Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Jacques Chabot

Nouvel essai de textanalyse : à propos de L'Ombrelle rouge de W. Jensen

Wilhelm Jensen, L’Ombrelle rouge suivi de Essai de lecture freudienne, traduit et commenté par Jean Bellemin-Noël, Paris : Édition Imago, 2011, 116 p., EAN 9782849521557.

1Wilhelm Jensen (1837-1911), écrivain allemand, publia en 1892, sous le titre de Übermachte (« Super-pouvoirs »), deux nouvelles intitulées l’une Dans la maison gothique et l’autre L’ombrelle rouge. Puis il publia, en 1903, un petit roman, probablement inspiré d’Arria Marcella de Théophile Gautier : Gradiva, ein pompejanisches phantasiestück. Il est probable que cette fantaisie fantastique n’eût pas connu un aussi grand succès si, par l’intermédiaire de C. G. Jung, elle n’avait pas attiré l’attention de Sigmund Freud qui publia, en 1907, son très célèbre Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. Enfin, en 1983, Jean Bellemin-Noël nous présenta à son tour Gradiva au pied de la lettre1, avec pour sous-titre relecture du roman de W. Jensen, dans une nouvelle traduction de son propre cru. « Relecture », disait-il, parce que Freud l’avait précédé en première lecture. En 2011, le même Bellemin-Noël revient sur une autre œuvre de Jensen, L’Ombrelle rouge, mais cette fois‑ci, sans la médiation de Freud : le texte de Jensen est suivi d’un Essai de lecture freudienne: « lecture » et non « relecture » ; et, comme pour Gradiva, c’est l’auteur de cet essai qui en a assuré la traduction2.

2Question subsidiaire : pourquoi cet Essai de lecture freudienne est‑il présenté seulement comme une suite de L’Ombrelle rouge, pour ainsi dire en guise de postface, alors que Gradiva au pied de la lettre incluait ce roman de Jensen et l’essai de Freud dans une « relecture » ? En clair : dans la présente édition de L’Ombrelle rouge, le texte de Jensen est‑il primordial ou n’est‑ce pas plutôt celui de Bellemin-Noël ? Pareillement, c’est bien celui de Freud qu’on lit à propos de celui de Jensen, qui d’ailleurs n’avait pas démérité. Jensen serait-il actuellement plus connu que Bellemin-Noël ? Le Urtext de L’Ombrelle rouge, originel sinon original, n’est‑il pas celui de l’auteur de l’Essai de lecture freudienne qui, dans une sorte de transfert analytique, en manifeste les structures inconscientes ? La textanalyse belleminienne cherche à être un accès à l’inconscient du texte, de tous les inconscients à l’œuvre dans le texte, de l’auteur du récit, du critique et des différents lecteurs.

3Il est donc impossible pour le lecteur du texte de L’Ombrelle rouge et de l’Essai de lecture de Bellemin-Noël, de se passer de Freud et de sa psychanalyse. Dans les deux cas, dans Gradiva au pied de la lettre et dans L’Ombrelle rouge, je ne dirai pas que l’auteur se mesure avec Freud dans l’interprétation psychanalytique des œuvres de Jensen, mais qu’il en opère une reprise à sa façon, sans se laisser intimider par la statue du Commandeur. Il utilise la doctrine et surtout la pratique freudienne comme aurait pu le faire Freud lui-même si, en 1907, il avait déjà découvert et publié toute son œuvre ultérieure. Bien loin de prétendre rivaliser avec le maître et — qui sait ? — faire mieux que lui, il confronte un Freud d’avant sa propre Gradiva (1907) et un Freud d’après. Grâce au second, il en sait un peu plus que le premier ; preuve que Freud est pour lui une bonne vieille connaissance à laquelle il ne demande pas un mode d’emploi, mais un état des lieux. Sans oublier que nul n’est propriétaire du freudisme, tout au plus un usufruitier.

