Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
titre article
Mathieu Messager

Le manuscrit réchappé des flammes

Pascal Quignard & Irène Fenoglio, Sur le désir de se jeter à l’eau, Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « Archives », 2011, 305 p., EAN 9782878545432.

1« Brûle ce que tu aimes. » C’est par ces mots, empruntés à saint Rémi, que Pascal Quignard justifie la mise au bûcher de l’ensemble de ses manuscrits devant la caméra de Jacques Malaterre1. Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, cette scène nous renseigne sur le rapport particulier que l’écrivain entretient avec ses brouillons et ses notes préparatoires : il fait table rase, il s’allège des scories de l’œuvre à venir pour n’en conserver que la partie raffinée. Le livre que nous donne à lire Irène Fenoglio est donc, au sens propre, réchappé des flammes, et à ce titre mérite toute notre attention. En effet, pour la première fois — et, selon lui, pour la dernière fois — P. Quignard a accepté de conserver tous les documents accumulés durant l’écriture de Boutès2. Directrice de recherche à l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes3), généticienne spécialisée dans l’interrogation linguistique des manuscrits d’auteurs, I. Fenoglio s’intéresse au corpus quignardien depuis maintenant quelques années. Ses travaux ont le mérite d’explorer une piste nouvelle dans l’appréhension critique d’un auteur qui demeure, par trop souvent, étudié sous l’angle thématique ou générique. Jusqu’alors, ses recherches étaient limitées à un ensemble manuscrit relativement restreint et s’appuyaient sur des fragments séparés de l’œuvre en cours. Elle nous donne ici accès, au contraire, aux manuscrits d’un texte intégral qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage de quatre-vingt-sept pages. C’est donc une plongée inédite dans  le processus de création de l’écrivain que nous propose ce livre, depuis les premières notes manuscrites jusqu’à la dernière mouture tapuscrite. Trente-deux versions d’un même texte où l’on ne voit pas à proprement parler l’écrivain écrire mais où l’on perçoit, à coup sûr, les traces de l’activé écrivante et la gestation in vivo de l’œuvre à venir.

2Cet éclairage génétique de l’œuvre de P. Quignard est fort d’une double proposition critique. D’un point de vue particulier, il met en lumière une dimension intime et méconnue de l’écriture quignardienne : il cherche à cerner le foyer énonciatif à partir duquel la langue commune se transmue en énonciation particulière et, partant, renseigne le lecteur de P. Quignard sur des mécanismes scripturaux révélateurs de sa poétique. D’un point de vue plus général, cette étude remet en perspective l’utilité de l’approche génétique des écrivains contemporains, voire — et c’est ici le cas — extrêmement contemporains. À l’heure où notre rapport au texte écrit connaîtrait une faille d’ordre épistémique, née de la transition entre le codex imprimé et la tablette numérique, et où nous serions rentrés dans une période d’« après le livre4 », I. Fenoglio s’inscrit résolument dans l’épaisseur matériel de l’avant du livre.

«Générosité d’un créateur du temps présent, curiosité absolue d’un chercheur. C’est ce livre5. »

3Nous ouvrons un livre réalisé à quatre mains. I. Fenoglio et P. Quignard mêlent ici leurs voix et leurs plumes pour porter un double éclairage sur l’activité d’écriture de ce dernier. Tout tourne autour de la pré-création et de la composition successive d’un livre intitulé Boutès, du nom d’un personnage que l’on trouve dans Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Tandis que le vaisseau Argo fait route sur la mer tyrrhénienne, il s’approche soudain de l’île des Sirènes. Chacun résiste à l’appel, notamment grâce à Orphée qui recouvre le chant maléfique par les sons de sa cithare. Seul Boutès plonge. Ce passage est l’argument de départ qui va donner lieu à une réflexion sur les liens qu’entretiennent la musique et l’expérience princeps du monde utérin. P. Quignard redéfinit ici ce qu’il a déjà esquissé ailleurs6 : l’attraction qu’exerce sur nous la mélodie soprano est indissociable d’une source sonore dans laquelle nous avons baigné avant de naître. L’écrivain et la généticienne nous ouvrent donc les portes de « l’atelier de Boutès » : P. Quignard évoque sa manière d’écrire et donne à « voir » toutes les étapes liées à la création de ce livre ; I. Fenoglio commente ce « dossier génétique » et cherche à cerner les mécanismes singuliers d’une poësis. Il en résulte un livre original divisé en six sections qu’il faut bien avoir à l’esprit avant de mesurer ce qui tient lieu de proposition critique et qui invite au débat.

