Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
titre article
Florian Pennanech

Pourquoi aime-t-on un texte théorique ?

Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris : Hachette supérieur, coll. « Recherches littéraires », 1996, 159 p., EAN 9782011450579.

1Inutile de chercher à le dissimuler : je n’aime pas la littérature.

2On conçoit aisément les réserves qu’un tel énoncé peut susciter. Tout d’abord, il formule une appréciation sur une classe d’objets, et nous invite donc à méditer la question naguère posée par Gérard Genette, « Peut-on aimer un genre ? », étant entendu qu’en l’espèce, le genre est suffisamment vaste pour que la question se pose avec d’autant plus d’insistance. Mais par surcroît, cet énoncé suppose aussi une définition, ou une délimitation, de ce fameux genre, et nous renvoie donc à une question, un peu plus large, et posée par un peu plus de monde que la précédente, « Qu’est-ce que la littérature ? ». Car si je n’aime pas la littérature, j’aime en revanche particulièrement la métalittérature ; à vrai dire, je l’aime au point de la considérer purement et simplement comme de la littérature. La critique, l’histoire littéraire et la poétique sont mes genres préférés, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Gérard Genette ou Jean-Marie Schaeffer sont mes écrivains préférés. On me fera remarquer qu’être l’écrivain préféré de quelqu’un qui n’aime pas la littérature n’est pas forcément le sort le plus enviable qui soit, mais passons.

3Nous n’avons guère l’habitude de considérer ainsi cette métalittérature dont nous sommes éventuellement les producteurs, comme de la littérature. On n’en prendra pour preuve que le fait que, dans notre discours, il est aujourd’hui peu concevable de faire intervenir nos propres appréciations sur des textes (l’universitaire ne dira pas qu’il aime l’auteur qu’il commente, même si le fait de lui consacrer 800 pages, ou une vie entière parle pour lui), sauf dans le cas des textes métalittéraires. C’est un trait typique de l’idiolecte universitaire, notamment de la poétique du compte rendu d’ouvrage, que la formulation de jugements de valeur qui ressemblent à s’y méprendre à des jugements de valeur esthétiques : nous citons un « bel article », nous mentionnons une « belle formule », nous renvoyons à un « bel ouvrage », nous rendons compte d’un « beau volume ». Mais paradoxalement, la possibilité d’émettre un jugement de valeur esthétique contresigne le refus implicite d’investir les artefacts en question (un article, une communication, un essai, une thèse, un compte rendu) d’une fonction esthétique, le partage s’effectuant entre des œuvres littéraires à propos desquelles on ne saurait émettre de jugement de valeur, et des œuvres non littéraires que l’on juge sans même y prêter attention.

4Cette question a évidemment pris une certaine actualité dès lors qu’il fut question de choisir, pour célébrer dignement les dix ans de la revue Acta, un ouvrage, de préférence théorique pour rester fidèle à l’esprit de la revue à sa création. Il a fallu choisir un de mes livres préférés, écrit par un de mes théoriciens préférés. Par réflexe scientifique ou par déformation professionnelle, la question qui s’est immédiatement posée a été : « Mais au fait, pourquoi au juste, aime-t-on un texte théorique ? » On voit qu’elle excède cependant la seule question de l’appréciation esthétique, puisque les catégories à travers lesquelles on va à présent cheminer ne comporte pas seulement des prédicats esthétiques (ou comporte des prédicats qui ne sont pas seulement esthétiques). J’ai donc choisi de poser cette question en l’illustrant par l’exemple – l’exemple étant L’Ironie littéraire de Philippe Hamon1. Sans doute ne sera-t-elle pas épuisée ici : au moins aura-t-on proposé de marquer, tout au plus, quelques moments saillants d’une expérience de lecture.

5Aime-t-on un texte théorique en raison de son objet ?

6C’est une question qui se pose de façon assez simple à propos du texte critique : aime-t-on un texte critique parce que l’on aime l’auteur qui y est étudié ? Elle se pose évidemment en des termes passablement différents dans le cas du texte théorique, qui prend pour objet, non une œuvre, mais une catégorie commune à un ensemble d’œuvre, sinon à l’ensemble des œuvres. Ce qu’il vise n’est pas le particulier, mais le général. La question n’est donc pas de savoir si l’on peut aimer un livre sur l’ironie sans apprécier l’ironie, mais bien plutôt de savoir ce que l’on aime dans le fait de traiter de l’ironie en général.