4C’est d’ailleurs un phénomène d’autotransfert que Bellemin-Noël fait apparaître dans sa propre lecture, qui procède à la fois d’une attention et d’une théorisation concomitante flottantes. Le héros du roman, Wolfgang (discret écho à Zoé Bertgang, qui dans Gradiva tient lieu de psychanalyste) transfère, comme sur un psychanalyste à l’écoute de son inconscient, sur le poète Hölderlin qui devient son porte-parole. « Découvrir ce que l’on est en parlant devant et parfois avec un tiers n’est pas du tout comme s’examiner dans un miroir »3, autrement dit ce n’est pas de l’introspection. « Deux choses importent dans le dispositif analytique : qu’il y ait, quand je me raconte, un autre entre je et moi, et que la vérité de mes paroles advienne seulement quand elle me revient répercutée par un autre qui parle »4. Les poésies de Hölderlin, par ailleurs admirablement traduites par Bellemin-Noël, sont en quelque sorte les interprètes des « pensées incertaines », inconscientes ou préconscientes, du héros : « Ce que Wolfgang ne voit pas avec les yeux de l’esprit lorsqu’il observe ses pensées incertaines [...], les poèmes le lui disent »5.

5Ainsi, Hölderlin joue ici le rôle dans Gradiva de Zoé Bertgang « analyste objective », révélatrice du malêtre de Norbert Hanold qui transfère sur elle ; et ses poèmes opèrent dans le sujet (du roman et de l’analyse) un transfert autrement subjectif. « Le transfert est le lien affectif et intellectuel qui unit le patient et l’analyste », rappelle Bellemin-Noël : je parlerai volontiers, pour ma part, d’un lien d’intelligence affective, car il existe une intelligence de l’amour.

L’autotransfert, comme l’indique le préfixe, part du constat qu’il peut dans certains cas exister un dialogue à trois voix (je, moi, l’autre) à l’intérieur du même sujet. De fait, tout se passe comme si Hölderlin [...] était intériorisé (ayant déjà en lui-même sa Diotima, en guise de Melissa) dans l’inconscient comme dans la conscience de Wolfgang. C’est ce tiers très honoré (Hölderlin) qui semble lui dire ce qu’il aurait dû se dire à lui-même en toute conscience. (p. 114)

6Et la cure opérée par ce psychanalyste-poète intériorisé

ne pouvait fonctionner que parce que le discours poétique a des allures qui le rapprochent du langage crypté propre à l’inconscient et dont le prototype est le rêve. (p. 115)

7Ce faisant, il nous suggère que la psychanalyse est un art et Freud une sorte de mytho-poïète, — ce qu’il aurait été bien davantage, ajouterai-je, s’il n’avait pas perdu son temps à vouloir faire de la psychanalyse une science exacte selon l’idéologie scientiste de son temps.

8Et surtout, en ce qui concerne la réflexion de Bellemin-Noël sur Jensen et de Jacques Chabot sur Bellemin-Noël, je pense — de te fabula narratur, c’est ton histoire à toi que tu racontes — que ce dernier, and last but not least, dans sa propre textanalyse tient la même place que Hölderlin, celle de l’analyste-poète. Car son texte — je ne parle, ici, ni de méthode ni « d’application » psychanalytique — est lui-même poïétique. La lecture du texte, en effet, est une déstructuration analytique du récit qui est en même temps une recréation de tout ce que le récit a oublié ou refoulé. Et le lecteur, à plus forte raison l’analyste lecteur, refait le récit d’une autre façon. Co‑auteur — « mes vers ont le sens qu’on leur prête », écrivait Paul Valéry —, le lecteur analyste prête son sens et en même temps le trouve pour son propre compte, dans son texte à lui qu’il écrit à l’écoute (flottante et théorisante à la fois) des mots de l’autre, lu à son tour comme texte et pas seulement comme récit.

9Ajoutons que Bellemin-Noël excelle à regrouper les petits détails (images, sons, émotions, affects) qui semblent à première vue insignifiants dans le récit, mais sont le tout de la signification du texte. Travail de haute lisse, le récit étant comme la chaîne de la trame du texte. Ainsi L’Ombrelle rouge est-elle une sorte de symphonie en rouge et blanc majeurs, entremêlés du chant du coucou, fleur et oiseau confondus, et autres détails significatifs tramés sur les marges de l’inconscient du texte. L’originalité de Bellemin-Noël par rapport à Freud consiste dans le fait (façon de faire) qu’il ne pratique pas une psychanalyse freudienne du récit de Jensen car il invente un autre type de lecture du texte que je qualifierai, pour ma part, de lecture noëlfreudienne. En soulignant que cet essai de lecture, à la manière d’une relecture de Freud, est un coup de maître. Relecture plus sensible que dans Gradiva au pied de la lettre. Parce que Bellemin-Noël s’y est encore mieux libéré de la tutelle du grand maître.

