Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
Aude Déruelle

Histoires comparées

Fiona McIntosh‑Varjabédian, Écriture de l’Histoire et regard rétrospectif. Clio et Épiméthée, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2010, 263 p., EAN 9782745319234.

1Souvent délaissée par les historiens, qui y voient un stade révolu de leur discipline, une configuration dépassée de l’epistémè, l’historiographie, son écriture mais également ses enjeux proprement historiques (restitution et/ou explication du passé, conception de l’histoire, de son champ et de ses objets), est devenue un objet de la critique littéraire. Toutefois, celle‑ci ne s’est aventurée que récemment loin de ses auteurs de prédilection (Voltaire, Michelet surtout) pour s’approprier des textes moins flamboyants peut-être, mais qui participent pleinement à l’évolution de la pensée de l’histoire.

2L’originalité de l’approche développée par Fiona McIntosh‑Varjabédian découle ainsi du choix de son vaste corpus, qui englobe les écrits historiques de Hume, Voltaire, Ferguson, Robertson, Gibbon, Chateaubriand, Guizot, Thierry, Tocqueville et Michelet1. Originalité, non pas tant parce que ces ouvrages traversent deux territoires langagiers, le français et l’anglais. Après tout, les exercices classiques, quasi rhétoriques, de parallèle entre les révolutions anglaise et française, entre Cromwell et Robespierre, légitiment cette optique comparatiste. Originalité, plutôt, parce que les textes du corpus parcourent deux siècles, le xviiie et le xixe siècles. D’emblée, l’ouvrage s’attache donc à mettre en regard deux périodes de l’historiographie que l’on a tendance à séparer radicalement — et trop vite, peut‑être. D’un côté, l’histoire des Lumières, souvent critique, volontiers ironisante ; de l’autre, l’histoire romantique, pleine de souffle et d’adhésion à son objet, aimant à narrer pour faire revivre le passé (la « résurrection », selon Michelet). Ou, pour le dire autrement, avant et après 1789.

3Non que cette coupure soit idiote. Elle occupe d’ailleurs le centre du discours de l’historiographie libérale, qui, en une tabula rasa des plus radicales, se construisit sur les ruines des ouvrages précédents, proclamant la nécessité d’un regard historique neuf, né de la Révolution. C’est en ces termes que Thierry ressaisit son propre parcours :

[…] planter, pour la France du dix-neuvième siècle, le drapeau de la réforme historique. Réforme dans les études ; réforme dans la manière d’écrire l’histoire ; guerre aux écrivains sans érudition qui n’ont pas su voir, et aux écrivains sans imagination qui n’ont pas su peindre ; guerre à Mézeray, à Velly, à leur continuateurs et à leurs disciples ; guerre enfin aux historiens les plus vantés de l’école philosophique, à cause de leur sécheresse calculée et de leur dédaigneuse ignorance des origines nationales : tel fut le programme de ma nouvelle tentative2.

4Nécessité, donc, de réécrire l’histoire de France et de l’Europe, l’histoire de la civilisation occidentale, qui soit non une histoire des cours et des dynasties, mais une histoire des nations et des peuples. Et par là même fin de l’historia magistra vitae, comme si l’a si bien expliqué François Hartog, poursuivant les analyses de Koselleck3. Ce n’est plus le passé qui offre des leçons pour agir dans le présent et modeler l’avenir, mais le présent révolutionné qui permet une intellection des temps anciens.

5Aller au-delà de ces déclarations propres à tout manifeste, qui font du passé table rase, pour « faire saisir tout ce que le xixe siècle [doit] au siècle des Lumières » (p. 18), constitue donc une approche plus que stimulante, que l’étude fasse surgir des liens réels, ou qu’elle expose le pourquoi des ruptures et des scissions dans l’écriture de l’histoire.

6La première partie de l’ouvrage est dévolue aux rapports entre l’historien et son lecteur. L’analyse révèle là plutôt une cassure qu’un prolongement entre les deux siècles envisagés. Étudiant la disposition de l’ethos, notamment dans les propos préfaciels, F. McIntosh‑Varjabédian montre qu’au xviiie siècle l’auteur se présente comme le garant d’une lecture morale — et donc permanente — de l’histoire. L’historien, en outre, s’excuse souvent de présenter au public des ouvrages imparfaits, mais s’engage à compléter son étude. Le temps est ici prometteur d’améliorations, et noue une relation de fidélité à soi et à son lecteur. Au xixe siècle, en revanche, l’optique est plus pessimiste : Thierry souligne ainsi « l’anachronisme » que constituent ses propres travaux publiés une petite dizaine d’années plus tôt. C’est que le texte historique est lui-même soumis à l’influence de l’histoire — on reconnaît là l’un des grands motifs de la prose de Chateaubriand — et n’est plus une magistrature morale qui vise à l’éternité de ses analyses et de ses jugements. Est perdu l’idéal d’un « monde de connaissance absolu qui n’attendrait qu’à être peint avec le plus de fidélité possible » (p. 70). Le temps ne vient pas parfaire les travaux, mais semble confirmer leur insuffisance. Les historiens font la douloureuse expérience de « l’altérité radicale du passé » (p. 71). Ici peut‑être aurait‑il fallu différencier de plus près l’approche des auteurs. Michelet vise à dépasser l’altérité en une fusion régénératrice du sujet et de l’objet, tentative qui, selon F. McIntosh‑Varjabédian, est problématique puisque l’impartialité est volontairement rejetée. L’historien perdrait alors « son statut d’auteur [et donc] son rôle de médiation » (p. 60) — point de vue contestable : la conception de l’auteur est simplement différente, il n’est pas tant autorité (auctoritas) qu’origine. Pour Thierry, l’altérité se conçoit tout à fait différemment. Elle est d’abord linguistique : l’historien est celui qui se résout à habiter le hiatus des langues, celles du passé et du présent, « situation » souvent insatisfaisante comme le révèlent les propos de l’auteur, par exemple sur la difficile traduction du vocabulaire franc, mais « situation » qui seule témoigne de la perception de l’historicité.

