Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
titre article
Matthieu Vernet et Sarah Lacoste

Modernités du mal

Modernités, 29/2008, « Puissancesdu mal », textes réunis et présentés par Pierre Glaudes et Dominique Rabaté, 472 p., EAN 9782867815379.

1Les puissances maléfiques ont fini par vaincre.

2Depuis les premières tentations libertines jusqu’à Antichrist de Lars von Trier, l’art — et tout spécifiquement la littérature — a consacré l’empire du mal, sous toutes ses formes et selon diverses inspirations, et hante la réflexion de l’artiste tout autant qu’il la travaille depuis près de trois siècles. Au point d’ailleurs de s’imposer comme un élément — sinon l’élément — définitoire de la modernité. On pense évidemment à Bataille qui fera de la « forme aiguë du mal » le fonds de la littérature de notre époque1. Les frontières de ces questions et l’extension même que l’on donne au mal n’en sont pas moins labiles, épousant les sinueux cours de l’Histoire et des idées. Entre le rejet de l’idéal rationaliste des Lumières et l’ère du soupçon, entre la faillite de la Révolution française liée au régime de la Terreur et le chaos consécutif à l’Holocauste, les représentations et les tentatives d’explication du mal varient tant, et selon des logiques si contradictoires qu’il paraît impossible d’y déceler rétrospectivement une évolution linéaire et cohérente et d’en dresser une cartographie historique et culturelle.

3La volatilité de ce sujet rendait l’entreprise, engagée conjointement par les Équipes « Modernités » de l’Université du Bordeaux 3 et « Littérature et herméneutique » de l’Université du Mirail entre 2005 et 2007, et sous la direction de Dominique Rabaté et Pierre Glaudes, tout aussi ambitieuse que périlleuse. Il fallait, à cet effet, multiplier les contre-feux et accepter la profusion des sujets et des approches pour éviter l’écueil de la synthèse et les dangers d’une lecture qui se serait voulue téléologique. Il faut sans doute voir dans l’esquive de ces deux pièges l’une des principales réussites de ce travail collectif. Sortant des auteurs attendus et des questions rebattues, Puissances du mal a le mérite d’une certaine « ouverture d’étude » dans le champ littéraire des xixe et xxe siècles. Il convie en effet des auteurs tout à fait contemporains, tels que Jonathan Littell, Emmanuel Carrère2, Richard Millet3 ou Pierre Emmanuel4 pour les plus reconnus, comme des écrivains de langue étrangère : Sandor Marai5 et J.M. Coetzee6 entre autres, et des auteurs plus anciens et moins étudiés, tels que Labiche7 ou Pétrus Borel8. Les articles qui le composent accueillent en outre différents supports d’invention, ainsi du cinéma (avec une étude consacrée à Johnny Guitar9) ou de la bande dessinée (l’article de Séverine Bourdieu sur L’Ascension du Haut-Mal10). Aussi, le théâtre, quoiqu’abordé dans le cas de Labiche, a-t-il sans doute fait les frais de ce large prisme et se trouve être in fine le parent pauvre de cette ambitieuse étude ; Jarry, Beckett, Genet, Koltès ou bien encore Lagarce y auraient trouvé une place de choix, prolongeant avantageusement nombre des réflexions proposées.

4On ne saura, néanmoins, qu’apprécier les efforts réalisés pour sortir des chemins déjà bien empruntés de la recherche sur le mal ; si Baudelaire, Bataille, Sade, Goethe ou Byron ne font pas l’objet d’études précises et détaillées, ils ne constituent pas moins un solide arrière-plan de ces réflexions, sorte de pre requis de l’analyse. C’est bien la modernité du mal que ce numéro de Modernités interroge, dans ce qu’elle a justement de plus volatile et de moins définitif, celle qui plonge au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.

