Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Avril 2011 (volume 12, numéro 4)
Damien Fortin

Les « fictions biographiques » contemporaines, un nouveau « sacre de l’écrivain » ?

Robert Dion et Frances Fortier, Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2010, 196 p., EAN 9782760622371.

Écrire l’écrivain, aujourd’hui, c’est ainsi croire à la vitalité d’un patrimoine littéraire transhistorique et transculturel ; c’est redécouvrir l’essence de soi dans la pratique de l’autre ; c’est remettre le savoir littéraire au cœur de la vie, c’est opérer, en toute connaissance de cause, la « resacralisation » de la littérature. Qui s’en plaindra1 ? (p. 176)

1C’est en ces termes que Robert Dion et Frances Fortier concluent leur récent essai consacré aux formes contemporaines de la Vie d’auteur : la « fiction biographique » viserait ainsi à inscrire l’écrivain dans une double lignée, en l’insérant à la fois au sein d’une généalogie littéraire nationale et européenne et au sein d’une généalogie personnelle propre au biographe. Dès lors que l’on replace ces productions contemporaines dans le contexte des débats auxquels elles prennent part ou donnent lieu, et surtout dès qu’on les confronte à d’autres Vies d’écrivains, publiées au cours de la Renaissance ou de l’âge classique, le prisme s’élargit. Au cours de cette longue période qui s’étend de la « naissance » au « sacre » de l’écrivain2 — autrement dit, de la première grande histoire littéraire française entreprise par Guillaume Colletet au début du xviie siècle à travers une riche collection de Vies de poètes, jusqu’aux éloges historiques et à la « panthéonisation » qui font florès au xviiie siècle, — le genre consacré à la figure d’un écrivain considérait, en même temps que son modèle, la place que celui‑ci occupait dans le cadastre des Lettres de son temps, en racontant à sa manière l’histoire particulière d’un auteur et l’histoire générale des Lettres françaises. À considérer en bloc la production contemporaine, il appert que la biographie

[...] n’est pas la recherche de modèle à qui témoigner une quelconque fidélité, non plus un rejet de pratiques déclarées périmées, mais un approfondissement de ses propres interrogations. […] L’écrivain contemporain [est] à la fois le critique de son héritage littéraire et de lui-même3.

2Au cours des dernières décennies du xxe siècle s’est ainsi dessiné un nouvel âge d’or dans la longue histoire du genre biographique4.

3Catégorie apparemment rétive à toute définition5, le genre de la « fiction biographique » insuffle par sa disparité formelle et thématique un nouveau dynamisme à la longue et riche tradition, qui s’étend des Vies parallèles de Plutarque au Vies imaginaires de Marcel Schwob. Ce copieux massif étonne les esprits peu habitués à cette posture hétérodoxe qui consiste à ne cacher ni ses doutes à l’égard du savoir biographique, que le biographe parodie gaiement à l’occasion, ni les lacunes de ses sources ou de son propre savoir. Mais qui se hasarderait pourtant à qualifier les « fictions biographiques » de genre bâtard, où il peut certes entrer du vrai parmi le faux, mais dont le mélange impur finit par rendre faux le vrai ou par mêler inextricablement le vrai, le vraisemblable et le légendaire ? Cette forme singulière paraît s’être dégagée de deux modèles biographiques antérieurs en vue de s’assurer une certaine légitimité dans le champ littéraire : d’abord la logique positiviste de la biographie historiographique, soumise à la Terreur de la vérité scientifique, à laquelle se substitue désormais la logique « négative » de la « fiction biographique » qui assume ses limites, affiche les manques et fait le deuil de la complétude, endossant dès lors un « rôle de contre-pouvoir6 » à l’égard du modèle historique ; ensuite, la veine des biographies romancées ou romanesques signées par André Maurois, Henri Troyat ou Stefan Zweig qui sacrifient souvent à l’éloge du modèle, alors que la « vie imaginaire » préfère de son côté substituer aux modèles à imiter et aux hauts faits à admirer la logique mystérieuse et les forces obscures à l’œuvre dans le cours de l’histoire. C’est ainsi que Caroline Dupont peut soutenir que ce genre « cherche à éclairer la vie par l’œuvre, réaménageant, réinventant au biographé une vie (ou certains pans de celle-ci) à la mesure — ou à la démesure — de son œuvre, projetant dès lors celle-ci ou, plus précisément, l’interprétation qu’en fait le biographe-écrivain, sur son auteur. Ainsi un écrivain se trouve‑t‑il pour ainsi dire à (re)naître de son œuvre et de la lecture de celle-ci par un autre écrivain7. »

