Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Marc Décimo

Henri Béhar n'a de la fougue DADA rien perdu

Henri Béhar, Ondes de choc. Nouveaux essais sur l’avant-garde, Lausanne/Paris : L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque Mélusine », 2010, 344 p., EAN 9782825141007.

1Henri Béhar n’est certes pas un inconnu et, dans ce recueil, il a réuni des articles sur des sujets divers dans les thématiques qui lui sont chères, qu’explicite ici davantage le sous‑titre que le titre. Il a divisé son livre à la couverture gidouillée en trois parties.

2La première porte sur la « bombe Dada » (ce qui, du coup, explicite le titre) ; et il s’y occupe de Tristan Tzara et de ses rapports au futurisme et, en particulier, à Marinetti, la tête de proue du mouvement, dans les relations qu’il entretient avec Dada et, en l’espèce, avec Tristan Tzara. L’internationalisme de dada, le polyglottisme, l’invention de langues valent une étude spécifique sur Tzara et la poésie « nègre » ; elle montre ce que cette poésie phonétique doit à l’emprunt de quelques langues africaines.

3Vient ensuite un article sur l’amitié « stellaire » qui unit Arp et Tzara ; puis un autre sur l’engagement politique de l’entité Dada. « Dada fut anarchiste en art comme en politique »… faudrait‑il inlassablement répéter. Et de montrer en quoi, sans transiger. Nécessité oblige, H. Béhar ne mâche pas ses mots ou bien s’il les a assez mâchés comme ça, c’est pour s’agacer du fait qu’existe encore pour certains critiques contemporains une tendance à aseptiser, voire à nier, le rôle des divers acteurs de dada qui se sont impliqués pour de bon dans la vie de leur temps. Serait-ce, s’inquiète H. Béhar du… « révisionnisme » ? Ne doit‑on voir aussi un acte politique ne serait‑ce que dans leurs créations ? dans leur esthétique — et le rejet parfois de l’esthétique même ? Que devait en penser le bourgeois alors honni ? De quelles subversions dada n’a‑t‑il pas joué pour donner à cette société de quoi penser sur les valeurs qui l’agitent et l’ont conduite à la guerre de 1914‑1918 ?

4Dernier pan et non des moindres pour ce qui concerne l’aurore du xxe siècle, H. Béhar évoque les rapports que certains dadaïstes ont entretenus avec la psychanalyse et la gérance de l’inconscient. Quelle attitude fut celle de Dada ? À la fois proche et distante de l’esprit des Incohérents, confrontée à la psychanalyse — science émergeante qui tente d’interpréter avec rigueur les arcanes du délire, et science qui ambitionne surtout de réintégrer le sujet dans la société —, dada, doit—on le répéter, fut en cette confrontation encore anarchiste jusqu’au bout des ongles. La défiance envers la société devait faire douter des bienfaits d’une discipline qui invite de canaliser autant que possible les pulsions. La position adoptée par le surréalisme, on le sait, tranche. Breton en tête. Il admire Freud. Mais Freud ne comprend pas l’engouement qu’on lui réserve parmi les surréalistes (Freud sera bien davantage séduit par Dali, lequel le visitant à Londres lui montre quelques-unes de ses toiles). Les deux démarches, celles de Freud et de Breton, sont en effet bien différentes ; elles ne procèdent pas du tout du même point de vue. L’un opère pour soigner ; l’autre est plongé dans une quête esthétique.

5Après la bombe, la seconde partie tient du raz de marée. « Lames de fond spectaculaires » concerne le théâtre, le théâtre surréaliste dans ses fascinations pour les scènes de crime et la scène shakespearienne, lesquelles contreviennent à la bienséance d’alors, et pour la provocation. Soit une cinquantaine de pièces pour corpus. Vient ensuite un article sur le Théâtre Alfred-Jarry (1927-1928), autre attentat, celui-ci perpétré à l’encontre des usages théâtraux par Roger Vitrac et par Antonin Artaud. (On regrettera au passage et par esprit de vétille la coquille qui désoriente l’apostrophe qui précède le mot Pataphysique.) Les noms d’Alfred Jarry et d’Antonin Artaud reviennent et celui de Roger Vitrac surtout. Doit‑on rappeler que H. Béhar lui consacra naguère ses premiers travaux ubuniversitaires ? Et que, comme Julien Torma eut son Saintmont, Vitrac eut son Béhar. Que dire des activités alimentaires de Vitrac au cinéma ? de certains de ses thèmes obsédants ? de son humour lequel ressort ou pas dans les scenari qu’il a élaborés ? Y retrouve‑t‑on cet esprit qui caractérise certains esprits de ce xxe siècle ?

6Dans le prolongement, quoi de plus évident que de s’interroger ensuite sur « le rire d’Artaud » — ou sur les manifestations de la lucidité d’Artaud. Dans ce sillage, vraiment moins connu, se trouve être Sylvain Itkine, comédien et metteur en scène. C’est lui notamment qui crée en 1937 Ubu enchaîné. Son éphémère compagnie « Le Diable écarlate » est l’objet de la réflexion. C’est tout naturellement que tombe l’article suivant : « La provocation est‑elle une catégorie dramaturgique ? L’exemple du théâtre Dada et surréaliste ».

