunette analytique qui fait disparaître toute morne sensation de répétition), est en soi l’occasion d’une rencontre éthique. C’est bien cela « la bienheureuse assurance de l’instant », pour parler comme Constantin Constantius, l’un des « personnages » pour qui écrivait Kierkegaard, lui qui se considérait comme leur secrétaire. Or, étant donné que chaque film est l’occasion d’une rencontre, ce que permet le recueil Rohmer ou le Jeu des variations, en ajoutant la durée à l’instant, ce ne sont ni plus ni moins que les confrontations éthiques : les variations dans le jeu de la morale rohmérienne. Et, de rencontre en rencontre, l’éthique gagne toute l’élasticité du jeu. À notre manière, nous reprendrons ainsi quelques exemples (bien que nous regrettions de ne pouvoir présenter tous les textes), c’est‑à‑dire quelques textes du Jeu rohmérien, pour faire montre de toute cette élasticité qui le caractérise et qui lui donne sa forme singulière.

11La notion de forme est justement ce qui intéresse Suzanne Liandrat-Guigues lors de l’ouverture de la section « Flâneries » (section sur laquelle, avec la suivante qui a pour titre « Intermittences », nous nous concentrerons d’ici la fin de cette recension). Son texte s’intitule avec raison « Une moderne flânerie4 », et porte sur le premier long-métrage de Rohmer, Le signe du Lion. Ce film encourage à comprendre la marche rohmérienne comme une catégorie bien spéciale de forme et, qui plus est, une forme qui accentue ce que l’auteure nomme « la problématique des variations sérielles ». Les séquences de marche, dans cette œuvre où l’intrigue se construit à coup de pas perdus et de regards errants, sont « productrices de réalité » (p. 51). Évidemment, une telle formule ne prétend pas que le marcheur aurait remplacé le miroir stendhalien et nous montrerait à son tour, au gré des routes qu’il parcourt, la réalité telle qu’elle est. Rohmer a beau être touché par la pensée ontologique d’un critique comme Bazin, ou du moins se présenter de la sorte, il ne faut jamais oublier qu’une fiction est toujours plus hardie que son créateur. S. Liandrat‑Guigues l’a certainement bien vu : il faut s’intéresser à la réalité que produit la marche, et que seule la marche peut produire, à la marche comme « mode » de production de la réalité (c’est l’une des belles idées de Lacan, à savoir que dans la réalité se trouve la tâche de celui qui regarde : nous sommes inclus d’une façon ou d’une autre dans la réalité que nous regardons). Dans toute objectivité, il y a une subjectivité, et inversement. On retrouve d’ailleurs la « subjective indirecte libre » évoquée par nous un peu plus haut. Un tel procédé, dont Le signe du Lion ne se prive pas, rend possible une observation « objective » du monde, à travers les yeux de la subjectivité la plus radicale. Pasolini, qui s’intéressait énormément à cette notion linguistique et cinématographique, donnait entre autres exemples celui d’Antonioni dans le Désert rouge : film qui, selon le réalisateur de Théorème, nous fait voir objectivement un monde « suresthétisé » à partir du plus subjectif qui soit, celui d’une névrosée. Plus qu’un prétexte, la maladie de la protagoniste est une forme, bien particulière il est vrai, de la connaissance. Dans Le signe du Lion, c’est Paris qui nous est montré esthétiquement, dans une forme nouvelle, grâce aux déambulations du personnage joué par Jess Hahn, nouvellement clochard et millionnaire en devenir. « Toute forme est une idée‑forme » (p. 52), comme le dit bien S. Liandrat-Guigues. On verra un peu plus loin ce qui se cache derrière cette « tentation » esthétique, car un autre motif se terre à l’envers de la forme.

12Mais, et l’on conclura notre bref résumé du texte de S. Liandrat-Guigues là‑dessus, en encourageant bien sûr le lecteur à aller lui‑même y jeter un coup d’œil, il n’y a pas qu’un seul mode de véridiction ou de révélation propre à la marche. La marche, puisqu’elle est productrice de réalités et de rencontres, est en soi l’image de la confrontation éthique — aussi bien subjective qu’objective — essentielle aux fictions rohmériennes, dont Le signe du Lion nous donne l’un des premiers modèles opératoires. Toutefois, l’indirecte subjective libre de la marche, c’est‑à‑dire l’image produite par la marche, ne peut être réduite à un simple « va‑et‑vient » entre ce qui serait, d’une part, objectif et, d’autre part, subjectif. À cette oscillation, on préférera la notion de coexistence : coexistence entre la perception subjective du personnage en mouvement et la conscience plus ou moins « fixe » de la caméra. Mais, comme nous le disions plus haut par rapport au Rayon vert, la coexistence du personnage et de la caméra en tant que conscience permet au cinéma de se révéler à lui-même, dans le même temps que le personnage prend conscience de sa perception et de sa vision. Pour le dire avec les mots de S. Liandrat-Guigues : « la flânerie obéit à un principe de métamorphose où l’objet (être ou chose) perçu devient flux » (p. 58) : c’est la matière même du cinéma, avec son ontologie qui change vingt-quatre fois par seconde, qui se révèle à elle-même. Cet « être » du cinéma que rendent sensible la marche et la flânerie n’est nul autre que son « être‑en‑tant‑qu’autre » : une possibilité intrinsèque de reprise.