4Dans le contexte du retour persistant aux récits biographiques après les décennies structuralistes en haine de l’auteur, cette catégorie générique paraît témoigner d’une confiance retrouvée et renouvelée dans le pouvoir propédeutique de la Vie d’écrivain. En somme, la « fiction biographique » ne cherche pas à restituer à travers une narration historique la chronologie des événements d’une vie : loin d’adopter la continuité linéaire qui cautionne le principe de causalité et l’illusion rétrospective de cohérence, elle livre la biographie d’un « moi » dispersé et volatile, où s’entremêlent les antiques mythologies et les mythes personnels. La Vie se présente dès lors à travers un fragment métonymique d’où se dégage un parcours d’ensemble censé réfracter la myriade de menus faits qui ponctuent une existence. C’est ainsi qu’il convient de saisir la complexité de cette production littéraire située au croisement de la littérature et de l’histoire, de la démonstration et de l’érudition, à travers la diversité et la subtilité de ses inflexions.

5Pour envisager ce massif disparate, les auteurs de cet essai ont préféré écarter l’approche poétique qui aurait consisté à opérer le départ entre ce qui ressortit à l’histoire, au roman et à l’essai à partir de l’hybridité essentielle de la « fiction biographique », au profit d’une approche transversale articulée autour de la notion de transposition. Au terme de leur ouvrage collectif paru en 2001 consacré aux « Enjeux des genres dans les écritures contemporaines8 », R. Dion, Fr. Fortier et Élisabeth Haghebaert avaient déjà envisagé de résumer la dynamique des relations intergénériques à travers trois types de processus : la différenciation, l’hybridation et la transposition, dépassant ainsi le constat de l’instabilité permanente des frontières génériques dans la littérature contemporaine9 pour une description raisonnée des interactions à l’œuvre au sein de cette production. Si cette première étude s’était en partie attachée à définir l’hybridation, entendue comme juxtaposition ou combinaison de fragments ressortissant à des genres différents, c’est dans la mouvance des travaux d’Yves Baudelle, qui avait de son côté esquissé la même année une « poétique de la transposition10 », que les auteurs ont souhaité inscrire leurs travaux de recherche ultérieurs. À la suite d’un colloque consacré à la notion de « transposition générique » et de leur ouvrage attaché aux nouvelles pratiques de l’écriture biographique et autobiographique, qui par ses modes hétérodoxes de mise en récit de la vie privée se démarquent des configurations canoniques des sous-genres personnels11, R. Dion et Fr. Fortier publient aujourd’hui un essai intitulé Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, précisément destiné à décrire les « effets de transposition » — notion déjà définie en 2001 comme « la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus12 ».

6À partir d’un large corpus composé de quelques 350 ouvrages consacrés aux écrivains par leurs pairs et publiés pour la plupart depuis la décennie 1980 dans les principales langues occidentales, les auteurs ont voulu rendre compte de la richesse et de la diversité de ce qu’ils appellent les « fictions biographiques ». Sans être motivée par un souci de représentativité ou d’exhaustivité, cette étude fonde ainsi son analyse sur la notion de transposition :

Alternant entre la saisie kaléidoscopique de formes inédites et l’exploration analytique de productions singulièrement novatrices, notre parcours est demeuré étroitement balisé par la notion de transposition, qui permettait de sérier les manipulations du matériau biographique et du discours de l’auteur biographié (œuvre et péritexte) comme celles des legs critique et générique. Sans doute un peu artificiels, ces cloisonnements commodes, tributaires de notre objectif herméneutique, ne doivent toutefois pas masquer l’effervescence de la fiction biographique, qui use souvent de l’ensemble des variables. (p. 166)

7Évitant les catégories trop strictes ou rigides d’une typologie, chaque « effet de transposition » relevé est l’occasion de parcourir sous un nouvel angle cette production singulière vitalisée par ces phénomènes. La notion est déclinée en quatre points qui articulent la composition de l’ouvrage : la transposition de la vie de l’auteur, la transposition de son œuvre, la transposition de la critique dont il a fait l’objet, la transposition des catégories génériques. 