La note & la frappe

4Dans le chapitre liminaire, intitulé « Sur le désir de se jeter à l’eau », P. Quignard nous dévoile comment il « travaille, ou plutôt comment [il] ne travaille pas ; comment [il] vi[t] » (p. 8). Crayon en main, il lit et annote avant de passer à l’activité de création proprement dite. C’est un écrivain‑lecteur, comme il aime à le rappeler. Une fois le projet de livre en cours, il imprime quotidiennement des versions tapuscrites issues de notes manuscrites. Il reprend alors chaque tirage vierge de toute rature qu’il corrige et complète à la main avant de retaper une nouvelle version qui servira à de futurs amendements : « Resort, recorrige, reretape. Reresort, rerecorrige, rereretape. Etc. C’est ma joie. » (p. 9). Cet avant‑propos a l’avantage de nous présenter le geste scriptural de l’écrivain à l’aune de la mutation informatique. Chez P. Quignard, l’écriture ne se constitue pas essentiellement à partir de l’outil de traitement de texte, de même qu’elle ne peut plus se contenter de la seule pratique manuscrite. Il possède un rapport hybride à la matérialisation du texte : la note et la frappe se répondent pour constituer les deux mouvements respiratoires de son écriture. La vue d’un tirage au propre est nécessaire à la phase de relecture qui ne peut se faire à travers le seul écran.

Le futur antérieur d’un texte

5I. Fenoglio fait ensuite une présentation brute du dossier génétique de Boutès. Elle y expose de manière très générale les tenants et les aboutissants de la génétique textuelle. Elle aborde notamment la plongée dans ce qu’elle appelle de manière fort judicieuse « le futur antérieur d’un texte » (p. 16). Tout en restant — pour le moment — à la surface de l’analyse, elle s’attache à caractériser l’avant‑texte quignardien en observant ce qui constitue peu ou prou les opérations d’écriture de tout auteur : l’ajout, la suppression, la substitution et le déplacement. Elle en quantifie le nombre et en mesure les rapports pour asseoir les bases d’une analyse psycho‑graphique de l’auteur. Selon les mots de la chercheuse, elle offre ici des « lignes de fuite », des indications de lecture qui ne veulent en aucun cas épuiser le désir de dépistage du lecteur : « Que la voie, le chemin d’accès soit visible. L’accès lui‑même, la vue panoramique, l’envergure du regard, demeurent eux, à jamais le désir de chacun. » (p.36).

Un fac simile intégral

6C’est donc le fac simile du manuscrit de Boutès que l’on trouve au cœur du livre et qui forme la troisième section — quantitativement la plus importante (220 pages sur un ensemble de 305 pages) — de l’ouvrage. C’est le véritable temps fort du livre même si c’est la seule section laissée à la libre appréciation du lecteur. Ce choix est suffisamment inédit pour être souligné : c’est la première fois qu’est « publié dans sa quasi intégralité un manuscrit en traitement de texte » (p. 14). Le lecteur accède, grâce à la numérisation, à la totalité du dossier génétique tel qu’il a été livré par P. Quignard à I. Fenoglio. L’on voit donc apparaître, dans toute sa matérialité, la gestation des trente-deux versions successives de Boutès sans aucune annotation de l’éditeur ni retranscription parasite. Car tel est le choix de la généticienne : ne pas produire d’interférences entre l’œil du lecteur et la graphie de l’écrivain. L’ensemble possède une dimension visuelle très forte qui se singularise par rapport aux manuscrits d’écrivains plus anciens et plus connus (Hugo, Flaubert, Zola, Proust, etc.7). Ici, la note manuscrite étoile sans cesse un corps de texte dactylographié et le métissage de ces deux pratiques de scription produit un effet très neuf. Quelques dessins de l’auteur constituent aussi l’arrière‑texte du manuscrit et indissocient l’activité de l’écriture et la rêverie graphique.