7La première partie s’achève sur une problématique différente, mais centrale pour le corpus, celle du rapport de l’historien à l’archive, trace ou monument. Les historiens du xviiie siècle nouent un rapport complexe à l’érudition. Désireux de collecter les traces du passé, ils témoignent toutefois de soupçons prégnants envers les sources. Cette suspicion a évidemment des raisons idéologiques et politiques : méfiance des Lumières envers les récits des moines à l’époque médiévale, mise à distance des histoires autorisées ou suscitées par le pouvoir, etc. À cet égard, le cas de Voltaire est particulièrement représentatif, et bien étudié ici. Les sources sont toujours suspectées d’être « corrompues », selon la belle expression de F. McIntosh‑Varjabédian. Ainsi s’explique également cet art des notes chez Gibbon, notes qui font place à de nombreuses sources mais qui sont aussi le terrain de luttes féroces contre le fait religieux. De même, dans l’Histoire de l’Angleterre de Hume, le traitement des faits est relégué à la périphérie de l’ouvrage, en des appendices volontiers polémiques.

8Tout change avec la pratique historiographique d’Augustin Thierry. L’ironie critique n’est plus de mise lorsqu’il s’agit de faire référence aux récits des moines et aux autres sources légendaires. Pour l’auteur de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre, en effet, la source, aussi corrompue soit‑elle, nous en apprendra toujours plus qu’un écrit de seconde main. Les légendes, les affabulations ont leur place dans l’histoire : elles nous disent, tout simplement, quelque chose des temps passés. F. McIntosh‑Varjabédian pointe judicieusement l’ambivalence de cette attitude : on peut y voir un recul par rapport à la pratique des sources en vigueur au siècle précédent, puisque la sympathie, au sens étymologique du terme, prime dans l’écriture sur la critique (de là les nombreux récits, chez Thierry, des exactions commises par les conquérants et des souffrances subies par les conquis). On a beaucoup reproché à cet auteur de décalquer le texte de Grégoire de Tours — même chose pour Barante et Froissart. Mais Thierry a le mérite de repenser le statut de la source en histoire : « L’apport majeur de cette écriture se lit dans la revendication de la fiction comme source possible » (p. 89)4.

9Là encore, le hiatus semble donc marquant entre historiographie des Lumières et historiographie romantique. C’est peut-être d’ailleurs la seule réserve que l’on puisse faire à cette analyse extrêmement convaincante. F. McIntosh‑Varjabédian se défie manifestement de cette distinction courante mais néglige trop ce qui pourrait la remettre question — on regrette ainsi qu’elle réserve à une note de bas de page (p. 96) une remarque sur Robertson, qui lui aussi s’est intéressé aux superstitions et aux croyances populaires.

10La deuxième partie est consacrée à trois objets très différents du discours historique : les origines, l’histoire romaine, les révolutions. Il s’agit plutôt, en l’occurrence, d’un moyen de canaliser les comparaisons entre auteurs. Sur l’histoire romaine, l’analyse esquisse des parallèles entre Gibbon, Ferguson, Michelet et Chateaubriand — on aurait aimé, en point de fuite, une référence à La Cité antique de Fustel de Coulanges. Le propos revisite ici, entre autres, la manière dont Chateaubriand s’est attaché à renverser l’analyse de Gibbon sur la translatio imperii de la Rome antique à la chrétienté. Le troisième chapitre s’attache presque exclusivement à l’historiographie du xixe siècle, en comparant minutieusement l’histoire de la Révolution de Michelet et celle de Carlyle : si l’analyse est intéressante, elle s’écarte toutefois de ce qui semble l’objet principal de l’ouvrage, à savoir la dette, occultée ou supposée, de l’historiographie romantique envers les historiens des Lumières.