8Ce premier « effet de transposition » apparaît à la fois comme le plus évident et le plus provocant : la transposition comme fabrication d’un vécu alternatif ou possible. Le biographe envisage le matériau historique de manière ludique et transgressive en vue de combler les lacunes documentaires ou d’explorer des voies nouvelles : il opère notamment des déplacements dans le temps et dans l’espace, en variant les points de vue, ou encore en mettant en relief des épisodes jugés a priori secondaires. C’est ainsi que ce premier mode de transposition semble renouveler cette forme récurrente de la culture européenne qui de Lucien à Fénelon vise à représenter des scènes d’outre‑tombe où s’animent différents personnages : le genre du dialogue des morts. Si la vie de l’écrivain est remodelée dans la fiction biographique contemporaine par les outils énonciatifs ou par le travail interprétatif, l’opposition entre le monde des morts et le monde des vivants demeure : tandis que les uns enseignent à révéler les illusions et les impostures, les autres cherchent à déformer l’image bien polie du personnage célèbre que le lecteur gardait dans sa mémoire. Les deux auteurs dégagent dès lors du corpus trois manières de reconfigurer la « fiction biographique » à partir de la vie de l’écrivain :

91° en s’appuyant notamment sur les transpositions de la vie de Goethe opérées par Arno Schmidt et Eric Koch dans leurs romans respectivement intitulés Goethe et un de ses admirateurs et Icon in Love. A Novel about Goethe, qui interrogent tous deux l’actualité et la pérennité de l’œuvre du poète de Weimar, ou encore sur la transposition qu’opère Christoph Ramsay dans Le Dernier des mondes13, où un correspondant d’Ovide nommé Cotta choisit de remonter le fil d’une rumeur propageant la mort du poète banni et exilé par Auguste en se rendant à Tomes, les auteurs envisagent d’abord le cas où le biographe choisit de transférer le modèle biographié dans un nouveau contexte historique, en le faisant évoluer soit au cœur de notre époque, soit dans un environnement autre ;

102° le deuxième cas étudié consiste à appréhender la vie de l’écrivain biographié comme matériau ou comme structure à une élaboration romanesque. Inscrivant dès lors leur démarche dans le sillage des entreprises littéraires qui de Ludwig Tieck à Thomas Mann en passant par Eduard Mörike ou Romain Rolland s’assimilent au Künstlerroman, les biographes construisent leur édifice romanesque à partir d’existences d’écrivains réels. Un exemple significatif de cette inflexion de transposition est ainsi repéré dans le roman de Georg Büchner intitulé Lenz14, consacré au disciple de Kant et à l’ami de jeunesse de Goethe.

113° reste enfin une dernière inflexion consistant à transposer l’existence du modèle à biographier : la sélection d’un épisode, parfois central, souvent secondaire, de la vie de l’écrivain, dès lors perçu comme un principe organisateur du récit qui l’accueille. Pour illustrer ce quatrième cas, les auteurs ont recours à Studio15 de Philippe Sollers, à Rêves de rêves16 d’Antonio Tabucchi, à Adieu Kafka17 de Bernard Pingaud, ou encore à Chatterton18 de Peter Ackroyd.