Les chutes de l’atelier

7Dans la quatrième section, I. Fenoglio s’intéresse à ce que le manuscrit de Boutès nomme, à partir de la version n° 5, des « chutes ». À la marge du texte en tant que tel — celui que P. Quignard envisage comme « devenir‑livre » — on voit en effet apparaître des lambeaux d’écriture qui s’intégreront ou non à l’ensemble déjà constitué. C’est cet espace résiduel, « lieu parsemé de résidus, de scories de matériaux […], lieu défini par ce qui tombe, ce qui est “infonctionnel”, les retombées […] » comme dit Barthes8, qui est ici questionné. Cette réserve de texte — toujours différée dans le temps de l’écriture — sert de support à une réflexion pertinente sur l’« écrire intransitif » de l’écrivain. Fidèle à la postulation de Barthes9, I. Fenoglio voit dans ces chutes le signe de deux temps parallèles d’écriture : l’écriture dite transitive, qui est le temps déroulé du livre en cours et dans lequel s’investit l’auteur ; l’écriture dite intransitive, qui est le temps absolu et sans fin de la pratique de l’écrivain. Mais les « chutes » renvoient également à tout ce qui tombera au moment de la publication définitive. Ce sont les dessins, les reproductions picturales, les croquis ou les gouaches qui parsèment les pages du manuscrit et insistent de manière obsédante sur la mise en image d’hommes qui plongent ou qui tombent : le plongeur inscrit à l’intérieur d’un sarcophage à Paestum, les Sirènes qui plongent devant Ulysse, l’homme‑oiseau de Lascaux qui tombe en arrière. Le lecteur de P. Quignard retrouvera là les pièces maîtresses d’un musée imaginaire et constatera que l’inspiration de l’écrivain convoque sans cesse les mêmes figures fascinantes. Cette interrogation sur la puissance de l’image dans le processus créateur vient fort à propos. Elle déplace, tout en la corroborant, la réflexion qu’a proposée Bernard Vouilloux sur l’image en tant qu’objet spéculatif dans l’œuvre de Quignard10.

L’après livre

8Le cinquième moment (« Les neuf chutes août 2008 ») fait écho de façon évidente au chapitre précédent. Il est constitué de neuf fragments inédits de P. Quignard, écrits à la suite de la publication de Boutès. Nous avons là un bel exemple de cette écriture intransitive qui ne saurait s’arrêter à la limite du livre imprimé mais qui, au contraire, poursuit inlassablement son élan. Ces neuf chutes contiennent des extraits de correspondances évoquant le personnage de Boutès ainsi que les thèmes de la mer et du sacrifice dans la philologie antique. Les autres fragments multiplient des saynètes issues du corpus antique qui s’agrègent autour du motif de la « chute » à la manière d’un ostinato. Ne prenant pas part explicitement à la réflexion génétique, ce chapitre montre à quel point les thèmes persistent dans l’esprit de l’écrivain bien au‑delà du livre. Il rend aussi compte du rapport entre l’érudition et la création littéraire, articulation essentielle dans l’écriture quignardienne. On peut voir ainsi qu’en correspondant avec Monique Halm‑Tisserant (universitaire, spécialiste du sacrifice dans l’Antiquité), P. Quignard cherche à affermir son savoir théorique pour mieux le fictionnaliser par la suite.

Les bégaiements de l’écriture

9Le livre se clôt sur une évocation — plus subjective que scientifique — du plaisir qu’il y a à « ouvrir un manuscrit ». Mêlant le regard singulier attaché au manuscrit quignardien à celui, plus général, porté sur tout manuscrit, I. Fenoglio témoigne ici de sa curiosité pour ce qu’elle appelle les « bégaiements » de l’écriture. Ce texte, nourri de citations de P. Quignard (relatives aux traces, aux vestiges, à la quête de l’origine et du Jadis), constitue un essai assez libre sur l’élucidation du geste primordial de l’écriture. La généticienne  se montre particulièrement séduite par les lieux de l’écriture où le formulable et l’informulable  se superposent comme envers et endroit. On apprend ainsi que le propre du travail génétique consiste à quêter ce qu’elle appelle l’« événement graphique », le point où le scripteur se tient en arrêt entre la pulsion et la domestication de son écriture. « Regard[er] l’écriture » (p. 288) ne revient donc plus à « lire un texte » mais à en deviner les linéaments archéo‑graphiques. Ces quelques analyses de pure génétique sont extrêmement stimulantes mais malheureusement trop peu développées. Souvent, en effet, I. Fenoglio est attirée dans un vertige mimétique qui la fait épouser le style et le lexique de l’auteur ici étudié, comme si la quête des origines propre à P. Quignard gagnait par contagion la spéculation sur la profondeur des manuscrits :