La naissance du mal moderne : vivre le mal au xixe siècle

Généalogie du mal

5Les origines du mal moderne remontent aux lendemains de la Révolution française et aux traumatismes relatifs à la période de la Terreur ; la frontière multiséculaire que le christianisme avait établi pour distinguer nettement le Bien du Mal est mise à mal par ce brouillage historique, où les mêmes sont tour à tour les bons et les mauvais. En guise d’introduction et d’ouverture panoramique, Pierre Glaudes dresse un probant tableau de la représentation du mal à cette époque charnière qui remet en cause l’héritage des Lumières sans être encore totalement romantique11. Une fois contestés le mythe adamique et la représentation chrétienne traditionnelle, le mal se départit de sa dimension héréditaire (les hommes reçoivent en héritage la Faute depuis le péché originel) pour être progressivement intériorisé et individualisé. Comme le résumait synthétiquement Paul Ricœur : « [Le mal] n’est pas en soi, il est de nous. […] [Il] n’est pas être, mais faire »12. Cette révolution copernicienne de la compréhension du mal engage la littérature d’intériorité (celle qui deviendra un siècle plus tard la littérature d’introspection) et le moi vers des terres inconnues. À l’image de Werther, le mal s’incarne dans l’individu, et se traduit par l’ennui, le mal de vivre et le désespoir (P. Glaudes évoque d’ailleurs, à ce propos, de nombreuses œuvres du xixe siècle de René au Désespéré de Bloy). À ce titre, l’étude que propose Fabienne Bercegol à partir de la lettre de René à Céluta dans Les Natchez13 démontre ce renversement des valeurs héritées des Lumières et le rejet du modèle chrétien : René passe « progressivement du tragique de la déréliction au sublime noir de la révolte »14, s’excluant de fait de la communauté des chrétiens pour porter seul, comme le reconnait René lui-même, « le fardeau de sa propre corruption »15.

6Une telle mise en perspective historique souligne, si besoin était, la variabilité du mal et de sa compréhension. Une société aux prises avec une industrialisation brutale et un recul croissant du sentiment religieux voit ses repères et ses certitudes évoluer ; l’histoire culturelle contribuerait conséquemment à en tisser le canevas. Marie-Catherine Huet‑Brichard en fait une esquisse, en proposant une étude sur les représentations du mal dans les récits de cauchemar16. Le rêve, avant Freud, était déjà le lieu privilégié de l’expression de l’inconscient : s’intéresser au cauchemar, c’est donc comprendre comment une époque pense le mal et comment elle cherche à le signifier. Ce projet certes prometteur de l’histoire culturelle rencontre cependant, dans le domaine littéraire, une limite de taille, qui n’échappe pas à M.-C. Huet-Brichard : quand une représentation s’inscrit dans une tradition, quand un récit reprend des codes, la mémoire textuelle a tôt fait de se montrer parodique.

Le mal : entre mémoire et réécriture

7L’essentiel de la question du mal au xixe siècle se trouve, à nos yeux, dans le maillage intertextuel et le feuilletage des réécritures. On pourrait même avancer qu’à cette époque, écrire sur le mal, c’est ajouter une couche au palimpseste, c’est prendre la littérature au second degré, si bien que ses enjeux, pris au piège de la parodie et de la réécriture, sont tout aussi fluctuants qu’incertains. En étudiant l’influence de Sade et Byron sur la génération romantique (et plus particulièrement sur Jules Janin et Pétrus Borel), Jean-Pierre Saïdah soutient que les déchainements d’horreurs dans un certain nombre de romans frénétiques, n’effraient personne, en raison justement de leur dimension excessive17. Cette écriture parodique fonctionnerait alors comme une sorte d’exorcisme du mal. Valéry Hugotte en fait la démonstration dans son étude des Chants de Maldoror18 ; la position distanciée et sarcastique qu’adopte Lautréamont à l’égard des manifestations du mal nous invite à lire celles-ci comme des clichés, comme une forme convenue du mal, qu’il s’agirait de dénoncer comme un artifice. Le poème doit alors se lire comme un miroir devant lequel le lecteur se trouve avoir à faire à son propre vice :