12En se faisant témoin rétrospectif d’une vie, le biographe se fait aussi dépositaire du sens d’une œuvre, dont il propose au lecteur des perspectives d’interprétation par le filtre de la vie dévoilée de l’auteur. L’œuvre de l’écrivain élu est dès lors accueillie au sein du récit biographique selon divers modes que ce chapitre se donne pour tâche de parcourir, de la simple sollicitation d’un extrait à l’appropriation de l’œuvre entière envisagée comme matrice fictionnelle. L’entreprise biographique vise ainsi à se constituer en mémoire vivante de l’œuvre et les frontières entre biographe et herméneute deviennent relativement poreuses. Au récit narratif chargé de retracer le décours d’une existence s’entremêle des références, tantôt allusives tantôt directes, à la production littéraire de l’écrivain. Le propos porte dès lors une double voix sur laquelle repose tout récit biographique : la voix du biographe chargée d’assumer la narration historique et la voix de l’écrivain biographié, rapportée sur le mode implicite ou ostentatoire. Selon la visée accordée à l’entreprise et l’investissement personnel du biographe, cette facture dialoguée peut recouvrir deux fonctions : une fonction documentaire et savante, dans la mesure où le biographe informé offre au lecteur curieux les fragments plus ou moins célèbres d’une œuvre, en vue d’assurer une meilleure compréhension de sa production ; une fonction critique et identitaire, car il s’agit souvent pour le biographe de prendre position par rapport à la figure tutélaire qu’incarne le poète, ou encore par rapport à la tradition littéraire qu’il représente. À la fois discours sur autrui et représentation de soi, revendication de filiation ou exercice de différenciation, le récit biographique masque souvent une démarche réflexive établie à la faveur d’un détour vers autrui. Nous retenons ici quatre entrées :

131° soit d’abord le mode le plus courant, la citation. Entremêlant les voix du biographe et de son modèle, elle instaure une scène dialoguée où le premier cherche à s’approprier la parole de l’autre : exacte ou approximative, délocalisée ou recontextualisée, signalée ou insérée dans le tissu même du récit, la citation peut revêtir des formes diverses selon l’intention qui guide ces manœuvres. Ainsi du travail de Geneviève Brisac et d’Agnès Desarthe pour leur ouvrage consacré à Virginia Woolf intitulé V. W.19, où les deux biographes sollicitent à l’envi l’œuvre de la femme de lettres anglaise, assurant de cette façon une sorte de présence à la voix de l’écrivain biographié ; ou de l’entreprise de Philippe Sollers dans Casanova l’admirable20 qui convoque sans cesse l’œuvre de son modèle en vue de tisser les deux voix et d’élaborer un récit de filiation. À côté de ces entreprises d’hommage, se tient un autre mode de récit biographique, où le registre ludique et plaisant s’accorde à une visée démystificatrice : c’est ainsi que dans Le troisième Faust21 Marc Petit détourne le sens et la portée de l’énoncé original de Goethe en l’insérant dans la trame narrative du récit ou d’un dialogue, ou que Dominique Noguez fabrique dans Les trois Rimbaud22 une « troisième vie » au poète ;

142° le mode citationnel peut dans certains cas s’approfondir en exercice de style où les biographes se livrent à un jeu de pastiche littéraire avec leur modèle. Il s’agit dès lors d’adopter le vocabulaire, le style et le ton de l’écrivain en vue d’un mimétisme formel ou stylistique. C’est ainsi que Pascal Quignard se consacre à Albucius23, auteur latin qui s’est illustré dans le genre de la declamatio, en faisant alterner cinquante‑trois déclamations avec des scènes historiquement réelles ou purement imaginaires, ou encore que la plume de Peter Ackroyd, dans Le Testament d’Oscar Wilde, imite le tour à la fois plaisant et provocateur de l’écrivain irlandais ;

153° plus généralement, c’est la transcription d’extraits qui, selon les auteurs, animent et rythment le récit biographique :

il s’agit souvent moins de reconstituer le fil des événements d’une vie que de faire advenir, par la sollicitation d’extraits, une figure d’écrivain telle qu’elle est “revisitée” par la subjectivité volontiers affirmée du biographe. (p. 64)

16Deux fils tissent dès lors l’écriture des Vies d’écrivains : la fabrication d’un « souvenir » de l’auteur à travers la collection d’anecdotes et de bons mots recueillis de son vivant et transmis après sa mort, et la constitution d’une « mémoire » de l’œuvre à travers l’élaboration d’une anthologie. Qu’il convoque un passage de la correspondance ou l’intégralité d’une pièce poétique, le récit devient un recueil de morceaux choisis pouvant dessiner en surimpression l’autoportrait crypté du biographe, ainsi que le montrent l’entreprise de Gérard Bonal à travers son portrait de Colette24 ou l’admiration que Pierre Michon voue au poème de Victor Hugo, « Booz endormi » ;