Se tenir sur le seuil du manuscrit c’est ouvrir le déjà perdu.
Observer le manuscrit c’est tenter d’apercevoir les traces matérialisées du jadis qui seul précède, dépasse le langage, le récit, le récit même du jadis. (p. 298)

10L’analyse plus systématique de la création quignardienne ne viendra donc pas — on le sait — car tel est le vœu de la généticienne : laisser le lecteur pénétrer le manuscrit par la seule jouissance de l’œil. À nous, donc, de franchir ce seuil.

Défense & illustration de la génétique textuelle

11Plusieurs arguments sont avancés pour légitimer la nécessité de l’interrogation généticienne en général, et la scrutation des manuscrits de P. Quignard en particulier. En creux du livre, nous voyons se profiler l’ombre des débats qui ont cours sur la fin du livre‑papier et le passage au livre numérique. Dans une telle conjoncture, on peut en effet se demander si les manuscrits d’écrivains (au sens large, qu’ils soient écrits à la main ou issus du traitement de texte) ne sont pas appelés à disparaître et, a fortiori, si la génétique textuelle n’est pas une science d’hier. I. Fenoglio balaie ces objections de principe et rappelle au contraire l’extrême actualité du questionnement génétique :

[...] il m’a toujours semblé que comprendre le processus de création par l’écriture gagnerait à orienter son regard vers ce qui s’écrit aujourd’hui, vers ce qui se passe, aujourd’hui, dans le temps d’une actuelle interrogation sur l’écriture. (p. 13)

12En effet, c’est bien parce que le geste manuel de l’écriture tend à disparaître — ou plutôt à migrer du stylo vers le clavier — que ce processus de création devient extrêmement éclairant. Il force à ressaisir le « tremblé » de la conscience écrivante, ses arrêts, ses ratures et ses balbutiements sémantiques. Autrement dit, tout ce qu’une création entièrement livrée au lissage de l’ordinateur déroberait. En quêtant « le geste psychique qui laisse les traces de sa désorientation intrinsèque » (p. 21), I. Fenoglio rattache l’activité du généticien à celle de l’anthropologue ; elle postule que c’est dans l’écriture en train de se faire et dans sa seule matérialité qu’on peut saisir au plus près ce nœud où l’inscription articule une pensée en vue de sa transmission. C’est là le véritable angle mort de cet essai qui n’en est pourtant pas un : cerner « l’être du balbutiement » scriptural, la perception in situ d’une élaboration énonciative. Et c’est bien cette connaissance de l’homme dans toute sa dimension graphique — peut-être menacée par le basculement dans le tout numérique — que l’auteur entend ici défendre :

Je propose donc quelques réflexions […], à partir du manuscrit de Boutès, mais dans un espace anthropologique (l’écriture, son geste, sa fonction pour et depuis l’humain) et culturel, extrêmement complexe. (p. 36)

13Le choix d’étudier les manuscrits propres à P. Quignard fait sens à partir de cette déclaration. En effet, plus qu’aucune autre à l’heure actuelle, son œuvre ne cesse de mettre en scène « le livre, la lecture, et l’écriture depuis la nuit des temps » (p. 14). À ce titre, il n’est pas anodin de remarquer que P. Quignard fut déjà, au temps de ses Petits traités, un penseur des bouleversements engendrés par les mutations technologiques liées au livre et à l’écriture. Le passage du volumen (livre en rouleau) au codex (livre en cahier) constitue ainsi la toile de fond de plusieurs traités et ouvre la réflexion à « ce que la forme moderne du livre suppose »11. Bruno Blanckeman, l’un des premiers spécialistes de l’œuvre, soulignait déjà qu’il fallait lire à la lumière de cet éclairage antique

un bilan du Livre dressé en pleine mutation technologique, le passage du texte littéraire imprimé au texte virtuel, porteur de bouleversements culturels peut-être aussi considérables que ceux jadis provoqués par l’imprimerie12.