13Analysé dans le Jeu des variations par Alban Pichon, Les rendez-vous de Paris, par sa nature de film « coupé » en trois moyens-métrages, est une autre manifestation des « variations sérielles ». Le procédé est analogue à celui du Signe du Lion, à la différence près que cette fois les variations sont expérimentées non pas par un seul, mais par plusieurs personnages. Voilà aussi ce que l’on doit appeler une idée profondément rohmérienne : le rendez-vous, et la flânerie qui l’accompagne (plusieurs rendez-vous sont en effet manqués), est une catégorie de variation, qui, elle-même, est une catégorie formelle de la fiction. Rohmer — et le Jeu des variations met plus d’une fois l’accent sur ce point — est habité par l’idée de la flânerie. Elle correspond à un « cogito » de la modernité : « je flâne donc je suis ». Plus les personnages flânent, plus ils « perdent leur temps » (dans un sens quasi proustien — le temps perdu sera toujours retrouvé et sera rendu au double), plus ils se découvrent, plus ils se révèlent. Les flâneurs rohmériens sont de sympathiques et inoffensifs illuminés : des personnages qui, grâce aux yeux des variations, arrivent à produire de nouveaux problèmes éthiques.

14La flânerie est une sorte de « ligne d’univers » (Deleuze, encore) que suivent les personnages des fictions de Rohmer. L’intérêt d’un « film à épisodes » comme Les rendez-vous de Paris est, à l’évidence, au sein d’une seule œuvre, de faire se multiplier les lignes et ainsi produire de la différence à l’état pur. Puis, de la différence, on retrouve le goût du détail : dans le cinéma de Rohmer, le détail a remplacé l’action. Les personnages de ses films semblent presque incapables de toutes actions tangibles, pas plus qu’ils ne possèdent une faculté d’observation affinée. Devant les forces du monde et des situations (la vie moderne parisienne, l’amour romantique, voire, dans un autre registre bien sûr, Perceval devant la quête du Saint Graal ou Grace Elliott devant la Révolution française), ils sont comme des êtres sans défense, des illuminés sans défense. Chaque rendez-vous du film du même nom est donc cette ligne que les personnages suivront, consciemment ou non, avec une énergie du désespoir qui ne se transforme pas en action, mais en flâneries et en rêveries. Devant de telles lignes, les personnages sont démunis et, la plupart du temps, ils le savent : ils doivent se plier aux « jeux de l’amour et du hasard ». Chaque observation subjective qu’ils seront en mesure de faire — observation accompagnée de la révélation éthique qui s’ensuit presque toujours chez Rohmer — se comprend à l’instar d’une « position nouvelle » qui « relance le jeu » (p. 74), écrit à ce propos A. Pichon. Le flâneur rohmérien est un être sans défense, mais de ce contact renouvelé au monde qui l’entoure, il tire également toute sa légèreté et son « gai savoir ».

15On en viendra ainsi rapidement à une autre section du Jeu, celle des « Intermittences » (dont Claire Mercier, Robert Bonamy, Frédéric Sabouraud et Patrick Louguet signent les textes qui la composent5). L’intermittence, dans les fictions rohmériennes, est en effet un élément essentiel. D’abord et avant tout, il est important de comprendre que l’« intermittence » rohmérienne est, à la lettre, une structure, c’est-à-dire une « unité de la forme et du sens », pour utiliser cette définition derridienne. Or, ce qui intéresse le cinéaste dans l’intermittence, ce n’est certainement pas sa valeur d’arrêt ou d’avortement, ou plutôt si, mais dans un sens bien particulier, que nous avons d’ailleurs croisé préalablement sur notre chemin : pour Rohmer, c’est par la coupure que l’on trouve l’unité. Si synthèse il y a, elle ne peut se faire qu’à coup d’alternatives.

16L’intermittence n’isole donc pas, elle approfondit une forme originale de continuité. Il s’agit bien là, pour reprendre une expression de Claire Mercier dans le Jeu des variations, de « ce que la création cinématographique comporte de spécifique » (p. 89) : par son intérêt pour l’intermittence — comme l’ont bien senti P. Louguet et ses acolytes —, Rohmer met l’accent sur ce que l’on trouve entre les images, puis entre les êtres. Entre la main du personnage de Jérôme et le genou de Claire, il y a une intermittence que le film interroge pour mieux la révéler. Si l’on tient à trouver des « actions » dans le cinéma de Rohmer, elles seraient à trouver dans ces observations de l’invisible, ces pesées de la différence. Et pourquoi ne pas y voir, n’ayons pas peur de l’analogie, la tentation flaubertienne de Rohmer : celle de réaliser un film sur rien, à savoir un film qui aurait pour sujet le « rien », la teneur de l’immatériel. Le sujet, par exemple, ce n’est pas tant le genou de Claire (Rohmer n’est pas à ce point fétichiste, du moins il faut l’espérer) que le long chemin déambulatoire — à la fois physique, spirituel et éthique —, ce rien que la main de Jérôme doit parcourir avant de pouvoir y toucher, « expérience de laboratoire artistique qui a précisément pour enjeu la construction in vitro de la fiction cinématographique » (p. 105), pour reprendre une autre expression de C. Mercier. Même entre leurs images mentales et leurs fantasmes, les personnages de la fiction rohmérienne ne cessent de flâner, c’est-à-dire d’enquêter, si l’on est sensible à la portée nouvelle qu’offre Rohmer aux formes dites « mineures » de l’être.