174° si les biographes recourent à des épisodes secondaires de la vie d’écrivains, ils savent également convoquer des fragments de leur œuvre. C’est ainsi que Le Perroquet de Flaubert25 de Julian Barnes et Le Cygne de Proust26 de Henri Raczymow semblent tous deux reprendre l’interrogation initiale de Sartre dans la préface à L’Idiot de la famille27, mais ils y répondent différemment : au lieu d’unifier et de totaliser leur modèle comme « universel singulier », les deux biographes déconstruisent la figure en multipliant les images de l’auteur.

18Transposition de la vie et de l’œuvre. Mais qui se hasarderait à dire : transposition de la critique ? Et pourtant le fait est là : une biographie d’écrivain s’édifie à l’aune des récits biographiques précédents, qu’il s’agit soit de réitérer pour s’inscrire dans une vulgate déjà constituée et faciliter ainsi l’entrée de l’écrivain dans le Panthéon des lettres françaises, soit de corriger afin d’actualiser et de renouveler ce discours qui en se ressassant entraîne un effet de mythification. En vue de composer son récit, le biographe doit se confronter à toute une tradition, parfois richement stratifiée, qu’il convient d’interroger et de critiquer : l’enjeu consiste moins à cerner le personnage historique qu’à s’inscrire au sein du discours dont il a déjà fait l’objet. Ce « mode d’inscription particulier du discours sur l’œuvre au sein du récit de la vie d’un écrivain28 » reconfigure en profondeur le sens du récit biographique : la tradition critique et biographique édifie la notoriété de l’homme et de l’œuvre à partir de récits fondateurs (souvent mêlés de légendaire), contribuant à influencer durablement et radicalement l’image de l’un et la lecture de l’autre. Aussi les auteurs envisagent‑ils la question du rapport étroit que tisse le genre biographique entre la narration historique et la réflexion critique, le récit et l’essai, le souci informatif et le devoir explicatif, et de saisir chaque approche biographique à la fois comme une pratique historiographique et une modalité de la critique littéraire. C’est dans un cadre théorique sommairement rappelé ici que s’inscrit cette troisième partie : R. Dion et Fr. Fortier invitent à distinguer la « critique biographique » (qui recourt à la biographie en critique littéraire) de la « biographie critique » (qui pose la question, plus rarement prise en considération, de la portée critique de la biographie d’un écrivain). Poser le problème de la signification du récit biographique en termes de confrontation binaire entre la vie et l’œuvre reviendrait à réduire la question du sens de cette production : il ne s’agit pas simplement d’une dissémination du discours biographique dans le corpus critique et d’un retour du discours critique dans le corpus biographique. Les auteurs tentent surtout d’inventorier les divers modèles argumentatifs au fondement des discours biographiques qui envisagent le rapport entre la vie et l’œuvre, en arrimant la première à la seconde ou en amalgamant l’une et l’autre.

191° devant la bibliographie pourtant abondante, pléthorique même, de quelques grandes figures poétiques (notamment Rimbaud29), les auteurs de l’essai se sont d’abord interrogés sur la manière dont certaines « fictions biographiques » envisagent ces « encombrantes vulgates » pour édifier leurs récits. En détective iconoclaste, le biographe peut critiquer les gloires prétendument intouchables et déshabiller les réputations indues, rompre avec l’humble respect des autels consacrés et le culte des héros. C’est ainsi que Dominique Noguez parodie la vulgate biographique attachée à Rimbaud en s’intéressant moins à sa vie attestée qu’à la légende qui l’auréole. De son côté, l’entreprise d’Alain Borer30 revêt une double vocation : d’une part, rendre au poète sa dimension réelle à partir d’un examen méticuleux des traces biographiques laissées derrière lui et d’une exégèse minutieuse de son œuvre (notamment des lettres d’Afrique, sinon ignorées, du moins peu considérées par la critique) ; d’autre part, unir les deux versants de la vie et de l’œuvre de Rimbaud, que la critique universitaire a fabriqués : le poète fulgurant et l’aventurier africain. Quant au récit que Pierre Michon31 consacre à « l’homme aux semelles de vent », il s’inscrit au sein de la tradition biographique sans en être véritablement le dupe : il remonte aux sources de la vulgate dont les premiers biographes furent les évangélistes, afin de les interroger.