7La troisième partie est vouée à certains aspects du surréalisme. Le titre en est tout aussi apocalyptique : « La ceinture de feu surréaliste ». Elle s’ouvre par une étude sur la relation entre deux hautes figures de la littérature du xxe siècle et sur l’examen de la correspondance, celle plus ou moins croisée de Jean Paulhan, l’éminence grise de la NRf, et d’André Breton. Malheureusement les documents n’abondent pas. H. Béhar en dessine néanmoins habilement les contours.

8Viennent ensuite des considérations sur les liens ténus et fructueux qu’entretinrent les surréalistes avec les « Phrères » du groupe Simpliste à Reims — René Daumal, Roger Vailland, Maurice Henry, Roger Gilbert-Lecomte, Roland de Renéville —, ensuite remodelé et connu sous le nom du Grand Jeu.

9Cette dernière partie comprend encore une étude de la critique littéraire telle qu’elle se pratiquait dans les revues surréalistes de 1924 à 1933. Ses acteurs ne mâchaient eux aussi pas leur mot. Parfois même, les critiques se faisaient‑elles vives, voire injurieuses. H. Béhar en donne quelques exemples cinglants. Comme ce qu’Aragon dit de Desnos et de Corps et Biens. Parfois aussi, il s’agissait d’attirer l’attention sur une œuvre. Comme celle, par exemple, de Xavier Forneret. Ou encore en vient‑on à réaffirmer l’intérêt qu’il y a à lire Huysmans. Bref, cette critique n’est pas tiède et elle manifeste ses engouements comme ses mépris, à tort ou à raison. Qui sait par quelle association d’idées l’article suivant traite des écrits de Salvador Dali ? Peut‑être par ce souci des inconvenances ? H. Béhar est sensible au jeu, à l’accent du maître et à sa façon de prononcer, qui fit de « la scatologie » l’eschatologie. Peut‑être doit‑on voir aussi dans ce travail un article de circonstance pour saluer les travaux sur Dali de Frédérique Joseph-Lowery qui, en 2006, publia enfin dans son jus La Vie secrète de Salvador Dali. Suis‑je un génie ? et, en 2008, « Duchamp à la merci de Dali » (in Marcel Duchamp et l’érotisme). L’un des mérites de l’approche de F. Joseph-Lowery n’était-il pas — contrairement à ce qu’avait précédemment pratiqué Michel Déon — d’avoir su patiemment restituer l’orthographe originale de Dali, très attentatoire au français normatif tel qu’on l’appréhende dans les écoles et telle que l’avait apprise Dali ? Cette fronde n’est‑elle pas, au fond, ce qui séduit H. Béhar ? Cette attitude, cet état d’esprit, n’est‑il pas le ciel qui le fascine ? Aucun de ceux qu’il approche dans son ouvrage ne s’en départit jamais.

10Un autre bond entraîne le lecteur aux Canaries. Cette fois-ci, il s’agit de donner le point de vue des autochtones sur ce voyage qu’entreprirent en mai 1935 certains surréalistes et d’en considérer aussi directement les retombées dans l’œuvre et la vie d’André Breton.

11Et puisqu’on en est aux voyages bien réels, H. Béhar de s’arrêter un instant sur les paysages concrets décrits par les surréalistes dans certaines de leurs œuvres, les « Paysages surréalistes », oh non pas selon un point de vue touristique mais plutôt « le paysage agissant sur l’homme ». Mieux : « l’épreuve douloureuse qu’un paysage peut faire subir aux amants ».

12Le livre s’achève sur « le surréalisme et le politique », où s’enchaîne un article sur « le surréalisme et la guerre d’Algérie » et « le droit à l’insoumission ». Quelle évaluation proposer de la position surréaliste ? Que penser de la position des surréalistes lorsqu’ils furent confrontés à la guerre d’Algérie ?

13La précaution d’une préface vient expliciter les partis pris qu’au cours d’une cinquantaine d’années de recherche Henri Béhar prétend avoir défendus. C’est, certainement, que le besoin s’en fait sentir. Il faut à propos de dada et du surréalisme toujours rappeler quelques fondamentaux, ce que H. Béhar ne manque de faire à aucun moment. Et de faire entendre surtout la subversion carabinée de Dada. « Littérupture » mot-valise Béhar. « Dada fut anarchiste en art comme en politique. » Sans cesse il s’agit d’évaluer à leur juste mesure ces moments de l’histoire littéraire : rien n’est semble-t-il jamais acquis. Aussi le ton du livre s’en ressent-il. H. Béhar ne l’envoie décidément pas dire lorsque bon lui semble. Ainsi, la question des relations Dada/Futurisme mérite‑t‑elle, par exemple, des précisions qui ont le mérite de mettre les points sur les i, textes et citations à l’appui. Telle se veut être la rigueur de la méthode littéraire de H. Béhar, qui croise le fer avec toutes approximations non étayées versées de ci de là (il a les noms, il les donne et il ne doit pas se faire que des amis).

14Sans être polémique, on l’aura compris, le livre d’Henri Béhar est fait non de spéculations mais de convictions. À aucun moment, il ne déroge à la méthode historique. L’apport est indiscutable même si on peut discuter. On peut toutefois regretter l’organisation du livre dans son ensemble, sa cohérence. Il ressemble finalement davantage à un recueil d’articles, ce qui a pour effet heureux de les pouvoir à l’avenir repérer plus facilement qu’éparpillés dans des revues.