Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
Henri Quantin

Et si les œuvres changeaient d’auteur : un inédit de Léon Bloy

Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Paris : Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2010, 156 p., EAN 9782707321404.

1Certains s’étonneront peut‑être que Bloy, plus connu comme romancier ou comme pamphlétaire féroce, fasse œuvre de critique littéraire. C’est mal connaître ses écrits, qui n’ont cessé d’analyser les ouvrages de ses contemporains ou prédécesseurs, comme en témoignent Propos d’un entrepreneur en démolition, Belluaires et porchers ou Les funérailles du naturalisme. Si ses lecteurs fidèles seront peut‑être surpris par la retenue de son style, déjà perceptible, au demeurant, dans les dernières années de son Journal, il ne faut pas s’y tromper : le propos est tout aussi iconoclaste que dans ses œuvres précédentes. Quant à l’abandon de l’emphase, du mot rare et de la virulence, on peut supposer que Bloy s’est soumis lui‑même à la proposition de son titre, pour tourner le dos à ce qu’il appelait lui‑même « le cliché Léon Bloy ».

2Il existe au moins trois raisons, dit Bloy en introduction, pour ne pas laisser les auteurs en l’état. La première est que nous les connaissons mal. Ce qui est évident pour Homère ou Shakespeare ne l’est pas pour d’autres, depuis que Proust et Valéry ont fortement distingué le moi social du moi créateur. Dès lors, nous remplaçons couramment l’auteur par la personne physique qui le dissimule. Pourquoi, demande Bloy, « ne pas faire un pas de plus et le remplacer — mais en assumant cette fois clairement le geste — par un autre auteur qui nous semblerait, pour telle ou telle raison, plus approprié à l’œuvre ? » (p. 11). En outre, certaines découvertes ont été dues à des erreurs de direction. L’erreur, moyen de sortir des sentiers battus, peut être choisie. Elle amène à changer de disposition d’esprit, à porter un regard nouveau sur une œuvre figée. Bloy, familier de la « felix culpa » biblique, parle alors d’« erreur créatrice ». D’où une troisième manière de justifier le changement d’auteur, liée aux deux premières : le changement d’auteur « peut bénéficier au texte en mettant en valeur des significations inattendues qui ne seraient pas venues en d’autres circonstances » (p. 12). Au fond, Bloy fait ici un plaidoyer pour le droit à la fiction, puisque l’activité imaginaire est au cœur même de la relation que nous entretenons avec les œuvres. Les écrivains, par l’intermédiaire de pseudonymes ou de mensonges biographiques, ont bien perçu la richesse de ces transformations d’auteur. Il est temps que les critiques prennent le relai. Dès la fin de l’introduction, ceux qui doutaient encore que le texte fût de Bloy voient disparaître leur doute. Ils se souviennent de ce qu’il écrivait dans l’Ame de Napoléon : « Autrefois, au temps de ma jeunesse, j’ai vu que ce qui me passionnait surtout, c’était l’incertitude sur l’identité des personnes. C’est la grande ressource, inépuisée encore aujourd’hui […]1 ». Et, dans Le Mendiant ingrat (30 janvier 1894), il notait à propos de ses Histoires désobligeantes : « L’idée centrale de mon dernier conte, Propos digestifs, est que nul ne peut être assuré de son identité et que chacun occupe vraisemblablement la place d’un autre »2. Cette idée qui fonde son rapport à l’Histoire universelle — « je suis forcé de me dire, en même temps, que la bataille de Friedland, par exemple, a bien pu être gagnée par une petite fille de trois ans ou un centenaire vagabond demandant à Dieu que sa Volonté fût accomplie sur la terre aussi bien qu’au ciel3 » — est ici appliquée à l’histoire littéraire, que Bloy entend renouveler en dépassant toute rigidité temporelle.

3Devenu plus prudent avec les années, Bloy commence par des auteurs à l’identité incertaine notoire. Dans cette première partie (« De la difficulté d’attribuer les œuvres »), il s’intéresse successivement à Homère, Shakespeare et Molière. Ainsi, l’Odyssée aurait été écrit par une écrivaine grecque, ce qui expliquerait une vision beaucoup plus favorable aux femmes que dans l’Iliade. L’hypothèse vient de L’Auteure de l’Odyssée, de Samuel Butler, publiée en 1897, où on peut lire, par exemple :

L’Iliade donne la prépondérance à l’homme, et l’Odyssée à la femme […]. Dans l’Odyssée, il y a sans conteste une prévalence des intérêts féminins et une connaissance plus complète des sujets concernant généralement la femme, que de ceux qui appartiennent plus couramment au domaine de l’homme. […] Il n’y a pas un seul cas où un homme vienne au secours d’une beauté féminine en détresse ; c’est invariablement le contraire qui se produit. (cité p. 22).