De même que Manet, avec son Olympia, avait forcé publiquement le spectateur à assumer une confrontation avec la prostituée qu’il ne connaissait que trop bien dans l’intimité, Lautréamont contraindrait son lecteur à se reconnaître dans un personnage assumant ouvertement les pulsions ordinairement dissimulées derrière la façade puritaine.19

8Le jeu intertextuel permet ainsi de mettre en cause un modèle hérité et de créer, avec le lecteur, une communauté de personnes identifiant le mal et le mettant à distance. Jérôme Cabot revient sur ces questions dans son étude du Melmoth remplacé de Balzac, continuation (et achèvement) du Melmoth, the Wanderer de Mathurin20. Melmoth, lointain parent anglo-saxon du Faust goethéen, a vendu son âme au diable, gageant s’en libérer le jour où il trouverait, pour le relayer, une âme nécessiteuse. Ses efforts restent vains. Balzac, prenant la suite du roman, lui trouve, tout au contraire, rapidement un successeur, Castanier, un boursier en faillite, prêt à n’importe quel marchandage pour s’extraire de sa banqueroute. Aussitôt le spéculateur, riche de sa nouvelle propriété, va monnayer en bourse ce pacte avec le diable, et à force de spéculations, il va le dévaloriser et le dissoudre dans l’argent. À la lecture satirique évidente, s’adjoint une lecture morale qui fait de l’argent, un nouveau vecteur privilégié de circulation du vice. La modernité du mal se situe très probablement, dans ce dépassement de la morale historiquement chrétienne, au moment où le diable se dilue dans l’argent et l’économie de marché. Se trouvent alors systématisées de diaboliques (et non moins littéraires) questions, qui renvoient à Goethe tout autant qu’à Shakespeare : que peut-on acheter ? que peut-on vendre ?

9En bref, l’argent socialise le mal, en le monétisant.

L’entrée du mal dans l’ère moderne : le mal social

10Un nombre significatif d’articles reviennent sur cette question et sur le glissement qui s’opère concomitamment au développement du roman réaliste ; la conception sociale du mal se substitue aux visions métaphysique et naturaliste. Le mal se révèle consubstantiel à la société moderne qui l’engendre et l’entretient21. En abordant la question, chère à Baudelaire, de la réversibilité du mal, Andrea Del Lungo montre l’émergence chez Balzac d’un Paris infernal, où la médiocratie des esprits inocule à la société le poison du mal :

Au fond, la condition tragique de l’homme — trait essentiel de ce « réalisme moderne » dont Balzac serait, selon Auerbach, le fondateur — consisterait alors à ne plus savoir où se trouve le mal.22

11À ce titre, Alexandre Péraud rappelle justement combien l’argent (en tant que ressort de l’intrigue) représente l’une des principales trouvailles romanesques de Balzac23 ; non plus objet, mais agent, l’argent devient proprement l’instrument du diable en divisant les hommes24 ; il corrompt la société en modifiant les rapports sociaux et en matérialisant le réel. C’est dans cette optique que la lecture d’Yves Reboul du mal chez Rimbaud nous apparaît la plus audacieuse25. Relisant l’œuvre du poète au regard de ce prisme, Y. Reboul y retrouve une continuité, déjouant ainsi la lecture rédemptrice que l’on a pu faire souvent du dernier Rimbaud26 ; le poète, à la fin de son œuvre, avait sans doute perdu toute illusion sur le triomphe du Bien, mais demeurait probablement lucide sur la dimension sociale du mal.

12Aussi, le mal est-il principalement l’œuvre de la société ; si l’on ne peut rien y faire, autant en prendre conscience.

