Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juin 2010 (volume 11, numéro 6)
Antoinette Gimaret

Les plasticités du sublime : un parcours dans l’œuvre fénelonienne, entre mystique, littérature et philosophie

François Trémolières, Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris : Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2009, 727 p., EAN 9782745320209.

1L’ouvrage de F. Trémolières, imposant par son ampleur et sa densité, résulte de la mise en forme d’une thèse soutenue en 2002 sur les liens de Fénelon au sublime et dont la publication est d’autant plus la bienvenue dans une année où le Télémaque est au programme de l’agrégation de lettres. Comme le sous-titre l’indique explicitement, sa perspective n’est pas classiquement monographique mais vise à inscrire l’œuvre fénelonienne dans un contexte, à faire le pari, à partir de la notion de sublime, de sa cohérence, au prisme de l’histoire de la spiritualité et de l’histoire de l’anthropologie. F. Trémolières se place en effet dans l’héritage revendiqué des travaux de J. Le Brun ou encore de M. de Certeau, la lecture de Fénelon soulevant des enjeux qui peuvent regarder aussi l’histoire de la mystique, l’histoire de la réception et de l’évolution du langage de la spiritualité, réflexions qui avaient déjà porté F. Trémolières à diriger l’édition revue et corrigée de l’Histoire littéraire du sentiment religieux de l’abbé Brémond (chez Millon en 2006). Historien de la spiritualité, se démarquant de la théologie par la prise en compte de la dimension littéraire ou langagière des œuvres spirituelles, l’auteur propose un parcours dans les textes de Fénelon qui s’enrichit de cette multiplicité des approches. De même qu’il fait du sublime quelque chose qui dépasse la simple rhétorique et ne peut faire l’économie de la philosophie ou de la théologie (réunies dans le titre sous le nom d’anthropologie), de même il adopte une notion large de la littérature comme res litteraria1, ce qui place son ouvrage, à l’image de l’œuvre fénelonienne, « à la croisée des disciplines » (p. 22). Cette perspective élargie n’empêche pas que l’œuvre paraisse dans une collection qui est bien littéraire : il y a ici un ancrage clair dans le champ des études féneloniennes et des travaux sur la rhétorique, dont l’auteur rappelle l’actualité et à partir desquels il donne très fermement son positionnement critique2.

2La complexité et la richesse de l’ouvrage, l’équilibre de sa structure, viennent de la mise en avant de la notion de sublime. F. Trémolières rappelant, dès les premières lignes de l’introduction, qu’il y a dans l’histoire littéraire une sorte d’évidence à associer Fénelon au sublime, depuis sa réception à la fin du XVIIe siècle (p.17 : « c’est la réception de Fénelon comme auteur du Télémaque qui a imposé très tôt l’association du sublime à son nom ») jusqu’aux autorités critiques plus récentes (ainsi M. Fumaroli invitant à interroger le sublime fénelonien à partir de la rhétorique) : le sublime semble une « grille de lecture » commode et fréquente dans la réception de l’œuvre. La notion est cependant beaucoup plus ambivalente qu’elle ne le paraît (rappelons qu’elle fut utilisée par les adversaires des mystiques comme synonyme de confusion, d’enthousiasme illuminé, et dans cette perspective, critiquée par Fénelon lui-même, voir p. 15) et surtout très complexe, aucune définition existante ne pouvant correspondre à l’ensemble de l’œuvre. Face à cette difficulté initiale, la démarche de l’auteur paraît très convaincante. « Consacrant notre enquête exclusivement à Fénelon, nous n’avons pas cherché hors de ses textes une définition préliminaire » (p. 20) : contre une définition a priori, il s’agit ici de mener une enquête à partir des occurrences du mot « sublime » dans l’œuvre, de leur contexte d’apparition et de leurs connotations, démarche qui permet d’exploiter pleinement la fécondité du sublime comme « outil d’investigation » (p. 22). Loin de plaquer une définition univoque sur une œuvre très diverse, F. Trémolières use habilement de la plasticité même de la notion non comme d’un obstacle mais comme d’un atout lui permettant d’apporter un éclairage sur l’ensemble des textes féneloniens et d’analyser les liens complexes de Fénelon au sublime (le titre de l’ouvrage, loin d’être une évidence, devant se lire au contraire comme un problème, voir la note 17 p. 22). Partant de ce relevé des utilisations du mot « sublime » dans l’œuvre, F. Trémolières fait ainsi le constat d’un double champ d’occurrences relevant du domaine de la rhétorique d’une part, de la spiritualité d’autre part, double champ lui permettant précisément de couvrir l’ensemble de l’œuvre écrite, depuis le premier texte connu (Dialogues sur l’éloquence) jusqu’au dernier (Lettre à l’académie), en passant par les écrits philosophiques et théologiques, les textes mystiques, enfin les ouvrages de dévotion et la fable du Télémaque. Cette démarche, si elle comporte ses possibles écueils (évoqués par l’auteur à la fin de son introduction, en particulier la difficulté à intégrer les débats proprement philosophiques ou théologiques dans le commentaire), assure la dynamique et l’intelligence du propos : il s’agit de « livrer au lecteur un état de la réflexion » (p. 24), de privilégier la citation des sources et non pas d’écrire une somme sur la notion de sublime à l’âge classique.