202° à côté de ces entreprises à la visée souvent démystificatrice, les auteurs de cet essai placent les nombreuses « fictions critiques », dont l’œuvre de Jean-Benoît Puech constitue l’un des tout derniers exemples32. À l’exception de son premier roman33, de son Voyage sentimental, et de Louis-René des Forêts, roman, la production littéraire de cet écrivain s’articule autour d’un écrivain fictif, dénommé Benjamin Jordane. En collaboration avec d’autres éditeurs de son invention (notamment Stefan Prager, Yves Savigny, Michel Lhéritier…), Puech établit, annote et commente des écrits de son personnage, jusqu’à lui consacrer, avec la collaboration d’Yves Savigny, une biographie intitulée Une biographie autorisée34. À partir d’une étude des faux « cahiers » publiés dans Benjamin Jordane, une vie littéraire35, où se rencontrent d’un côté les correspondances et les juvenilia de l’auteur, et, de l’autre, les témoignages et les essais critiques de contemporains, R. Dion et Fr. Fortier mettent en avant la manière dont se construit la figure complexe de cet auteur supposé

213° un cas particulier de transposition critique est ensuite repéré dans les « contre‑discours » formulés à l’égard de la critique communément admise sur l’œuvre de l’écrivain biographié. Deux exemples éclairent cette troisième entrée : Le Brasier, le Fleuve. Georg Büchner36 de Pierre Silvain, qui vise à réparer le tort historiographique causé à l’auteur de La Mort de Danton, dont le sort de l’œuvre s’est vite trouvé scellé après sa mort prématurée ; et La Gloire37 de Daniel Oster, qui cherche à établir un incessant dialogue entre la narration biographique et la réflexion critique.

224° la transposition du discours critique peut enfin « mener à un déni de l’interprétation savante des textes38 », comme le suggère la section que Pierre Michon consacre à Balzac dans Trois auteurs39, ou encore l’hommage biographique que Philippe Sollers adresse à Casanova : « il ne s’agit plus, dès lors, de produire un contre‑discours susceptible de préserver le biographe des atteintes de ses commentateurs, mais de se rapporter à la vulgate critique pour tout simplement l’anéantir40. »

23Reste enfin le dernier « effet de transposition » recensé par les auteurs de l’ouvrage : la transposition générique — autrement dit, le jeu sur les clichés traditionnels du genre en vue de parodier le modèle canonique. Si certains se sont attachés à mettre en avant l’hybridation essentielle du genre41, les auteurs ont préféré interroger la transposition des pratiques habituelles de l’écriture biographique, telles que le traitement des sources ou l’érudition critique. C’est sur l’analyse de l’œuvre, jugée dans cette perspective emblématique, de Thomas de Quincey, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, à laquelle R. Dion et Fr. Fortier avaient déjà consacré une étude42, que cette partie s’ouvre. De prime abord, cet ouvrage n’est que la traduction de l’œuvre d’Andreas Christoph Wasianski, secrétaire de Kant : Immanuel Kant in seinen letzten Lebensjahren (1804). À ce matériau biographique est ensuite ajouté un copieux appareil de notes qui vient gauchir le statut proprement factuel du texte et lui conférer une tonalité ironique ; les diverses traductions françaises du texte de De Quincey viendront d’ailleurs encore épaissir le palimpseste. Après avoir envisagé Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant comme le détournement délibéré, sur les plans diégétique, discursif et axiologique, des traits prototypiques de la biographie, les auteurs proposent trois entrées afin de rendre compte des tensions génériques à l’œuvre dans ce massif biographique contemporain : calques, inflexions, détournements.

