Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
Élisabeth Castadot

Plurivocité, polyphonie & choralité des dramaturgies contemporaines

Sandrine Le Pors, Le Théâtre des voix. À l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le spectaculaire », 2011, 190 p., EAN 978273512900.

1Dans cet ouvrage, qui bénéficie d’une préface du spécialiste français de la littérature dramatique contemporaine Jean-Pierre Sarrazac, Sandrine Le Pors tente de rendre compte d’une innovation majeure de la littérature dramatique européenne de ces cinquante dernières années. Sarrazac salue d’ailleurs le fait que le livre approfondisse un aspect peu interrogé – car évident – des dramaturgies d’aujourd’hui : l’effacement du personnage comme locuteur identifié au profit de voix pluralisées ou dépersonnalisées. Ce trait souvent constaté n’avait pas encore fait l’objet d’analyses et de classifications détaillées. En outre, Sarrazac souligne l’attitude de respect de la singularité de chaque écriture et de l’esthétique propre à chaque auteur qui caractérise ce livre, car Sandrine Le Pors évite de ramener plusieurs auteurs à une étiquette généralisatrice.

2Il est vrai qu’il serait contradictoire avec l’objet d’étude – la plurivocité de la dramaturgie contemporaine – de fixer des catégories univoques. Toutefois, l’ouvrage reste parfois dans la superficialité d’une description trop rapide des œuvres. Son corpus comprend en effet plus de cent cinquante pièces, rédigées par une quarantaine d’auteurs de nationalités et de langues diverses. L’on peut donc regretter parfois que l’ouvrage ne propose pas plus de lignes directrices pour appréhender ce corpus, qui ne fait pas non plus l’objet dans son intégralité d’une analyse approfondie – la brièveté de l’ouvrage ne le permettant pas.

3L’auteur, maître de conférences en arts du spectacle, commence par distinguer la voix en lien avec le parler, les intonations et le corps du comédien, et la voix en rapport avec l’écriture, qui désigne métaphoriquement le sujet de la parole et les discours pluriels qui composent une énonciation. Les voix qu’elle étudie sont plutôt celles de l’écriture, mais souvent en articulation avec le parler en tant qu’origine et horizon de l’écriture. Les voix off, les voix musicalisées ou les voix « didascaliques » reflètent bien cette indissociabilité. Le travail des voix est donc tout de suite présenté comme multiforme : il va de l’introduction d’un didascale, récitant ou commentateur subjectif, à l’expérimentation chorale, au travail rythmique et mélodique ou encore à la dissémination du personnage en une multiplicité de discours qui le privent d’une identité fixe et mimétique. Le Pors inscrit là clairement son essai dans le sillage des recherches consacrées à la crise du personnage1 et à la rénovation de la forme dramatique.

4Le premier chapitre examine les modalités déployées par les écritures pour effacer les contours du personnage au profit d’« espaces phonés ». Ce concept est défini comme un carrefour de voix, dépourvu de point de focalisation, qui se construit à partir d’une situation d’énonciation et d’un jeu avec la matière du langage. Ces espaces interrogent l’écoute et la compréhension du spectateur, appelé à construire sa propre compréhension et à partager la jubilation de la vocalité et du son. L’auteur cite ici en exemple les « pièces parlées » de Peter Handke et Manque de Sarah Kane, où des locuteurs identifiés uniquement comme A, B, C et M se répondent en écho et rendent compte de voix spectrales qui les traversent. L’écriture vocale cherche non seulement à développer un langage plus poétique que communicatif, mais aussi à introduire du dialogisme dans les répliques ou dans les monologues puisque les voix des protagonistes sont elles-mêmes parcourues par un chassé-croisé de voix dont l’origine reste floue. Les textes traversés par ces discours rapportés et ces effets musicaux acquièrent, selon l’expression de Valère Novarina, une « densité sonore ». Le théâtre de ce dramaturge constitue pour la chercheuse une figure emblématique du courant qu’elle observe : elle propose tout au long de l’ouvrage plusieurs analyses de cette œuvre étonnante par son volume et son inventivité méthodique. Elle note que Novarina met en crise la figure humaine à travers le dessin de créatures éphémères, impossibles à identifier, ou par la présentation de « machines parlantes ». Les textes de ce dramaturge ne se répartissent finalement pas entre quelques locuteurs distincts mais s’apparentent plutôt à une émission vocale constante, à un souffle continu.