14Quêter le geste d’écriture d’un écrivain qui y attache autant d’importance, c’est donc — selon I. Fenoglio — s’offrir la possibilité d’éclairer d’une lumière plus vive la critique génétique.

Le manuscrit quignardien en tant que tel

15Qu’apprend-on concrètement des manuscrits de P. Quignard à la suite de cette défense de l’activité génétique ? Qu’apportent‑ils de nouveau à la critique de cet auteur ? D’emblée, il faut souligner que le travail d’I. Fenoglio ne prétend pas à une analyse exhaustive des procédés de « textualisation » de P. Quignard. Elle s’en défend, comme on l’a vu, en faisant le choix de substituer au relevé systématique des événements d’écriture une présentation brute du dossier génétique : « Nous ne trouverons pas, ici, de “critique” génétique, à proprement parler. Nous offrons le manuscrit à l’observation libre à qui souhaite y porter son regard. » (p. 16). Le lecteur y trouvera donc un guidage, plus qu’un essai critique à vocation scientifique. Mais les quelques pointages que propose la généticienne ont déjà l’avantage de rendre visibles plusieurs traits saillants de la composition quignardienne, au premier rang desquels figure, peut-être, la logique « associative » de son écriture. En effet, par delà la forme brève et fragmentaire des livres de P. Quignard, on voit très clairement qu’ils se constituent autour de quelques pôles thématiques qui n’ont de cesse de s’attirer et de se répondre. La lecture des manuscrits prouve cela : Apollonios amène Boutès, qui amène les Sirènes, qui amènent la voix, qui amène la musique, etc. De manière plus verticale, l’eau appelle des développements sur le monde utérin tandis que le plongeon — que l’on retrouve dérivé dans « les neufs chutes » ou sur les paperoles additionnelles à travers les figures de Saint Paul, de Celan, de César ou de Sainte Apollonie — devient la métaphore plurielle d’un regressus ad uterum. Le geste d’écriture se déploie ainsi sans plan établi, fidèle aux seuls échos qui traversent le psychisme au moment de la scription. C’est peut‑être pourquoi les livres de P. Quignard sont, dans un seul mouvement, toujours identiques et à chaque fois différents. Ils reviennent sans arrêt, et presque malgré eux, aux mêmes carrefours obsessifs. L’élucidation génétique d’I. Fenoglio met ici en relief une intuition nouvelle qui est partagée par certains critiques : l’œuvre quignardienne est mue par une dynamique fondamentalement répétitive et ressassante. C’est ainsi que, dans un récent article de la revue Europe, Br. Blanckeman utilise l’image des « ricochets » pour qualifier cette circularité thématique :

Chaque texte à l’intérieur des livres (chapitres, alinéas, fragments), chaque livre à l’intérieur de l’œuvre (fiction, étude, hybride) constituent autant de ronds enclos sur eux-mêmes, mais gravitant les uns autour des autres en quelque ronde attractive de topiques singulières13.

16Une autre proposition intéressante a trait au nombre peu élevé des ratures de l’écrivain. Le geste est relativement sûr et les amendements les plus fréquents sont de l’ordre de la substitution ou du déplacement afin d’obtenir le meilleur rendu à « l’oreille ». Au contraire, les ajouts sont multiples : le texte premier s’étoile ainsi « de lectures externes au manuscrit lui‑même, lectures exogènes, ou bien, endogènes à l’écriture, ils sont le reflet immédiat de la lecture de l’écriture déjà tracée » comme le remarque la généticienne (p. 19). Cela  prolonge la dynamique associative que nous soulignions : les allusions en appellent d’autres, nourries de lectures anciennes ou actuelles. Cette logique expansive à partir de l’embryon de texte initial (l’épisode de Boutès dans les Argonautiques) est bien mise en valeur par I. Fenoglio. Elle lui permet — par la seule scrutation attentive des traces de l’écriture — de modérer les affirmations de P. Quignard quant à une pratique de textualisation qui serait entièrement vouée à la coupe ou, comme il le dit, au « tacitoire »14 :