241° la première transposition générique repérée consiste à calquer le modèle offert par les biographes prédécesseurs. Au tournant des xixe et xxe siècles s’opère dans la longue histoire du genre biographique une mutation à la fois en France et Angleterre : dans le domaine français, les Vies imaginaires de Marcel Schwob43, « point tournant, à la fois relais et relance, de la tradition biographique44 », constituent la matrice biographique à l’enseigne desquelles se sont écrites les Vies contemporaines dès lors assorties d’une nouvelle mention : minuscules45 chez Pierre Michon, oubliées46 chez Patrick Mauriès, ou encore antérieures47 chez Gérard Macé ; outre‑Manche, les héritiers de la tradition biographique, inaugurée par les Brief Lives d’Aubrey48, se scindèrent au début du xxe siècle en deux camps : la voie traditionnelle représenté par les rédacteurs du célèbre Dictionary of National Biography, dirigé entre 1882 et 1891 par Leslie Stephen, le père de Virginia Woolf, et la voie moderne de la « New Biography » ouverte par les travaux de Virginia Woolf49 elle-même et de Lytton Strachey, qui accordèrent tous deux un rôle et une place significatifs au monde intérieur du modèle ;

252° un deuxième effet de transposition générique est ensuite repéré dans trois formes de l’écriture biographique, qui toutes infléchissent les pratiques du genre sans précisément les dénaturer : le portrait littéraire qui, à travers la plume des héritiers de Sainte-Beuve, « sert moins à fixer les traits physiques ou les contours d’une personnalité qu’à en multiplier les arêtes et les lignes de fuite50 » ; le récit des derniers jours ou le recueil d’ultima verba ; et la « microbiographie », notamment illustrée par les huit titres de la collection « Une journée particulière » chez Lattès51, isole du flux continu de l’existence un ou plusieurs épisodes significatifs — autant d’inflexions qui supposent à la fois un travail de réduction et une posture subjective de la part du biographe.

263° pour finir, les auteurs convoquent diverses entreprises littéraires qui opèrent des distorsions sur le registre biographique, dont nous retiendrons ici : la « biographie théâtrale52 », qui s’affiche comme la recréation d’un passé révolu à partir d’une anecdote avérée ou d’un épisode significatif, ainsi que le suggère l’analyse des pièces de Boulgakov53 et de Robert Lalonde54 ; la « biographie iconique55 », telle que l’illustre l’entreprise innovante de Frédéric Pajak et d’Yves Tenret56 qui mêle à la narration historique quelque deux cents dessins ; le Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française57 de Jérôme Garcin, situé à la croisée de la biographie et de l’autobiographie, dans la mesure où les notices ont été rédigées par les auteurs eux-mêmes — autant de tentatives de « détournements » qui impliquent un dévoiement de l’énonciation historique.

27Au terme de ce parcours, une conclusion s’impose : la biographie de l’écrivain apparaît fondamentalement comme une activité de « réécriture » — ou, pour le dire avec les mots d’Albert Thibaudet, « il n’y a jamais de biographie tout court », mais, plus exactement, un « dialogue continuel, d’ailleurs excellent et tonique, entre l’effusion de la biographie romancée et l’exigence de la biographie critique58 ». D’une manière générale, les « effets de transposition » ainsi repérés et analysés mettent en avant l’inventivité des formes et des manières d’« écrire l’écrivain ». Plus précisément, les auteurs observent que « la fiction biographique repense en profondeur les trois composantes majeures de l’acte biographique59 » : la figure de l’auteur susceptible d’être soumise à divers jeux de rôle selon le scénario choisi ; le procès d’appropriation dans la mesure où la « fiction biographique » se présente moins comme une reconstitution fidèle que comme une entreprise d’interprétation, qui explore toutes les ressources de la narration et de la description ; le biographe qui à travers ces pratiques biographiques peut dès lors s’inscrire comme écrivain ou comme romancier, en revendiquant « la suprématie de l’écriture sur le matériau référentiel60. » En somme, il s’agit moins de découvrir le véritable visage de l’homme derrière le voile de son œuvre littéraire que de faire advenir une figure de l’écrivain au sein d’une fiction assumée61 : au « sacre de l’écrivain » se substitue le « sacre du biographe ». Aussi les auteurs de « fictions biographiques » semblent‑ils avoir entendu l’injonction lancée par Sainte‑Beuve au sujet des portraits attachés aux autorités antiques et citée par Proust dans son célèbre recueil d’essais publié à titre posthume —   rêver l’auteur » :

Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permet l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre62.