3Ainsi, à partir d’une notion complexe, à mi-chemin de l’affectif, de l’esthétique et du théologique, F. Trémolières évite-t-il le risque de l’imprécision ou de l’impressionnisme de l’analyse, tournant en avantage un handicap de départ : la plasticité de la notion en fait un élément moteur de réflexion, obligeant à prendre en compte la diversité de l’œuvre fénelonienne et permettant surtout de donner un sens à cette diversité en faisant jouer cette seule notion de façon différentielle sur tous les domaines couverts par la vie et l’œuvre de Fénelon. De ce fait, l’auteur réussit à articuler entre elles les différentes œuvres, dans un parcours mêlant réflexion théorique et perspective diachronique et révélant le rapport particulier, non généralisable, que chaque œuvre entretient avec la « sublimité ». La cohérence d’ensemble de l’ouvrage, articulé autour de six chapitres, se trouve ainsi explicitée : il s’agit de réfléchir sur le sublime fénelonien, non pas en proposant un itinéraire chronologique (comme ont pu en proposer d’autres spécialistes, ainsi J.L. Goré dans son ouvrage L’Itinéraire de Fénelon, humanisme et spiritualité), mais en articulant toujours littérature, spiritualité et anthropologie. On trouve donc une disposition d’ensemble visant à multiplier les points de vue sur l’œuvre (à partir de la rhétorique, de la réflexion théologique ou apologétique, de l’univers romanesque), l’auteur s’intéressant successivement à des œuvres éclairant un usage différencié du sublime, ainsi les Dialogues sur l’éloquence pour la rhétorique sacrée, l’Explication des maximes des saints pour le sermo mysticus, Télémaque pour le rapport entre sublime et poésie, etc. D’où la pertinence d’un cheminement qui présente d’abord Fénelon « en situation » (chap. I) puis part de la définition la plus évidente du sublime comme notion rhétorique utilisée dans la prédication (chap. II) pour passer à l’apologétique (chap. III), c’est-à-dire au sublime comme expression du mystère divin, puis à la mystique (chap. IV) comme versant sublime de la théologie ou encore, comme indicible de l’expérience spirituelle. La méfiance que Fénelon manifeste cependant pour les « élévations spirituelles » oblige à expliciter le paradoxe d’un « sublime familier » (chap. VII) recommandé par l’homme d’Église dans la conduite de la vie morale et la direction de conscience, ce qui permet d’explorer un versant plus « mondain » du sublime. L’œuvre se clôt enfin sur l’univers romanesque et les enjeux de la fable (chap. VIII). On observe donc une structure en tresse, où la succession des modes d’énonciation (rhétorique, philosophie, poésie) permet à la fois une avancée dans l’exploration de l’œuvre et un approfondissement théorique de la notion de sublime. On peut préciser que chaque chapitre est rythmé par des sous-titres et une conclusion-bilan qui assurent la cohérence argumentative et la fermeté du cheminement. à cela s’ajoute la présence d’une bibliographie assez détaillée (p. 645-681) et clairement divisée en 3 rubriques (« Œuvres de Fénelon » ; « Études sur Fénelon » ; « Autres ouvrages », cette dernière rubrique se divisant elle-même en 4 sous-catégories : « Corpus primaire jusqu’à Fénelon » ; « Ouvrages généraux » ; « Corpus secondaire sur le XVIIe siècle » ; « Autres textes », ce dernier groupement paraissant un peu « fourre-tout », mais sans nuire à la clarté d’ensemble). Dans cette bibliographie, largement actualisée depuis la thèse, F. Trémolières fait le choix de citer seulement les ouvrages qu’il a utilisés et non de constituer une bibliographie de référence, se contentant parfois de renvoyer à d’autres bibliographies féneloniennes présentes dans des ouvrages récents, le programme d’agrégation ayant permis par ailleurs la mise à jour de ces questions. On peut noter enfin la présence d’un double index fort utile et souligner en particulier la grande précision de l’index des matières, permettant d’illustrer au mieux la richesse de certaines notions (pour exemple, à l’entrée « amour », on trouvera : « amour – de la vertu – de l’ordre – de sa patrie – désintéressé – de soi – divin – dominant – du Bien, etc. » ; pour « cœur » : « – bouché – rétréci – adhésion du – éloquence du – fond du – largesse du, etc. »). Quant aux notes de bas de page, elles manifestent la grande érudition de l’auteur et son souci de rigueur scientifique. Longues, toujours enrichies de références bibliographiques précieuses, elles constituent, comme F. Trémolières le dit lui-même, une sorte de second ouvrage dans l’ouvrage, l’auteur ayant choisi de repousser en marge du texte principal tout ce qui serait développements sur le contexte, références érudites, comparaisons avec d’autres auteurs. On sent ici la volonté d’inscrire Fénelon dans un champ de pensée et d’ouvrir de ce fait à d’autres explorations. Pari réussi… mais aux dépens souvent de la fluidité de la lecture. Il reste difficile en effet de lire les notes, souvent très denses, en conservant le fil du raisonnement principal, seules deux lectures successives permettant de profiter pleinement de la dynamique intellectuelle offerte ici.

