Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Simon Saint-Onge

La fabrique du contemporain

Qu’est-ce que le contemporain, études réunies & présentées par Lionel Ruffel, Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2010, 246 p., EAN 9782350180809.

1L’ouvrage Qu’est-ce que le contemporain ? reprend essentiellement les interventions issues de l’événement éponyme qui s’est tenu en 2007 au Centre National de Danse à Pantin et regroupe les textes de Lionel Ruffel, Michel Deguy, François Noudelmann, Philippe Forest, Martin Rueff, Pascal Casanova, Suely Rolnik, Zahia Rahmani, Luc Lang et offre en conclusion un dialogue entre Tiphaine Samoyault et Pascal Quignard. Ce collectif dirigé par Lionel Ruffel s’attaque de front à la notion du contemporain, qui s’est progressivement imposée à la critique littéraire au point de figurer parmi ces incontournables qui travaillent la réflexion actuelle sur la littérature. Si cette notion paraît incontournable, le spectre qu’elle couvre est en revanche beaucoup plus complexe, de telle sorte qu’elle ne saurait se trouver à l’aise à l’intérieur de la seule phraséologie de la périodicité, comme l’explique L. Ruffel en introduction. Non pas que, selon lui, la datation plus ou moins arbitraire d’une époque n’informe en rien sur le temps qu’elle fixe, mais les frontières temporelles qu’occasionne l’exercice de la périodisation nous renseigne peut-être beaucoup plus sur les mécanismes de cet exercice que sur l’entrelacs temporel du contemporain, que sur le cum qui en appelle à la pluralité du temporaneus, pour reprendre le point de départ de l’éclairant travail philologique de Martin Rueff. Le recueil montre, par divers chemins de traverse, que ce régime temporel ne saurait se fixer dans le suspens d’une époque et moins encore dans l’homogénéité d’un temps totalement cohérent avec lui-même. Comme l’exposait François Noudelman :

Le contemporain suppose le temps vivant du devenir, implique des idiorythmies, des courbures temporelles qui se croisent, se touchent, sans s’unifier dans une trajectoire commune. Le contemporain est bien plutôt le tracé des déviations que l’objectivation essaye de rattraper sous le nom d’époque1.

2Plusieurs articles identifient avec précision les écueils de la périodisation, témoignant ainsi d’un axe de recherche qui ne doit pas répondre des seuls marqueurs d’époque. Une telle approche problématise en profondeur la structure temporelle de l’espace littéraire et les modes d’historicisation de la littérature. L’article de Pascal Casanova offre d’ailleurs les termes pour penser « une nouvelle forme d’histoire de la littérature2», en démontant clairement les processus par lesquels le présent littéraire se constitue. Plus globalement, le collectif se situe dans un écart critique par rapport à notre temps suspendu dans l’attente d’une définition de sa propre singularité, sans que cet écart n’éclipse la tradition esthétique. Au contraire, le déplacement opéré par les contributeurs ne se joue pas contre une tranche d’historicité, ni dans l’oubli de la modernité, mais pour ainsi dire avec elles, demeurant de cette façon fidèle au cum — « avec » — de la contemporanéité. Peut alors apparaître un « présent ensemble3 », pour reprendre l’idée développée par Zahia Rahmani, c’est-à-dire un modalisateur temporel grâce auquel les matériaux du passé se repartagent et viennent cartographier le lieu à partir duquel la littérature interroge l’époque actuelle.

3On le constate dans les nombreux articles qui questionnent le rapport entre moderne et contemporain en fonction de la catégorie du présent. On peut penser par exemple aux articles de Fr. Noudelman et de Philippe Forest, qui, malgré un rapport à la modernité qui diffère, affirment respectivement que « l’auteur étiqueté contemporain doit dire, consciemment ou pas, quelque chose sur le temps présent4 » et que les « écrivains d’aujourd’hui […] sont également des écrivains d’aujourd’hui dont les œuvres exprimeraient de façon variable un certain état de notre contemporanéité5 ». Encore faut-il préciser que la perspective critique adoptée par les contributeurs n’a pas comme objectif d’isoler les singularités de la contemporanéité à partir d’analyses d’œuvres — ce qui distingue d’ailleurs l’ouvrage des plus récentes études sur cette notion. Plutôt, les articles portent sur les questions que recèlent les plis de ce feuilleté temporel où l’actuel, l’avenir et le passé se fréquentent, sans se figer dans « la maintenance du maintenant6 », pour reprendre une formule quignardienne.