4Certes, cela ne change apparemment rien au texte de l’Odyssée, mais cela peut en modifier la perception. Les femmes négatives, comme Calypso ou Circé, gagnent en humanité, si c’est une autre femme qui s’est projetée en elle : « C’est moins alors leur emprise mortifère sur l’homme qui se détache des textes que leur incapacité à le retenir près d’elles et leur souffrance d’aimer. » (p. 25) Bien sûr, il ne s’agit pas de substituer une identité fixe à une autre, mais de montrer que face à l’indécidable identité d’Homère, la proposition de Butler en vaut une autre, « faute qu’il y ait un sujet à identifier au terme de la recherche » (p. 27). Bloy peut alors conclure :

Tout nom d’auteur est un roman. Loin d’être un simple mot, il attire autour de lui toute une série d’images et de représentations, tant personnelles que collectives, qui viennent interférer avec le texte et en conditionnent la lecture.

5Aux deux termes de la critique littéraire moderne (auteur réel/ auteur intérieur), il faut donc ajouter un troisième terme : l’auteur imaginaire. L’auteur a ainsi trois référents : l’homme, le créateur, l’image construite.

6Le cas d’Hamlet en fournit une parfaite illustration. On sait que Freud défendit le Shakespeare identified dans lequel Thomas Looney fait l’hypothèse que Shakespeare était en réalité Edward de Vere, le dix‑septième comte d’Oxford. Or, si Freud a soutenu la piste oxfordienne jusqu’au bout, c’est parce qu’elle lui permet de placer le complexe d’Œdipe au cœur de l’intrigue d’Hamlet, en s’appuyant sur un lien fort entre la pièce et la vie de son auteur. De fait, la biographie d’Edward de Vere, bien mieux connue que celle du Shakespeare de Stratford, présente tout ce dont Freud pouvait rêver : un père mort quand Edward était jeune et une mère qui se remarie peu de temps après le décès. Bloy conclut alors :

Ainsi, au Shakespeare réel, lequel est à jamais introuvable, Freud substitue un Shakespeare imaginaire, qui sert pour une part ses fantasmes, comme l’auteure sicilienne de l’Odyssée ceux de Butler, mais appuie surtout ses intérêts théoriques. Ce faisant, il se comporte comme la plupart des critiques littéraires quand ils lisent un texte. Il échange l’auteur réel contre un auteur imaginaire, qui est le produit à la fois de ses rêveries et de son souci de théorisation. (p. 37)

7En somme, dit Bloy, « Shakespeare est moins un nom propre qu’une périphrase, dont le développement (« celui que nous appelons Shakespeare ») montrerait vite qu’elle renvoie à l’auteur imaginaire, ou, si l’on préfère, à toute une série d’images approximatives de l’auteur réel ». « Images approximatives » : le lecteur de Bloy retrouve ici les principes de sa théologie apophatique, qui ne fait que tenter de cerner les contours d’un Dieu qui échappe à toute fixité et à toute définition stable. Une fois de plus, Bloy tire les conséquences de la citation de saint Paul qui est peut‑être la meilleure clé de son œuvre : « Maintenant nous voyons tout en énigme et comme dans un miroir ».