Reprise de la reprise

17Il est étonnant de remarquer combien les idées en cinéma (et pas seulement… en littérature, en peinture, en théâtre, en philosophie, etc.) sont rares ou, pour être mieux compris, à quel point il est peu fréquent de rencontrer un cinéaste qui exploite cinématographiquement une idée cinématographique. Rohmer, heureusement, et c’est pour cette raison que la multiplication des exemples n’est sans doute pas utile, puisque si le lecteur n’a pas encore saisi de quoi il en ressort c’est que cette problématique ne l’intéresse tout simplement pas, Rohmer, donc, est un cinéaste qui a pour ainsi dire peu d’idées — comme tous les plus grands, devrait-on ajouter —, mais c’est aussi un cinéaste qui a les idées claires. Par contre, en espérant que le lecteur accepte ce tour rhétorique, claires sont les idées qui savent rester confuses, c’est‑à‑dire qui gardent autour d’elles quelque chose de flou qui les empêche de devenir des clichés et des idées reçues. Rohmer, et c’est ce que nous ne cessons de suggérer depuis les premières lignes de ce texte, suite à notre lecture du Jeu des variations, n’est pas un cinéaste de la ligne droite. Son intérêt pour Balzac, qu’il mentionne souvent, n’a que peu d’influence par rapport à la fabrique de sa propre Comédie : on devrait plutôt l’interpréter comme un regard porté par le cinéaste sur la verte cour du voisin. Les personnages de ses fictions ne sont pas, comme c’est le cas pour ceux du grand manitou de la Comédie humaine, des ambitieux à la vocation bien définie qui tentent de conquérir l’être aimé ou de prendre d’assaut la Ville Lumière à coup d’actions toutes plus effectives les unes que les autres. Les personnages rohmériens sont des êtres qui papillonnent devant une situation qu’ils devinent trop grande pour eux et dans laquelle, plutôt que de se battre, ils se laissent dériver et s’en remettent aux aléas du hasard — du hasard en tant que façon de vivre sa vie.

18Devant l’absurde des grandes ambitions et des idéaux soi‑disant les plus nobles, Rohmer fait prendre la fuite à ses personnages, mais il s’agit d’une fuite que l’on ne peut réduire à un déni ou à une négation. Pour reprendre les métaphores musicales préférées du cinéaste, ils cherchent plutôt un art de la fugue. Ce sera d’ailleurs l’occasion pour Rohmer d’effectuer une radicale fuite en dehors de l’esthétisme crédule. Il y a en effet chez lui une critique assez forte de « l’homme esthétique » (terme kierkegaardien majeur) : l’érudit, l’esthète, le collectionneur, le professeur, le marchand d’art sont bel et bien des figures qui peuplent ses fictions. Voilà une autre série qu’il faudrait peut‑être révéler. L’« homme esthétique », dans l’imaginaire de Rohmer, est quelqu’un de profondément ennuyeux, même si lui se croit intéressant. En sachant toujours ce qu’il veut, et ne dérogeant pour ainsi dire jamais de sa ligne droite, il se prive de toute occasion pour effectuer un saut dans l’existence et, du coup, devenir un être nouveau : un homme éthique. Ou alors, peut-être que tous les personnages rohmériens sont pris par la même tentation de l’esthétique, celle de revêtir des masques, ce qui permet par ailleurs au cinéaste de démontrer l’intérêt cinématographique du mensonge (qui s’est déjà amusé à calculer le nombre de mensonges prononcés dans une seule des Comédies et Proverbes ?). Ce serait là une autre caractéristique de la marche : elle permet au personnage d’essayer différents masques, pour mieux s’en départir et ainsi découvrir la dimension éthique qui se cache derrière chaque choix. C’est une des positions philosophiques de Constantin, auteur pseudonymique de La reprise : pour vivre, il faut avoir déjà fait le tour de l’existence. Chaque série rohmérienne se comprend comme une nouvelle critique des masques, un nouveau tour de l’existence : la recherche de nouvelles possibilités de reprise où, à l’instar de Job, tout nous sera rendu au décuple.

19Voilà pourquoi il faut lire cet ouvrage aussi original que stimulant qu’est le récent Rohmer ou le Jeu des variations, parce que l’on y apprend justement que la variation n’est pas qu’un jeu. Un cinéaste, critique, théoricien, musicologue comme Éric Rohmer nous enseigne, même après sa mort, à distinguer ce qui gagne et ce qui perd à être repris, faisant de notre existence une expérimentation éthique. Choisir Rohmer, c’est faire le pari de la reprise.