Puissances paradoxales du mal au xxe siècle

13Cette prise de conscience n’eut de cesse de s’imposer au xxe siècle. L’amplitude du champ d’investigation de ce collectif en témoigne. Si elle prouve l’actualité et la permanence de nos interrogations27 face à la sombre énigme du mal, elle nous invite en outre à réfléchir sur l’obsession que nous, lecteurs, universitaires, historiens, philosophes, pouvons développer autour de cette terrible question, obsession qui nous prédispose à en déceler aisément la marque en toute production humaine.

14Puissances « paradoxales », car les représentations du mal sont multiples, ses influences nombreuses, et la figure du paradoxe, moderne par excellence, constitue peut-être la brèche28 par laquelle refonder une unité qui se dérobe. Le xxe siècle est sous l’emprise d’un double mouvement : recul du catholicisme et laïcisation du mal, mais aussi recrudescence toute nouvelle de ce mal, passant par divers phénomènes de démultiplication, banalisation et mécanisation qu’évoque très justement Dominique Rabaté dans l’article qui ouvre la seconde partie du recueil29. Cette invasion du mal, dans un contexte général de « mort de Dieu »30, s’accompagne paradoxalement d’un durcissement ontologique et moral : en perdant l’inscription religieuse d’un « mystère » du mal31, l’homme se trouve privé de la possibilité même de la salvation. Il demeure seul face à un mal hyperbolique, forme plastique et creuse se pliant à tous les revirements axiologiques.

15Comment, dès lors, imaginer et écrire le mal au xxe siècle ?

À la croisée des chemins

16La littérature du mal au xxe siècle apparaît comme une somme de contradictions liées à la complexité et à la diversité extrêmes de cette époque, tant du point de l’écriture que de celui de l’Histoire. Bon nombre d’écrivains se débattent avec cet héritage problématique, aux prises avec les cendres encore chaudes du catholicisme ainsi qu’avec les influences littéraires du siècle passé (satanisme baudelairien, roman psychologique à la Bourget ou thématiques décadentes fin de siècle). L’ouvrage s’attache à la figure du diable chez quelques auteurs du xxe siècle, tels que Giono32, Bernanos33 ou Jouhandeau34, études réunies dans un chapitre clôturant pourtant une première partie consacrée au xixe siècle. Ce choix éditorial ne manque pas de faire sens, dans la mesure où la figure même du diable se révèle fluctuante et hétérogène, à l’image de la porosité des frontières entre les deux siècles. Sylvie Vignes prend l’exemple d’un recueil méconnu de Giono, Faust au village, et met au jour la richesse des combinaisons intergénériques liées au diable : contexte historique, recherche linguistique et ancrage populaire. Delphine Gachet propose quant à elle quelques éléments de typologie pour systématiser cette réflexion du côté de la littérature fantastique du xxe siècle, prenant soin de rappeler combien le mal n’est pourtant pas un thème qui se contraint aux cloisonnements génériques35. Retenons-en les deux premiers types, toujours sous les auspices du paradoxe : mal extérieur hérité de la religion, et mal intérieur dont la connaissance s’enrichit de la nouvelle science humaine qu’est la psychanalyse, branche qu’explore également Jacques Dupont dans son article sur Jouhandeau36. Alain Merlet complète l’introduction de D. Rabaté en présentant les spécificités du traitement psychanalytique du mal37. S’il prend soin d’en noter la singularité (le patient se plaint d’un mal qui émane de lui-même), il en relève également deux aspects qui mettent en relief les interactions de la littérature et de la psychanalyse au xxe siècle : la dialectique du langage et du mal par le vecteur du mensonge38, et l’idée d’une certaine jouissance dans le mal39. La double tension de ce mal moderne, centrifuge et centripète, issue du chaos historique et des tourments intérieurs, reflète bien la délicate synthèse de ce siècle.