8En passant à Molière et à l’hypothèse qui fait de Corneille l’auteur de ses pièces, Bloy aborde un terrain un peu plus miné, tant les universitaires, derrière Georges Forestier, ont unanimement dit l’inanité de cette substitution aux allures de pseudo‑scoop médiatique. Mais comme à son habitude, Bloy renvoie dos à dos les camps opposés et tente de situer la question à un niveau supérieur. On se souvient de sa formule : « Je ne suis ni dreyfusard, ni anti‑dreyfusard, je suis anti‑cochons ». Sa force, ici, est de déplacer le débat de sa réalité passée à sa fécondité présente, en posant la question qu’aucun des camps opposés ne soulèvent, « celle de savoir s’il y a un profit littéraire à attribuer à Corneille un certain nombre de pièces de Molière, ou, si l’on préfère, de savoir en quoi le texte bénéficie ou non de ce changement de propriétaire, la véritable question se posant moins en termes de vérité historique que de gain esthétique » (p. 46). Bloy soumet alors Molière à l’hypothèse cornélienne, choisissant sans surprise sa pièce la plus métaphysique, Dom Juan. Confirmant l’adoucissement de son écriture, il oublie sa haine viscérale du théâtre, « cet art que dix‑sept cents ans de raison chrétienne avait condamné4 » et observe qu’un Don Juan cornélien serait moins un courtisan perverti qu’« une figure héroïque, et par certains côtés admirable, de la méchanceté » (p. 47). Rien de scandaleux dans cette substitution, mais une façon d’insister sur certaines des potentialités de la pièce, comme le font tant de metteurs en scène sans modifier le texte. Plus iconoclaste, sans doute, l’idée que le changement enrichit aussi l’auteur bénéficiaire de la substitution. C’est autant le théâtre de Corneille que celui de Molière que cela amènerait à aborder avec des yeux nouveaux et il deviendrait « difficile de lire certaines tragédies de Corneille parmi les plus célèbres — comme le Cid — sans entendre lointainement […] l’ironie plus discrète de cet autre auteur que Corneille abrite en secret ». Un auteur mi‑Molière, mi‑Corneille : il est aisé de voir là une projection de Bloy lui‑même. Dédicaçant son Exégèse des lieux communs, il se présentait comme « Un masque d’ironie sur un visage ruisselant de larmes5 ». Et sur un autre exemplaire : « En hommage d’affection profonde, ce livre que les superficiels pourront croire plein de malice et qui n’est que le cri d’un cœur souffrant ». Bloy affirmait encore plus explicitement voir « les hommes et les choses en poète comique ou tragique6 ».

9Pourquoi la critique est‑elle si réticente devant l’idée d’un Corneille nègre de Molière, demande Bloy ? « C’est l’ensemble du mythe de Molière qui s’effondrerait […], celui de ce comédien dévoué à sa tâche, pauvre en argent et malheureux en amour, entièrement consacré à son art au point de mourir sur scène et d’incarner l’image même de l’essence du théâtre » (p. 49). Sur ce point, nous ne le suivons pas entièrement. Si le mythe scolaire serait ébranlé, ce serait sans doute au profit d’un autre mythe, plus proche du milieu théâtral : Molière acteur‑roi, homme du jeu théâtral à l’état pur, débarrassé de tout ce qui sentirait trop la littérature. Quoi qu’il en soit, Bloy achève cette première partie en estimant avoir assez prouvé la difficulté des certitudes sur les auteurs et le bénéfice d’opérer quelques changements. « Il est donc temps maintenant, de manière plus systématique, d’étudier les moyens les plus efficaces d’opérer ces modifications » (p. 52). C’est l’objet de la deuxième partie : « Des changements partiels d’auteurs ».

10Bloy analyse alors trois attributions erronées, à travers trois nouveaux exemples : Gros‑Câlin d’Émile Ajar, J’irais cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan et Alice au pays des merveilles par « un auteur surréaliste ». Dans les trois cas, il s’agit de ce que Bloy appelle une « mise en perspective », définie ainsi : «fait de modifier un auteur en partie ou en totalité afin d’en donner une vision plus juste ». Les trois exemples en fournissent trois formes : substitution nominale (Émile Ajar pour Romain Gary), substitution spatiale (l’Américain Sullivan pour le Français Boris Vian), substitution temporelle (Lewis Carroll déplacé du xixe au xxe siècles). Le but est évidemment de susciter des inflexions de lecture. Chez Gary, l’auteur imaginaire Ajar est le fruit d’une lassitude :

J’étais las de n’être que moi-même. J’étais las de l’image Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans. (cité p. 58)