4Si la démarche initiale (chercher une définition du sublime dans les réseaux sémantiques et les domaines d’application que Fénelon lui-même met en pratique) assure la crédibilité spécifique du projet, le premier chapitre, à vocation panoramique (« Situation de Fénelon », p. 25-95), permet par ailleurs à F. Trémolières d’aborder des questions plus topiques, ainsi la place de Fénelon dans la querelle des Anciens et des Modernes, la spécificité de ses principes pédagogiques (« Fénelon éducateur », p. 29), les aléas de la réception du Télémaque. La suite de l’ouvrage permet la mise à jour très convaincante des positionnements de Fénelon dans le champ de la rhétorique mais éclaire aussi ses rapports à la philosophie et sa position médiane d’homme d’Église, partagé entre le souci d’obéissance et la valeur accordée aux expressions mystiques de la foi (voir la note 75 p. 366, où F. Trémolières rappelle que Fénelon partage le souci d’orthodoxie de Bossuet mais défend la mystique en la rapprochant de la foi ordinaire, ce qui l’amènera précisément à distinguer un sublime de l’enthousiasme et un « sublime familier »), la « clé » du sublime se révélant véritablement un sésame pour explorer avec pertinence l’ensemble de ses écrits.

5La démonstration de l’écart de sa pensée avec celle de Boileau, dans le rapprochement qu’il effectue entre morale et éloquence (voir p. 58 sq.) permet à F. Trémolières de démontrer d’abord que le sublime fénelonien est à lire comme un « principe » et non une caractéristique technique, capable d’opérer une moralisation de l’éloquence en mettant l’accent sur la simplicité comme vertu relevant à la fois de la morale et du style. Fénelon choisit non pas une caractérisation technique du sublime mais une définition critique permettant de déborder tout style et participant alors d’une « méfiance générale envers l’éloquence d’apparat « (p. 66). F. Trémolières met ainsi en lumière l’importance pour Fénelon de la prédication comme seul lieu contemporain de l’éloquence véritable (p. 98), l’utilisation de l’héritage antique lui permettant de théoriser une pratique du discours s’opposant à la prédication mondaine et privilégiant l’instruction désintéressée sur le bel esprit, le sublime étant un moteur d’adhésion : il fait aimer la morale, « ajoute la preuve à l’émotion » (p. 112). Dans ce contexte, c’est la simplicité sublime de l’Écriture qui reste « l’étalon de toute éloquence véritable » (p. 135), le prédicateur étant néanmoins conscient de la distance qui le sépare de l’inspiration prophétique (voir p. 152, le parallèle fait avec Bossuet, défendant au contraire une filiation directe du prophète à l’orateur).