5La notion d’« espace phoné » constitue aussi dans cette étude une occasion de se pencher sur l’influence de la musique sur la composition dramatique contemporaine. Les dramaturges font référence à des airs ou à des chansons connues ; ils s’inspirent des tonalités propres à certains genres musicaux, tel Koffi Kwahulé pour sa pièce Blue-s-scat. Le travail de composition contrapuntique est présenté comme l’un des emprunts majeurs de la dramaturgie à la création musicale : une ou plusieurs voix de traverse parcourent le texte pour créer une résonnance contrastée par rapport aux principaux discours. Ces décalages constants paralysent le mouvement souple et continu de la fable comme bel animal aristotélicien, et introduisent des ouvertures temporelles à destination du public pour lui indiquer ce qui vibre implicitement sous la représentation.

6La réinvention de l’écriture chorale se situe dans la lignée de cette écriture musicale et offre, selon Sandrine Le Pors, une réflexion sur la subjectivité, sur la divergence et sur la démocratie. La choralité contemporaine n’a pas, comme le chœur antique, un horizon idéal d’univocité ; elle se diffracte pour laisser entendre un nouveau « partage du sensible »2. L’espace du chœur contemporain est à juste titre rapproché de l’espace stéréophonique du café, décrit par Roland Barthes tel un tressage de voix de toute sorte, non-hiérarchisé, qui restitue une cacophonie relative dans laquelle s’absorbent les personnages.

7Les effets de cette prépondérance accordée au sonore sur le personnage se traduisent parfois par un aspect spectral, un évidement du protagoniste. L’auteur termine en effet le premier chapitre sur le constat d’un mode paradoxal de la présence du personnage contemporain – qui ne persiste qu’à travers des intermédiaires et des traces – et consacre son second chapitre à cette question des clivages que connaît le personnage du « théâtre des voix ». Celui-ci est habité par des voix intrusives, qui instaurent un décalage entre sa voix propre et les discours qu’elle véhicule. Des voix dominatrices et persécutrices se font entendre, pour le soumettre à une langue qui lui échappe. Le personnage de Woyzeck de Büchner est ici cité comme un précurseur de ces personnages contemporains pour qui oppression sociale rime avec aliénation linguistique.

8Un autre type de clivage du personnage contemporain pointé par l’ouvrage consiste dans la mise au jour de sa pensée intérieure. L’auteur montre bien comment ce dédoublement du personnage permet tout un jeu de décalages, de décentrements et de doubles sens à travers l’analyse d’Une nuit arabe de Roland Schimmelpfennig. Elle repère également à travers différentes pièces une même structure dramaturgique, consistant à juxtaposer différents états d’un même être, par exemple à différents moments de sa vie. Les personnages dialoguent avec eux-mêmes et rapportent les voix de leur entourage : ils sont divisés, déportés hors d’eux-mêmes, à la dérive. Sandrine Le Pors suggère que cet état révèle les stigmates du sujet postmoderne, malheureusement sans approfondir cette interprétation qui eût élargi sa perspective. Elle s’en tient à rapprocher ce personnage clivé du concept d’« impersonnage » proposé par Sarrazac dans un article du numéro vingt de la revue Études théâtrales. Le personnage du théâtre des voix perd en effet ses contours personnels, mais il perd en outre toute charge d’existence et toute visibilité en dehors des voix hétérogènes qui scandent sa parole et qui importent l’altérité en son for intérieur.

9Le troisième chapitre propose d’examiner trois voies particulières de la traversée du personnage par les voix, à travers l’analyse de trois pièces contemporaines monologuées. L’auteur préfère en effet parler de « pièce monologuée » et non de monologue car aujourd’hui les textes – même prévu pour un seul acteur – incluent voix et discours divers. Elle répertorie trois façons de faire du personnage un espace transitoire, auditeur et récepteur de voix extérieures avant d’être locuteur. La voix peut d’abord être déléguée, entièrement exprimée par un autre personnage intermédiaire dont l’identité disparaît sous celle de cette voix. L’analyse d’Ella, d’Achternbush, montre un fils devenu support de la voix de sa mère qui parle à travers lui pour exprimer enfin une parole longtemps déniée.

10La deuxième modalité d’expression transitoire dégagée par Le Pors réside dans l’expérience logorrhéique, fréquente dans les dramaturgies contemporaines et travaillées notamment par Novarina dans Le monologue d’Adramélech. Ce texte constitue un carrefour de récits, de dialogues intérieurs et d’imprécations entre des voix indéterminées qui s’entrechoquent pour relancer la parole, dans un travail d’excavation et d’épuisement de la langue.