11En filigrane, c’est encore la lassitude de Bloy qu’on devine, lorsqu’il écrivait : « M’en a‑t‑on servi du « grand pamphlétaire » ! Pamphlétaire ! Ah ! je suis autre chose pourtant et on le sait bien7 ». Le Gary qui intéresse Bloy veut briser son image de résistant‑diplomate et invente « celle d’un jeune écrivain iconoclaste, attentif aux marginaux et aux laissés-pour-compte » (p. 59). Bloy, comme dans une symétrie, rêvait ailleurs d’un droit à la respectabilité, inséparable d’un changement de nom : « On exige de moi ce qui n’est exigé de personne. On veut absolument que j’écrive toujours du Léon Bloy. Le jour où j’écrirais du Paul Bourget ou de l’Anatole France, on dirait que je suis devenu gâteux »8. On comprend l’admiration de Bloy pour ceux qui ont osé franchir le pas, sans rester prisonnier de leur image. Dans le cas de Gary, la substitution n’est que partielle, car elle n’arrache l’auteur ni à son pays, ni à son époque. Boris Vian/Vernon Sullivan, lui, se livre à une mise en perspective spatiale féconde : J’irai cracher sur vos tombes doit être écrit par un Américain : raisons commerciales — le lecteur de l’immédiat après‑guerre se passionne pour les États‑Unis —, mais aussi raisons liées à la dimension parodique de l’œuvre. Seul un Américain est crédible pour se moquer de sa propre culture. Or, cette « métaphore active » (substitution qui ne s’avoue pas comme telle, qui supprime les outils de la substitution) a un double effet : elle révèle au lecteur que la figure de l’auteur est un prisme qui influence sa lecture et elle dévoile, dans un second temps, la personnalité multiple de Vian, qui abrite bien en lui un écrivain américain : « c’est une véritable métaphore active par laquelle Vian tente d’exprimer qu’une certaine Amérique fait partie intégrante de sa personnalité » (p. 69).

12Après la mise en perspective spatiale de Boris Vian, Bloy franchit un nouveau pas en s’intéressant à Alice au pays des merveilles. L’exemple se distingue des deux précédents en ce que la substitution n’est pas faite par « l’auteur » mais par Bloy lui‑même, qui étudie Lewis Carroll comme un écrivain surréaliste. Cet anachronisme apparent ne peut guère surprendre le lecteur de Bloy, habitué à lire dans ces pages que le temps n’existe pas et qu’il n’est qu’« une imposture de l’Ennemi du genre humain que désespère la pérennité des âmes ». À peine transformée, cette idée ancienne est reprise ici :

Cette hypothèse suppose d’admettre qu’il existerait des expériences universelles auxquelles il serait possible d’avoir accès sous des formes proches à des périodes différentes de l’histoire littéraire. (p. 77)

13Ainsi, dans cette théologie appliquée à la littérature, le rôle du diable est tenu par le critique littéraire traditionnel, dupe des identités et des cloisons temporelles. Fort de cette certitude, Bloy convie son lecteur « à faire un pas de plus et à en venir à une opération plus radicale, consistant à faire passer les œuvres d’un auteur à l’autre, avec cette double volonté […] d’enrichir tout à la fois notre lecture de l’œuvre et notre perception de l’auteur. » (p. 80)

14C’est à cet exercice que sont consacrées les deux dernières parties : l’une se concentre sur des œuvres littéraires, l’autre élargit le procédé aux autres arts. Ainsi, attribué à Kafka, L’Étranger devient une œuvre beaucoup plus politique, qui ne met plus en accusation un asocial, mais la société elle‑même. Par exemple, on ne remarque pas assez, dans une lecture camusienne de L’Étranger, que l’avocat de Meursault lui impose le silence lorsqu’il veut s’expliquer à son procès. Et Bloy de noter : « Cette revendication de pouvoir parler de soi pour pouvoir dire sa vérité en face à un système qui refuse la parole singulière est une constante de l’univers de Kafka et se retrouve aussi bien dans les grands romans que dans La Métamorphose. À trop se centrer sur l’originalité psychologique de Meursault, même si elle est réelle, on prend le risque de négliger ce thème central de l’œuvre de Kafka, celui de l’oppression. » (p. 90)

15Sans résumer chaque essai de substitution, on peut relever que Bloy a tendance à dévoiler les enjeux métaphysiques cachés, à quêter les traces spirituelles, dans sa logique d’exégète du Samedi Saint qui ne se résout pas à l’absence apparente de Dieu. Ainsi, dans Autant en emporte le vent de Tolstoï, il emploie le mot de « conversion » (p. 101) au sujet de Scarlett et s’arrête assez longuement sur « l’itinéraire spirituel de Rhett Butler » :