6F. Trémolières parvient ensuite à montrer que cette défense d’une vraie éloquence conduit Fénelon à se positionner également par rapport à la philosophie dont il se méfie des « beaux raisonnements », révélateurs d’une suffisance coupable de la Raison. Cela l’amène à développer alors, en des pages très denses mais toujours éclairées par une abondance de citations, des parallèles fructueux entre les écrits apologétiques féneloniens et les œuvres de Malebranche, Descartes ou encore Pascal. Il peut ainsi rappeler que Fénelon, loin de condamner strictement la philosophie comme Pascal, a recours à une apologétique rationnelle et à des formulations philosophiques (d’où un recensement des interprétations de Fénelon philosophe, dans la note 7 p. 193), ce qui n’aboutit cependant pas à un rationalisme spirituel à la Malebranche mais le porte à distinguer une part « obscure » et une part « raisonnable » de la foi qui la distingue du « mouvement aveugle des fantasques ou faux inspirés » (p. 199), la démarche du chrétien n’étant pas de refuser la raison mais de soumettre volontairement la raison à la foi. F. Trémolières tente donc d’expliciter une philosophie (et en particulier un malebranchisme) à l’œuvre de façon implicite dans l’apologétique fénelonienne, tout en marquant la spécificité de la démarche de Fénelon, en particulier son attachement à l’idée de liberté humaine (p. 218 sq.) et sa promotion de la volonté, contre la « délectation » janséniste (p. 221 sq.).

7Après l’apologétique et la philosophie, F. Trémolières étend son enquête à la spiritualité puis à la morale et à l’esthétique, soucieux en particulier de remettre en lumière la dimension de Fénelon comme spirituel (dimension que le succès du Télémaque avait éclipsée depuis le XVIIIe siècle) et de démontrer une cohérence de ses écrits en rappelant que « le sublime traverse toute l’œuvre depuis son origine ». Ainsi donc, tout en éclairant de façon nouvelle et judicieuse les positions d’un Fénelon philosophe, mystique ou moraliste, F. Trémolières parvient-il en même temps à enrichir l’approche du sublime, le sortant de la seule rhétorique pour l’amener vers un autre contexte, celui de la spiritualité (le sublime renvoyant alors aussi bien au vocabulaire religieux de l’élévation, nécessitant un sermo mysticus détaché du langage commun, qu’à l’insuffisance du discours devant le Mystère et à la conscience d’un écart grandissant entre langage et expérience, voir p. 373) ou encore celui de la morale ordinaire (c’est le sublime « si familier, si doux, si simple » évoqué dans le 5e chapitre) permettant la mise à jour des « stratégies mondaines » de Fénelon, soucieux de renouer les liens entre mystique et pédagogie, morale et politique, dévotion et civilité. Ici, le sublime est perçu comme une « voie mondaine de la conversion » (p. 531), prônant le naturel contre le bel esprit, la simplicité contre l’amour-propre, à la fois dans la vie sociale, dans la morale et dans le style, ce qui ouvre in fine à des questions de poétique, que l’analyse du Télémaque éclaire très pertinemment (voir en particulier les très belles pages sur la « désespérance » comme mode d’accès à la vérité et figurée dans la rencontre de Télémaque et Cléomène, p. 600 sq. ; voir aussi ce qui est dit p. 612 de l’effet de « délusion » que doit opérer la fable).