Cela n’est pas tout à fait exact. Dans le long processus de genèse on voit d’abord l’épaississement des premières notes épurées, rapides, structurées très vite en récit […]. Puis le récit s’allonge, son aura s’amplifie […] puis il divague et fluctue durant quelques versions. […] Le manuscrit dit de lui‑même combien ce geste de coupe est précédé, préparé par une longue et lente vague qui ramasse dans son rouleau immense toutes les associations venues et accueillies. (p. 39)

17À un autre niveau de l’analyse génétique — en surplomb du texte proprement dit — I. Fenoglio propose une analyse novatrice de la semiosis de l’ensemble de la page. Ce passage éclairant prend en considération tous les éléments créatifs qui participent à l’ordonnancement du texte dans l’économie plus générale du livre (alinéas, places des paragraphes, usages des tirets, sauts de page, chapitrage, etc.). Or, la recherche d’une disposition résolument paratactique caractérise fortement les écrits de P. Quignard depuis la naissance de Dernier royaume15. Dans une œuvre de plus en plus « trouée », tous les blancs interphrastiques participent indéniablement de la création et de la singularité du projet : c’est un rythme particulier de lecture que prépare la présentation purement typographique de la page et dont rend ici compte le travail génétique. Enfin, ce livre a l’avantage de révéler les dispositifs invisibles qui mettent l’écrivain en situation d’écriture. Une partie des pistes de réflexion ouvertes par I. Fenoglio cherchent ainsi à camper un espace situé en amont du geste d’écrire. Ce sont ce que la généticienne, après P. Quignard, nomme des « appeaux » (p. 265 et al.). Ces appelants non verbaux qui capturent l’attention de l’écrivain sont essentiellement de deux ordres : visuel et sonore. On apprend ainsi que l’auteur s’est entouré de plusieurs images (photographies personnelles ou gravure médiévale d’un moine au corps de sirène) durant tout le processus de création de Boutès. Encryptées ou métamorphosées sous d’autres formes, elles ont très certainement façonné un imaginaire souterrain. La musique, si présente dans l’univers quignardien, a également toute sa place au moment de l’écriture. L’on apprend — mais certains lecteurs avertis l’avaient déjà pressenti à la lumière de quelques déclarations — que chacun des livres de l’auteur s’accompagne d’une ligne musicale (ritournelles inventées au piano ou jouées à partir de compositions existantes) qui a charge d’organiser rythmiquement l’inscription des mots. Quittant le champ de la génétique proprement dite, ce passage est caractéristique de la démarche plus générale d’I. Fenoglio dans ce livre. Fascinée par « l’arrière-texte » », toujours tentée par les seuils de l’écriture, son attention se porte volontiers sur l’envers psychique qui conduira au geste de l’inscription.

Vers une lecture « traversante »

18Pour stimulantes qu’elles puissent paraître, ces propositions d’analyse génétique ne demeurent qu’à l’état de propositions. On regrettera peut‑être qu’elles ne s’étayent pas d’une ressaisie plus organisée et plus systématique. Mais force est de constater que le propos d’I. Fenoglio veut s’ouvrir au‑delà de l’essai ou du commentaire spécialisé. Dans un temps où notre usage de la lecture a tendance à devenir vertical et où notre attention se porte de moins en moins aux accidents graphiques — en raison même des corrections automatiques ou des suggestions orthographiques proposées par nos écrans16 —, disposer le lecteur en position d’apprenti‑généticien est fort d’une proposition militante :

À quoi cela sert‑il d’observer génétiquement un manuscrit ? Cela sert à déstabiliser la doxa critique sur un auteur, sur un genre, sur une période littéraire, sur la littérature en général, sur Le texte idéal et parfait. (p. 21)

19Le parti pris, en laissant le lecteur s’affronter seul à ce dossier génétique de plus de deux cents pages, est donc de proposer « une lecture qui se fait dans la dimension de la profondeur » (Ibid.), une lecture traversante et non plus transversale. Voilà le véritable argument de ce livre : redonner au lecteur la possibilité d’une intrusion indépendante dans les soubassements du texte ; le rendre à son autonomie herméneutique, à sa capacité de questionnement et d’interrogation. Dans un univers informatisé où les mots viennent au devant de nous et téléguident notre cheminement spéculatif, I. Fenoglio plaide au contraire pour une remontée dans « l’ad-venir » des mots. A chacun de faire l’expérience singulière et vivifiante de cette lecture « archéologisante ».