4Le régime contemporain que dessine le collectif se dévoile dans une habile orchestration des temps de la littérature, qui ne s’opère pas selon une prédétermination du contemporain. Il ouvre ainsi à des avenues inédites qui prennent la forme d’interrogations adressées à ce qui dépasse largement l’idée d’une « coprésence au temps qui passe7 ». Les contributeurs optent pour une perspective métacritique visant à lever le voile sur une « fabrique notionnelle » grâce à laquelle l’épineuse question « qu’est-ce que le contemporain ? » se ramifie et se fond dans des interrogations plus nuancées, comme « pourquoi parler aujourd’hui du contemporain ? Qu’est-ce que parler aujourd’hui du contemporain ? Comment le faire8 ? » Et ces questions ne sont pas que rhétoriques. Elles donnent lieu à une véritable réarticulation des composantes qui tissent à ce jour la toile de fond à partir de laquelle se pense le contemporain.

5On peut évoquer par exemple le premier article signé par Michel Deguy, qui se propose de mettre en lumière les temps qui nous incombent. « Quand sommes-nous ? » demande-t-il, en amorçant sa réflexion avec le lancement du mot « fusée » : mot baudelairien éclairant un espacement temporel sillonné par des sentiers qui bifurquent dans l’histoire, le social et la culture, pour enfin se rejoindre dans le dénouement d’un contemporain où se module un énigmatique commencement :

Le temps fini finit, et ce qui est fini ne fait que commencer9.

6L’édifice temporel construit par M. Deguy relève d’une indécidabilité brouillant les temps raccordés dans un présent partagé entre deux extrêmes. Cet édifice est caractérisé par le fait que la fin et le commencement peuvent « s’emboutir, ou s’indiviser, ou peut-être s’équivaloir indifféremment10 ». Or c’est la marque de la continuité dans la rupture qu’il faut retenir comme ce qui structure les questions relatives à la contemporanéité et elle les structure régulièrement sous la forme d’un manque constitutif, invitant ainsi à penser que la « force » du contemporain « réside » peut-être dans « cette ruse qui lui est propre, celle de ne rien révéler de lui tout en se donnant à tous pour se perpétuer11 », comme le proposait Z. Rahmani.

7On ne veut pas laisser sous-entendre ici que la fabrique du contemporain n’arrive pas à combler un vide notionnel. Une telle entreprise s’applique sur différents fronts à produire des mécanismes opérants pouvant permettre d’investir avec précision certains aspects de la contemporanéité, sans toutefois accoucher d’une définition normative qui refermerait le débat actuel. Alors, lorsque l’on évoque un manque constitutif et l’idée d’une continuité dans la rupture pour caractériser l’illustration du contemporain offerte par le recueil, il faut entendre par là que les contributeurs, en se saisissant d’un terme en constante mutation depuis son apparition, dirigent notre attention sur les orientations actuelles de cette architectonique temporelle, sur les mouvements de ruptures qu’elle imprime dans l’histoire et, de ce fait, sur les perspectives critiques qu’elle ouvre. L. Ruffel va en ce sens lorsqu’il constate avec concision le glissement historique du mot « contemporain », ses limites sémantiques et ses variantes définitionnelles depuis la Renaissance. Car il ne s’agit pas d’affirmer simplement pour lui que le contemporain est à ranger du côté des notions faibles avant le réinvestissement dont il fait l’objet depuis quelques décennies, mais bien d’historiciser la tension entre le moderne et le contemporain, dessinant de cette façon un tableau catégoriel par lequel on peut notamment éprouver le basculement de l’axiologie terminologique après la Deuxième Guerre mondiale. En d’autres mots, ce qui n’était jusqu’alors qu’un épiphénomène prend des proportions retentissantes et généralisées, et ce, au point d’imposer dans le champ épistémologique la notion du contemporain en tant que « marqueur différentiel12 ». L’apport incontestable du collectif est de faire de ce marqueur un mode de lisibilité de la temporalité en littérature.

8Ce recueil se livre comme une authentique fabrique du contemporain en ce sens où il participe à la mise en place de multiples outils critiques pouvant investir cette notion qui bouleverse ou problématise les modèles d’incorporation langagière de la temporalité. Le riche dialogue entre Tiphaine Samoyault et Pascal Quignard offre à ce sujet les plus explicites exemples. Certains articles du collectif vont jusqu’à élaborer de nouvelles perspectives critiques et historiographiques qui découlent directement du complexe édifice temporel en construction. Du nombre, on compte notamment l’important travail de M. Rueff sur la « concordance des temps », à comprendre en dernière instance comme la « possibilité de penser notre présence au monde dans le cristal du temps13 » par un retour à la grammaire. Du côté de l’histoire littéraire et artistique, il y a les nouvelles avenues identifiées par Pascal Casanova et Suely Rolnik que l’on ne peut qu’appréhender comme des invitations à des relectures et des réécritures de la tradition esthétiques et de ses matériaux. Enfin, pour conclure, on pourrait reprocher à l’ouvrage de ne compter aucune analyse littéraire, mais ce serait oublier que cette orientation critique permet précisément d’échapper aux problèmes que comporte l’exercice de la périodisation, sans compter que la réflexion de l’écrivain Luc Lang illustre pleinement la façon dont le contemporain peut travailler des œuvres littéraires, en l’occurrence Les Indiens et 11 septembre Mon amour.