Rhett est sans doute le personnage masculin le plus intéressant du roman de Tolstoï, car il incarne un cheminement dont on ressent les affinités avec celui qu’a connu l’écrivain lui-même, qui s’est manifestement projeté en lui. Sans doute ne s’agit-il pas, comme pour le romancier russe, d’un itinéraire vers le christianisme militant, mais son évolution progressive, d’une forme de brigandage vers une intégration à la société, le rapproche, sinon de Dieu, du moins des autres. (p. 97)

16Plus frappante encore est sa tentative d’arracher Freud à son athéisme supposé, à travers l’étude de son Éthique où Bloy lit « un véritable sauvetage de la métaphysique » (p. 125). Bien sûr, Dieu ne sort pas non plus indemne de cette cure psychanalytique : c’est « un Dieu profondément freudien […], puisqu’il cesse d’être voué, comme dans la représentation narcissique qui en est souvent donnée par les religions monothéistes, à la promotion de l’homme ». Non moins métaphysique, Le Cuirassé Potemkine d’Hitchcock : au cœur du film, il n’y a plus un simple « suspense » d’intrigue populaire, mais une angoisse existentielle liée à une attente. Est‑il nécessaire de rappeler que toute l’œuvre de Bloy se bâtit sur l’attente impatiente et douloureuse du retour de « Quelqu’un ». Aussi est-il logique que la dernière œuvre commentée par Bloy soit un cri, « Le cri » de Robert Schumann : « Le Cri vient exprimer ce que la musique de Schumann ne peut dire, c’est-à-dire une certaine qualité de sa souffrance ». Or, tout le tableau met en scène le brouillage général des formes : « l’effacement des limites accentue l’impression d’un tourbillon général dans lequel tendraient à se dissoudre les corps et les identités » (p. 138). Nous évoquions au commencement l’idée bloyenne que personne n’est à sa place. À sa femme qui lui demandait comment il se pourrait qu’il y eût un tel désordre dans l’œuvre de Dieu, Bloy répondait : « Et la chute…Rien n’est accompli. Nous avons tout à attendre, puisque nous sommes dans le Chaos ». De là à voir dans « le Cri » l’appel angoissé que la créature déchue lance au Créateur, il n’y a qu’un pas.

17Et si les œuvres changeaient d’auteurs ? sort‑il différent de son attribution à Bloy ? Oui, car son arrière‑plan théologique devient plus manifeste. Il faudrait alors relire Enquête sur Hamlet, Qui a tué Roger Ackroyd et L’Affaire du chien des Baskerville à l’aune de la Chute qui fait que chacun occupe la place d’un autre. Plus que les infinies potentialités narratives, ce serait le désordre originel qui expliquerait que le meurtrier n’est jamais celui qu’on croit. Proposition aux conséquences immenses. On devrait enfin pouvoir dire : « L’œil était dans la tombe et regardait Abel ». Bloy, de son côté, sort‑il changé par cette œuvre supplémentaire ? Même si on retrouve l’essentiel de ses thèmes habituels, on peut remarquer une inflexion de sa voix, faisant place au doute et résistant la plupart du temps à la tentation du jugement abrupt. L’ancien Inquisiteur maintient son catholicisme dans l’implicite. Bien que sévère avec la plupart des critiques littéraires, il semble retenir plus facilement sa colère. En ce sens, l’image nouvelle qu’il donne de lui parvient à éloigner l’encombrant « cliché Léon Bloy », « lanceur de boules puantes dans les salons mondains ». En outre, il a l’humilité de renoncer à mots couverts à la paternité de ses œuvres :

Si le changement d’attribution permet de rénover en profondeur notre lecture des œuvres, il convient en tout cas de veiller à ce que ce changement lui-même ne conduise pas à une nouvelle forme de fixité.

18Aussi peut‑on commencer par sa propre œuvre quand il prône « le recours systématique à l’attribution mobile » (p. 152). Bien sûr, la tentation du critique littéraire traditionnel serait de rendre l’œuvre à son premier « auteur », Pierre Bayard. Toutefois, à la suite de Bloy, nous ne serons pas dupe des identités floues et provisoires. Aussi attribuerons-nous pour un temps Et si les œuvres changeaient d’auteurs ? à Alfred Jarry. De fait, si la mise en perspective bloyenne a révélé la dimension métaphysique de l’œuvre de Pierre Bayard, l’attribution à Jarry devrait permettre de porter l’attention sur un aspect trop négligé par les critiques : la pataphysique.