20Pour notre part, nous ne pouvons apporter qu’un témoignage, parmi d’autres. Dans un premier temps, il faut dire à quel point le rythme linéaire de la lecture s’en trouve troublé. Lire un manuscrit contemporain, c’est adopter un rythme d’élucidation binaire, fait d’un va‑et‑vient incessant entre le texte qui se sédimente et le texte qui fluctue, se rature et se redistribue. L’œil est toujours requis dans ce double espace textuel et parallèle. Plurielles aussi sont les différents modes d’appréhension de ces trente‑deux versions manuscrites. On peut lire d’une traite, et presque en survolant, l’ensemble du dossier afin de voir au plus vite le passage du brouillon au texte achevé. On peut, au contraire, prendre le texte à rebours en effeuillant chacune des strates successives pour ne plus considérer que le moment inaugural du livre à venir : quelques mots écrits presque au hasard sur un feuillet quadrillé, qui s’avère être une petite note de lecture sur Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. On peut aussi s’arrêter à chaque correction manuscrite, chercher à en comprendre la raison, essayer de déchiffrer l’écriture pour soi qu’est cette annotation à la plume, vérifier si la version suivante intègre ou non cette retouche, quêter, enfin, les interventions qui ont été directement faites à l’ordinateur. Le manuscrit offre ainsi la possibilité — et surtout le plaisir — d’une lecture toujours recommencée. Dans un deuxième moment, on peut constater que le lecteur‑généticien fait l’expérience d’un double régime de perception qui déstabilise aussi son rapport habituel au texte imprimé. Comme le souligne I. Fenoglio, la disparité entre la note manuscrite et le traitement de texte crée un espace visuel hybride qui conjugue un texte ouvert (celui des repentirs au crayon) avec un texte fermé (celui qui se solidifie sous une forme dactylographiée). Cet entre‑deux met à la vue du lecteur la fixation toujours différée du sens et sa perpétuelle migration dans l’intelligence écrivante. Une question brûle alors les lèvres à la fermeture de ce fac simile : quand et comment l’écrivain juge-t-il que son texte est « fini » ? Mais la réponse se dérobera toujours à notre regard puisque, comme le dit P. Quignard, « savoir achever est le secret de l’art ».


***

21On l’aura compris Sur le désir de se jeter à l’eau est un livre pluriel dont l’originalité critique déjoue toute proposition systématique. On ne trouvera pas là un essai faisant l’expertise savante des notes et brouillons de Pascal Quignard. Il mise davantage sur un éclairage diffracté — et à deux voix — du geste de l’écrivain et du travail du généticien. Par là même, il contribue à éclairer d’une lumière neuve le champ des études quignardiennes tout en ouvrant son propos à un questionnement plus large sur la nature anthropologique de l’activité écrivante. Si elles ne sont pas articulées selon un cheminement théorique classique, les différentes propositions avancées par l’ouvrage n’en sont pas moins pertinentes. Au final, le choix de montrer les manuscrits sous la forme d’un fac simile intégral est un beau cadeau fait à l’intelligence et à l’indépendance du lecteur. Réhabilité dans sa fonction de défricheur, de scrutateur et d’interrogateur d’un sens toujours en devenir, le lecteur réapprend à voir l’alchimie complexe de la signification. Il faut donc souhaiter longue vie à la collection « Archives » qui inaugure, avec cet ouvrage sur P. Quignard, un projet éditorial exigeant et de très haute qualité : mettre au regard de tous, grâce à la numérisation et à l’impression en quadrichromie, les manuscrits d’auteurs contemporains dans toute leur complétude.