17En prenant appui sur la refonte d’un imaginaire judéo-chrétien — notamment l’idée de Satan comme singe de Dieu40 —, la littérature du xxe siècle réinterprète le thème du mimétisme diabolique. Le mal est à la fois l’absolument incompréhensible dans son horreur, (l’étranger ou l’Adversaire, pour reprendre l’un des noms du Satan) et le familier, trop bien connu et partagé de tous. Lydie Parisse prolonge cette réflexion lorsqu’elle souligne à juste titre la fonction de révélateur du mal : à la fois le même et l’autre, il fait surgir une forme de vérité. Elle écrit au sujet de Mistingue, protagoniste de L’Affaire de la rue de Lourcine :

Il est l’homme sans qualités de la pièce. Son impersonnalité fait de lui une figure du destin, une figure du mal qui vient révéler la part d’inconscient criminel tapie dans le bourgeois ordinaire. […] Sa seule présence est une épreuve de vérité pour tout le monde.41

18On retrouve exactement ce qu’A. Del Lungo évoquait à propos de la réversibilité du mal chez Balzac42 ou ce que V. Hugotte mettait en place chez Lautréamont43 : le mal est tour à tour la victime et le bourreau, la souffrance et le remède ; il serait d’ailleurs pertinent de rapprocher cette notion de la réflexivité du mal qu’aborde Éric Benoît dans le dernier chapitre de l’ouvrage44. La fonction de révélateur fait émerger « quelque chose » du grand néant ; de la même façon, la réflexivité du mal le piège dans une tendance autodestructrice qui peut changer, même incidemment, le mal en un bien, dans une sorte de hiérophanie à rebours.

19Tout se passe comme si le mal imposait au monde moderne son propre fonctionnement, un rebroussement généralisé des valeurs, un mode à l’envers qui réduit à néant la dichotomie entre le bien et le mal et sur lequel l’histoire politique contemporaine, mais aussi sa réception dans la société, semblent s’aligner.

Politiques du mal, la confusion des sentiments

20Une nouvelle représentation du mal émerge dans l’entre-deux-guerres, façonnée au contact du contexte politique et social. Gilles Magniont45 nous en donne un exemple avec le genre du roman noir, qui se distingue de son proche parent le roman policier. De l’un à l’autre, le cadre diégétique évolue dans le sens d’une politisation, et s’accompagne d’une perte de repères idéologiques : le personnel policier n’est désormais plus le garant d’une norme morale. Or, le questionnement moral est une préoccupation brûlante pour les écrivains du xxe siècle. Le vide spirituel peine à être comblé par les sursauts idéologiques de l’époque, et contribue à modeler l’approche du mal par une dramatisation pour le moins déroutante. L’invasion du politique dans la sphère littéraire du siècle ne débouche nullement sur un réalisme à tout crin ; au contraire, cette radicalisation du mal donne lieu à de nouvelles formes de lecture : pensons à l’allégorie négative de la « Puissance » chez Romain Gary que présente Julien Roumette46, dénonçant les dérives politiques et idéologiques de la figure du diable qui refait ici surface. En retour, la généralisation du mal débouche sur une écriture désenchantée, face à une politique qui a perdu tout crédit, ainsi que tend à le montrer Nicolas Di Meo en s’intéressant au mythe de la décadence :

Il semblerait ainsi que la responsabilité du pouvoir politique dans le déclin du monde contemporain soit imputée à sa faiblesse et à sa veulerie plutôt qu’à une quelconque action sur le cours des choses. Il existe, dans la littérature française des années 1920 et 1930, une fascination certaine pour l’idée de fatalité historique.47

21Preuve que nous ne sommes donc pas au bout de nos paradoxes : l’excès du mal conduit étrangement, en un siècle de mécanisation et de rationalisation, au retour de la dramatisation, de l’allégorie et de la fatalité.