11Le premier objet est toutefois des plus pertinents. On sait la prégnance du discours sur les origines dans la pensée du xviiie siècle. Comment l’historiographe libérale se réapproprie‑t‑elle cette question ? Pour Voltaire et Ferguson, il s’agissait d’écrire des « contre‑Rousseau », afin de démontrer la nature profondément sociale de l’homme, problématique qui n’intéresse guère les auteurs du xixe siècle. Mais dans l’analyse même du processus historique, du progrès et de la perfectibilité de l’homme, thèmes chers aux deux siècles, F. McIntosh‑Varjabédian met au jour des convergences étonnantes, lorsqu’elle compare les positions de Ferguson et de Guizot. Quoiqu’il affirme fortement le principe de la perfectibilité de l’homme, le discours de Ferguson révèle des tensions : la chaîne des temps paraît parfois suivre une dégradation, voire une décadence ; d’autres fois, c’est la répétitivité des faits qui semble nier le mouvement historique même. Puisqu’il n’y a pas eu perversion de l’état originel, cela suppose que l’homme était autrefois ce qu’il est aujourd’hui… Chez Guizot, la succession des temps historiques obéit à une nécessité d’ordre providentiel, presque mystérieux. Faute de pouvoir bien dire ce que sont les origines, on en vient souvent à les subodorer d’après l’état actuel des choses, ce qui conduit inévitablement à légitimer ce qui est — analyse qui pourrait être prolongée ici par l’étude du fatalisme chez Thiers. Les deux auteurs hésitent donc « entre une analyse historique fondée sur la continuité des âges et la possible reconstitution du passé fondée à partir de cette continuité » (p. 110). Leur discours des origines se déploie dans « l’écrasement des temps » et le recours aux « analogies », ce qui revient d’une certaine manière à reléguer la succession des événements et parfois même l’idée de progrès au second plan (p. 113).

12La problématique des origines est autre chez Thierry, et renouvelle les termes du débat : il s’agit en l’occurrence de montrer que 1789 n’a rien inventé, que les germes de la liberté sont visibles dès les temps anciens, au moment de la conquête de la Gaule par les Francs, ou plus tard, lors du mouvement communal du xiie siècle. Pour compléter l’analyse de F. McIntosh‑Varjabédian, on dira qu’il ne s’agit plus tant pour Thierry de démontrer la perfectibilité de l’homme ou même de suivre la marche du progrès humain que de raviver la mémoire des luttes passées, de dessiner un mémorial de la nation, légitimation indispensable au combat libéral.

13Le troisième temps de l’ouvrage s’attache à peindre les acteurs de l’histoire, en l’occurrence le grand homme et le peuple. Les pages sur le grand homme sont peut-être les moins convaincantes du livre5. F. McIntosh‑Varjabédian mêle en effet sous cet angle des questions diverses : celle du nom historique (avec une brève référence, mais non exploitée, à la question grammaticale du nom propre), qui n’est pas spécifique à ce débat (les personnages historiques ne sont pas tous des grands hommes), celle, essentielle, de la représentativité et/ou de l’influence du grand homme (est-il l’incarnation de son temps ? la figure d’un vaste mouvement ? ou est-il le moteur de l’histoire ? est‑ce lui qui dirige les événements ?), et celle de la légende inextricablement mêlée à l’histoire –— question qui en l’occurrence excède le cas du grand homme. On trouvera toutefois des analyses très intéressantes sur la conception du héros chez Carlyle (p. 202) — mais peut‑être est‑ce là encore une autre question, qui aurait pu être posée (quelle est la différence entre un héros et un grand homme ?).

14Le dernier chapitre du livre porte sur le peuple et commence par une comparaison entre Carlyle et Michelet — il est vrai que la question se pose de manière très différente au xixe siècle, pour des raisons à la fois sociales et politiques. F. McIntosh‑Varjabédian fait toutefois quelques incursions du côté de la représentation des peuples barbares et antiques chez les auteurs du xviiie siècle (p. 216) ou du côté des écrits sur les révoltes flamandes, notamment chez Froissart et de Commynes, comparaison qui en l’occurrence paraît moins pertinente. On lira en revanche avec intérêt les pages consacrées à l’analyse de la révolution anglaise par Guizot et Hume : l’historien libéral dessine l’image d’un peuple conscient de lui‑même et de sa propre histoire, loin des débordements de la tourbe et de l’action toute violente d’une force qui s’ignore — ménadisme qui caractériserait en revanche la Révolution française. Hume accorde également aux Communes une action historique consciente, mais au lieu d’y voir la raison historique à l’œuvre, il y lit des motivations d’ordre plutôt psychologique (humiliation, ruse…) — de l’intérêt de mettre en regard deux lectures d’un même événement formulées à plusieurs décennies de distance.

15La conclusion de l’ouvrage ne répond guère à la question initiale — celle d’une possible dette de l’historiographie romantique envers les historiens du xviiie siècle. C’est peut‑être le seul reproche que l’on puisse adresser à cet essai, où le principe de comparaison semble au fil de l’ouvrage l’emporter sur le dessein d’ensemble. Il n’en reste pas moins que tous ces parcours entre les auteurs, ces confrontations de textes, ces lectures comparées, que Fiona McIntosh‑Varjabédian mène toujours très intelligemment, sont des plus stimulants, et mettent en lumière la richesse de cette perspective de recherche : historiciser le discours historique.