8Au-delà de cet enrichissement qu’il apporte aux études féneloniennes proprement dites, l’ouvrage multiplie donc les pistes de réflexion susceptibles de passionner aussi bien les spécialistes de l’âge classique que les historiens de la spiritualité. Il revient ainsi à plusieurs reprises sur la question du lien entre parole mystique et langage poétique (voir p. 380 sq., la lecture de Jean de la Croix par Diego de Jésus), sur le rapport problématique de l’Église à l’extraordinaire spirituel (le sublime comme « enthousiasme » devenant une arme des anti-mystiques) et sur les liens de la spiritualité avec la rationalité philosophique ou scientifique (d’où la fécondité des rapprochements, effectués ici, entre le corpus fénelonien et les textes philosophiques, F. Trémolières faisant le pari d’une forme de « rationalité mystique » de Fénelon). L’œuvre de Fénelon s’éclaire également d’une analyse des clivages entre profane et sacré, vus comme propres au classicisme, où s’opérerait le divorce entre spiritualité et Belles Lettres, Fénelon se donnant au contraire pour tâche de nourrir encore le lien entre morale et rhétorique, fable et mystique (voir p. 40 sq.). L’ouvrage invite in fine à réfléchir, dans une histoire large de la spiritualité, aux dispositifs de croyance et à leur réception et apporte un éclairage passionnant sur la notion d’expérience. En effet, la confrontation à Malebranche (p. 209 sq.) permet à F. Trémolières d’évoquer la manière dont Fénelon traite de la subjectivité, du mystère de l’union de l’âme et du corps et donc de la perception subjective du corps propre (voir p. 212, où le performatif divin du Fiat lux offre à Fénelon « le modèle de la relation entre le mental et le corporel3 »). Il est ainsi amené à mettre en avant la question de l’expérience, notion essentielle dans la mystique du XVIIe siècle mais dont il souligne également le caractère central dans l’œuvre de son auteur. Il y aurait un lien étroit chez Fénelon entre théologie et expérience, donnant lieu à un « sublime expérimental4 » qui met l’accent sur le rapport entre un sujet d’expérience et une vérité théologique (p. 286 : « La dimension de vérité n’est pas séparable de la dimension de subjectivité »), dans une sorte de théologie pratique privilégiant l’orientation de la volonté sur les délectations sensibles. Le caractère sublime de la mystique viendrait d’ailleurs de ce lien particulier entre doctrine et expérience, dans une volonté de « revivre la lettre » de la doctrine, en corps et en texte5. Cependant, F. Trémolières montre bien en même temps que cet accent porté sur l’expérience n’équivaut pas à valoriser une mystique affective ou à défendre une « manière de parler6 ». Contre la délectation seule, propice aux enthousiasmes illusoires, Fénelon recommande l’union du cœur et de l’esprit ; contre une culture du signe spirituel incarné, susceptible d’entraîner une marginalité religieuse, il recommande l’obéissance extérieure et la dévotion intérieure (voir p. 370, sur la prudence qu’il manifeste envers les pratiques « enthousiastes »), ce que F. Trémolières explicite en opposition du public et du privé, de l’exotérique (prédication, apologétique) et de l’ésotérique (écrits spirituels), ce qui lui permet de donner sens à la diversité des œuvres féneloniennes et de les constituer en « système7 ». Le rôle de l’homme d’Église est en effet, pour Fénelon, d’être à l’écoute des spirituels et de proposer la formulation publique « correcte » d’une expérience qui, sans la validation ecclésiale, doit rester privée (p. 408). Ainsi le « système » du Pur Amour résulterait-il, selon F. Trémolières, de la nécessité de donner à l’expérience mystique une version rationnelle, une traduction dogmatique (p. 412 sq.). Dans cette perspective, l’ambivalence du sublime sert l’entreprise de Fénelon puisqu’il lui permet à la fois d’associer et de distinguer élévation et indicible, vision béatifique et état mystique, eschatologie et expérience (p. 432-433), ce que F. Trémolières résume en parlant d’une « expérience déceptive du sublime » (p. 451).

9Dans ce bel ouvrage, F. Trémolières, mobilisant des outils empruntés aussi bien à l’historiographie qu’à l’analyse littéraire ou philosophique, met donc son érudition au service d’une véritable « thèse », la notion de sublime lui permettant de mettre en lumière une cohérence de l’œuvre fénelonienne dans sa diversité même. Il parvient de ce fait (et c’est un des grands apports de sa réflexion) à construire un « système » fénelonien, qui fonctionne précisément parce qu’il n’est pas dogmatique et s’appuie sur une notion dynamique, fluctuante, opératrice de conversions et de renversements paradoxaux. À partir d’un triple usage rhétorique, spirituel et poétique du sublime, il démontre qu’en effet, mieux que la notion d’itinéraire, c’est ce parcours à la fois diachronique et critique dans les œuvres féneloniennes qui permet d’en saisir la cohérence, le conduisant à distinguer non pas de « périodes » mais des « usages » différenciés des textes (ainsi le clivage entre dehors et dedans, usage public et usage privé) qui le rendent capable d’unir, sans en occulter les différences, le Fénelon spirituel et le Fénelon homme de lettres.