Les dérives du langage et de la communauté

22Cette confusion axiologique n’est pas sans poser problème sur l’écriture même du mal. L’écrivain s’entête, sachant son entreprise vouée à l’échec car les mots sont trompeurs et imparfaits de nature. L’impossibilité de transcrire le mal et l’imperfection du langage se répondent dans une circularité signifiante. Car, si le mal est indicible, l’inverse vaut également, comme le souligne É. Benoît48 : restituer le mal, par des mots ou des représentations, peut être considéré comme un mal en soi (les interdits religieux sont nombreux à ce sujet), et transforme alors l’indicible en un bien ! Cette idée trouve un douloureux écho au xxe siècle, à travers la mise en question d’une littérature concentrationnaire.

23Langage et Histoire se rejoignent ici. L’indicible du langage — et la suspicion qui s’est abattue sur lui au mitan du xxe siècle — trouve peut-être son origine dans l’inflation monétaire de la fin du xixe siècle ; comme le constate A. Péraud, la suspension de la convertibilité en or de la monnaie a instauré un nouveau rapport à la confiance, totalement dématérialisé :

Cette mutation fondamentale donne naissance à la théorie économique nominaliste de Walras qui débouche très explicitement sur « la mise en accusation du langage » et la dénonciation de la “naïveté de ceux qui prennent le sens des mots pour argent comptant, sans rien savoir de leur caractère essentiellement fiduciaire.49

24L’argent serait diabolique non seulement en ce qu’il mine la confiance — et donc la société —, mais aussi parce qu’au delà de l’échange même, c’est le langage qui est discrédité. L’indicible ne témoigne donc pas tant de l’impossibilité de dire que de l’impossibilité d’être ensemble. Le problème du mal interroge donc la notion de communauté50 au xxe siècle, grevée de la question de la culpabilité. L’écrivain doit-il être considéré comme coupable de représenter le mal, voire d’en appeler à lui comme « puissance » créatrice, en des temps ressentis comme particulièrement pauvres spirituellement et moralement51 ? Revoici notre fil conducteur : c’est toute la communauté potentielle de l’écrivain et de ses lecteurs (mais aussi des hommes, ses semblables) qui devient porteuse d’un doute, communauté paradoxale dont le lien repose sur une même fascination devant l’étendue du mal. Et pourtant, ce lien, en raison même de sa nature, détruit la collectivité, n’étant plus alors que la somme de ses individus. L’article d’É. Benoît nous inspire une réflexion substantielle à ce sujet. En effet, il y met en lumière une forme de réversibilité troublante : l’indicible s’abat à la fois en amont et en aval. Les actes du bourreau excèdent le langage, mais c’est aussi le cas pour sa victime, qui se trouve détachée du Logos, perdue dans le cri, le silence, la folie ou la mort. On en arrive alors à l’idée, pour le moins dérangeante, d’une communauté recréée à travers le mal, réunissant coupables et victimes, mais peut-être aussi écrivain et lecteurs, le premier mimant le mode d’action de l’Ennemi pour mieux le débusquer. Peut-être y aurait-il là une issue à ces diverses apories : cerner le mal sur son propre terrain, en mettant la création (littéraire, mais aussi musicale, É. Benoît y puise de nombreux exemples) au service de cette entreprise, par le biais de différents procédés tels que la fragmentation de la composition, la dislocation du discours, ou encore l’inscription du silence dans le corps du texte.

25Retenons de cette étude enrichissante et fascinante le malaise d’une confusion morale (qui hante encore, semble-t-il, notre xxie siècle), puisant à une double source : le difficile sacrifice d’un fonds judéo-chrétien malgré tout indéracinable, et la rencontre abyssale entre le mal et l’Histoire. Le vertige du mal prend alors tout son sens, et l’invasion se double d’une contamination sans fin, circulaire de la manière la plus diabolique52 : mal collectif issu de la conscience de l’Histoire, mais aussi mal individuel toujours plus prégnant. Une nouvelle synthèse paradoxale entre le communautaire et l’individuel, ne laissant plus rien ni personne en paix face à cette nouvelle invention de la culpabilité…