11Enfin, La parole du personnage peut être le lieu d’une expérience prophétique. Dans une analyse de The great disaster de Kermann, l’auteur montre que le locuteur, un plongeur qui lavait les petites cuillères sur le Titanic et qui a coulé avec le navire, fait montre d’une omniscience extrême. Cette parole d’un mort qui émerge des abysses se situe en réalité dans un hors-lieu et un hors-temps, d’où elle voit les événements passés comme à venir et d’où elle fait retentir la voix d’autres morts qui n’a pas été écoutée.

12Ces trois analyses amènent la maître de conférences à conclure qu’une part de la dramaturgie contemporaine fait du personnage une « chambre d’échos » pour la mémoire de ce qui n’a pu être entendu ou pour la révélation de tout ce qui reste sous-jacent dans le flux incessant de mots et de sons qui parcourt la société occidentale contemporaine. La migration de la voix peut cependant s’opérer sur un autre mode que la remontée à la surface puisqu’un chapitre explore les projections et les contaminations plus « verticales » de la voix, entre différents personnages. Sandrine Le Pors repère dans différentes pièces un mécanisme de délocalisation de la conscience du personnage, qui n’est plus infiltrée par des voix extérieures mais qui s’extrait de sa propre enveloppe. Cette voix projetée peut selon elle être soit « encadrante » – le protagoniste s’observe de l’extérieur et parle de lui à la troisième personne –, soit « encadrée » – le personnage vient loger sa voix dans un autre protagoniste qui, comme dans Purifiés de Kane où la conscience de Grace reprend celle de son frère Graham, diffère en apparence mais constituer en réalité un double. La critique distingue en outre un phénomène de contamination entre voix, lorsque la parole d’un personnage intègre progressivement les traits et les tournures de celle d’un autre.

13Le personnage vocal est finalement décrit comme une réinvention du personnage traditionnel par l’intégration de la dimension de l’écoute et de l’écho. Cette nouvelle créature efface le personnage incarné, identifié, au profit d’un être mystérieux, éclaté, ouvert à l’altérité comme à l’anonymat. Les voix en scène se chargent de le décomposer et de le recomposer, comme le montre l’auteur à propos de la pièce Atteintes à sa vie de Martin Crimp. Dans cette œuvre, le personnage central n’apparaît qu’à travers des messages laissés sur son répondeur, qui tracent d’elle un portrait partiel, indirect et contradictoire. Dans le pan de la dramaturgie ici étudié, le personnage directement perceptible s’efface, pour mettre l’accent sur le caractère insaisissable et plurivoque de notre être et de notre environnement. Le travail de la voix permet la déterritorialisation du personnage et vient bouleverser l’appréhension par le spectateur de l’espace et du temps, du corps et de l’identité. Mais les expérimentations vocales ont aussi selon Sandrine Le Pors une portée politique, car elles invitent à réfléchir sur les rapports à l’altérité, sur les discours dominants, sur la parole oubliée, étouffée, ainsi que sur les conditions du vivre-ensemble. Cette primauté accordée à l’énonciation, à la musicalité et au rythme dans la composition dramatique redonne une place à l’expression d’une émotion par le geste et le son,  au-delà de toute mimésis.

14Cet essai, qui ose proposer une étude et une interprétation d’une pratique littéraire et artistique immédiatement contemporaine, apporte une série d’observations tout à fait convaincantes. Son angle d’approche lui permet d’offrir des analyses éclairantes de quelques œuvres théâtrales contemporaines, en particulier celles de Novarina, de Lemahieu, de Kermann et de Kane. Malheureusement, de nombreux autres auteurs ne font l’objet que d’une ou deux mentions – ce qui ne laisse pas au lecteur la possibilité de découvrir les particularités de leur écriture. Toutefois, l’ouvrage livre dans ses dernières pages les notices biographiques de tous les dramaturges contemporains cités et offre donc une petite ouverture sur le parcours singulier de chacun de ces créateurs. L’on eût aussi souhaité que les mécanismes observés – émergence d’une voix narratrice et commentatrice, infiltration ou exfiltration de voix qui perméabilisent les contours du personnage – soient plus mis en relation avec les malaises du sujet et de la société occidentale contemporaines ou mis en résonnance avec des études philosophiques ou sociologiques. Toutefois l’objectif de cette étude consistait d’abord à ouvrir des perspectives sur un travail littéraire et esthétique ; et l’on ne peut que reconnaître sa réussite sur ce plan.