10Tous les écrits de Freud consacrés non à des analyses de patients in vivo, mais à des œuvres littéraires ou artistiques, peuvent porter le titre d’Essais de psychanalyse appliquée. Titre, somme toute inexact, même pour Freud et a fortiori pour Bellemin-Noël qui n’applique pas du tout. Ce dernier remarque très justement que dans son Délire et rêves dans la "Gradiva" de Jensen, Oncle Sigmund traite presque exclusivement d’un cas médical advenu au personnage d’un récit de fiction. « Voilà où surgit la principale difficulté » : difficulté, mot poli, euphémique, pour erreur d’aiguillage ! Il poursuit :

En fait, Freud n’a jamais cessé d’oublier le statut de ces personnages de fiction ; il a tout au long de son commentaire fait comme si les deux protagonistes (seuls mentionnés) étaient des êtres vivants soumis à son enquête et non pas du discours pris dans du discours pour une fin ludique. Il a déchiffré le contenu de l’œuvre comme s’il avait affaire à un malade, ainsi qu’à une apprentie analyste dont il superviserait la première cure.

11Ou encore :

Le but [...] consistait pour l’essentiel dans la transformation du texte de Jensen en matériel d’une relation analytique, en une sorte de récit de cas sur lequel il y avait à fournir un commentaire clinique, accompagné de rappels et éclaircissements doctrinaux.6

12Dans ces conditions, Freud « médicalise son écoute du roman... ». Et « il est en marche vers une attitude technocratique », conformément à une idéologie esthétique de l’œuvre d’art comme mimésis du réel. À cette idéologie de l’art (et de la psychanalyse), Bellemin-Noël substitue une conception poïétique de l’oeuvre qui crée son propre inconscient du texte. Et le lecteur, dans le cours de son autotransfert fait dialoguer par la médiation de la théorie freudienne son propre inconscient avec celui du texte.

13Tel est l’apport fondamental de Jean Bellemin-Noël, par sa textanalyse suppléant les lacunes de la psychanalyse « appliquée » à un texte poétique dont les personnages de fiction sont assimilés à des êtres vivants, pour découvrir l’origine de leur névrose ou de leur perversion. Il exprime très clairement les choses de l’inconscient (et non des concepts théoriques) quand il propose, en toute modestie, d’écrire une fiction psychanalytique « à propos et dans les entours de ce qu’on appelle aujourd’hui un texte ». Ainsi, au lieu de se présenter en psychanalyste-adjoint du critique littéraire, il se pose en co-auteur du texte. Là où Freud détermine un cas de fétichisme survenu chez un personnage analogue à un vivant (Norbert Hanold) il analyse et recompose, par sa relecture, la structure fétichiste du texte. À chacun son fétiche, et toute œuvre d’art est une sorte de porte-fétiche des auteurs, des lecteurs et... des psychanalystes qui s’y impliquent au lieu de l’appliquer.

14On pourrait dire que le textanalyste se livre à une sorte de perlaboration du texte. Et cela est plus directement accessible aux lecteurs de L’ombrelle rouge et de la relecture qu’en fait Bellemin-Noël. Pourquoi ? Parce que ce dernier roman est plus franchement poétique que psychologique, grâce à la présence des poèmes de Hölderlin, analyste suppléant. Et parce que, libéré par son travail antérieur sur Gradiva de la contrainte de justifier sa méthode, le textanalyste nous invite immédiatement à la représentation de son propre autotransfert et nous le tend comme un miroir ou un autoportrait de l’artiste, avec une légende — legendum, ce qui peut ou doit être lu — à la fois légendaire, laconique et humoristique: « à toi de jouer ! ».