7Le poéticien pose des problèmes vieux comme le monde, qu’il se contente, comme l’écrit Ph. Hamon dans « Un discours contraint », article consacré à l’inusable problème de la mimèsis, de « reformuler » ou de « réactiver »2. La réactivation consiste sans doute moins à donner une nouvelle réponse qu’à problématiser les réponses qui furent données au fil du temps, mais passe surtout par de nouvelles façons de poser le problème. Le texte théorique peut nous séduire par sa créativité, que ce soit en forgeant des concepts3 ou en prenant les problèmes à rebrousse-poil4. Chez Ph. Hamon, la modalité essentielle de la réactivation n’est toutefois pas tant la création (on y trouve peu de néologismes, mais bien des formules heureuses telles que la « gesticulation typologique » dont il est fait état à plusieurs reprises) que la distinction. L’effet de surplomb, de maîtrise, tient au geste perpétuellement réitéré de séparation, de discrimination, de discernement entre les divers ordres (on sait l’importance de la référence à ce mot pascalien chez un Genette) habituellement confondus. Le critique est un être qui n’aime guère les frontières : il nie leur existence même. Le théoricien pour sa part est un être qui trace des lignes de démarcation, délimite des domaines, cadastre les discours — bien convaincu qu’il est, que le mélange des genres est encore un genre et que la subversion des frontières présuppose l’existence desdites frontières, pour simplement pouvoir être décrite.

8L’Ironie littéraire est assurément de ces livres qui reprennent à nouveaux frais une question rebattue : la conclusion le confirme, qui s’ouvre sur une inquiétude : « Comment conclure sans dire des inepties, pour paraphraser Flaubert, sur l’ironie ? » (p. 151) Le problème est peut-être celui de tout texte théorique : comment rester dans la généralité sans rester dans les généralités ? Ph. Hamon le résout par la puissance de sa libido classificandi5, qui reconfigure l’objet jusqu’à le rendre méconnaissable. Personnage, réalisme, ironie, idéologie, description, toutes ces notions quotidiennes sont envisagées de front au fil de ses différents ouvrages. Ce n’est toutefois pas uniquement sous ce seul aspect que l’on peut considérer le généralisme du texte théorique. Par un second mouvement, ces objets sont aussi généralisés : l’ironie devient ainsi le principe même de toute littérature, en tant qu’elle est un discours « différé ». L’idée de différance revient avec insistance, sans être d’ailleurs référée à Jacques Derrida : ce « devenir-lieu commun » du texte théorique illustrant à son tour le fait que la généralité, comme raison d’aimer un texte théorique, s’incarne aussi en capacité d’être cité, mobilisé, réinstancié. On retrouverait le même mouvement dans un ouvrage qui semble s’attacher à un objet plus limité, plus ponctuel, par exemple Expositions. Dans cette étude dédiée aux liens entre littérature et architecture, l’architecture devient un objet beaucoup plus compréhensif et accueillant qu’on y songerait de prime abord, d’une part bien entendu parce qu’elle est traité à la fois d’un point de vue thématique et rhématique (l’architecture dans la littérature, la littérature comme architecture), mais surtout d’autre part parce qu’à partir de la question de l’architecture est posée la question de l’espace, immédiatement mise en système avec celle du temps6. Le texte théorique ne fait pas que s’intéresser à des objets généraux, il saisit le général en chaque objet.

9Il n’y a donc pas que des objets généraux dans le texte théorique, il y a quantité d’éléments particuliers, que l’on appelle habituellement des exemples. Le statut de l’exemple dans le texte théorique est relativement précaire : se contentant de venir illustrer, presque par hasard, ce que la réflexion théorique a mis en évidence par elle-même, les exemples sont réputés, dans ce type de texte, interchangeables, accessoires, quasiment anodins. Certains textes théoriques l’illustrent mieux que d’autres : pour ne prendre qu’un ou deux… exemples, le cas de la Recherche dans « Discours du récit » n’est sans doute pas comparable au cas des innombrables œuvres croisées en passant dans Palimpsestes. C’est plutôt de ce dernier que se rapprochent les travaux de Ph. Hamon, chez qui toutefois la pratique de l’exemple atteint un degré de virtuosité inégalé.

10C’est d’abord, de façon prévisible, dans la pratique de la citation que cet art va se manifester. Le plus souvent, dans le texte critique, la citation trône en majesté, escortée en amont comme en aval par une glose qui la contextualise, la situe, la déchiffre, la décrit, fragmente encore ce fragment de texte en autant d’éléments constitutifs, d’aspects formels ou thématiques, de propriétés constitutives que plus qu’une autre elle incarne. Le texte théorique peut reprendre à son compte une telle pratique, ou à l’inverse se contenter d’une simple allusion : on y rencontrera ainsi fréquemment des énumérations de titres. Entre la glose méticuleuse et l’allusion furtive, le texte théorique peut jouer d’effets de rythme variés. À une extrémité du spectre, on retrouvera cet arrêt sur segment, véritable pause contemplative au sein de l’élaboration théorique, qui se fige, l’instant d’une microlecture, avant de reprendre sa course. À l’autre extrémité, on trouvera les listes de citations, sans commentaires intermédiaires, où se conjuguent deux plaisirs contraires : d’une part, l’accumulation, plaisir de la reconnaissance, de l’attente plusieurs fois relancée et plusieurs fois comblée du retour du même, de l’autre, l’hétérogénéité, le poéticien désinvolte associant volontiers des genres, des époques, des auteurs dont la rencontre semble parfois tout devoir au bon plaisir du théoricien qui musarde dans la bibliothèque.

11Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il n’y fasse que musarder : le théoricien, s’il est parfois soupçonné de chercher à réglementer la littérature, est d’abord celui qui désordonne la bibliothèque. Le poéticien est un cauchemar de bibliothécaire. On a souvent dit, au moment de la renaissance de la poétique dans les années 1960, après un siècle et demi de règne sans partage de la critique puis de l’histoire, que la théorie littéraire substituait à une vision temporelle une vision spatiale de la littérature, où la cartographie l’emporte sur la chronologie, la figure du géographe sur celle de l’historien. Il ne faudrait pas oublier cependant que dans ce passage d’un régime de classification à l’autre, se joue une série de déplacements qui permettent ces rencontres incongrues, ces rapprochements inattendus : le théoricien s’adonne au plaisir de la pure coïncidence qui permet de faire figurer sur la même page (à défaut de table de dissection), Balzac, Sacha Guitry, Boileau, Voltaire et Proust. Il faudrait néanmoins évoquer aussi, pour relativiser quelque peu cet effet de bigarrure, les constellations qui reviennent dans l’ensemble de l’œuvre du poéticien, que ce soit du point de vue des auteurs sollicités (Zola, Baudelaire, Balzac, et plus généralement la constellation dix-neuviémiste) que des références alléguées (Genette, Jakobson, la revue Poétique), sans compter ceux qui ont le mérite de cumuler les statuts, comme Valéry, dont il faudrait étudier le rôle de pivot dans toute la pensée de Ph. Hamon. Ces constellations procurent notamment un plaisir assez particulier, quand elles permettent de retrouver par des voies détournées tel passage connu d’une œuvre (une occurrence du mot « ironie » sous la plume de Flaubert), d’un autre ouvrage théorique (au cœur du troisième chapitre, consacré à « L’ironie et ses signaux », surgit comme à la faveur d’une digression une mention de l’« onomatopée syntaxique » de Spitzer, p. 91). L’effet « tableau de famille », une cohorte d’écrivains fétiches croisant une communauté de théoriciens affiliés, n’est sans doute pas négligeable dans la psychologie du lecteur de textes théoriques.

12Ce qui séduit chez Ph. Hamon, c’est donc ce chatoiement, cet effet de profusion. Si l’on souhaitait fournir une image allégorique d’un texte théorique, ce serait sans doute la fameuse corne d’abondance. Mais si le texte théorique séduit par son objet (général) et par ses exemples (particuliers), c’est dans le rapport entre les deux que doit pouvoir se situer sa dynamique propre. Variations de niveau, changements d’échelle, déplacements de points de vue : comme le texte critique, le texte théorique organise le divers, s’efforce toujours d’atteindre la totalité. Or, pour l’un comme pour l’autre, la totalité n’existe pas, elle résulte toujours d’une construction. L’œuvre n’existe pas ailleurs que dans la construction du critique, qui lui donne intelligibilité, cohérence, nécessité, et ainsi de suite ; la littérature n’existe pas ailleurs que dans la construction du théoricien, qui lui donne intelligibilité, ordonnance, systématicité, et ainsi de suite. Le théoricien et le critique ont donc en commun de fabriquer des totalités : la différence tient au fait que le poéticien admet plus aisément que le critique qu’il construit son objet, et n’hésite pas à mettre en scène cette construction, à en faire un spectacle — on peut songer aux néologismes d’un Gérard Genette par exemple, qui ne sont rien moins que dupes d’eux-mêmes.

13L’hypothèse, ici, sera donc que la séduction particulière des ouvrages de Ph. Hamon tient à leurs différents modes de construction de la totalité, à la variété des opérations par lesquelles s’articulent le général et le particulier. Autrement dit, les façons d’appréhender la diversité sont elles-mêmes fort diverses. Il faudrait plus largement tenter une comparaison entre les modes d’organisation possibles des ouvrages théoriques de tous ces écrivains que l’on a, à tort ou à raison, de près ou de loin, à un moment ou à un autre, associés à ce que l’on a appelé le structuralisme. Cette organisation propre à l’écriture théoricienne n’est pas sans enjeux épistémologiques, et non des moindres, si l’on se souvient par exemple de la façon dont Jean-Claude Milner, dans Le Périple structural, exclut Michel Foucault du mouvement structural à partir du simple constat de l’apparition d’une triade qui n’a pas été déduite mais simplement observée de façon purement contingente7. C’est pourquoi les questions de méthode, si elles peuvent paraître de simples préalables à l’analyse de l’objet, sont en réalité déjà de l’ordre d’une théorie de l’écriture : il s’agit de savoir comment le poéticien va configurer (à son tour) le réel. Les réflexions épistémologiques renvoient toujours à une poétique de la totalité. L’Ironie littéraire recèle de ce point de vue un passage fascinant, à l’orée du second chapitre « Typologie de l’ironie ». Ph. Hamon y propose en effet une définition de la typologie — autrement dit une typologie de la typologie. Le texte théorique comporte ici un métatexte incorporé, une authentique poétique de la poétique. Il faudrait ajouter que cette poétique de la totalité est toujours peu ou prou entée sur une axiologie plus ou moins explicite : d’un côté, le pôle négatif (la liste hétéroclite, le catalogue hétérogène, l’inventaire à la Prévert ou la table des matières à la Jean-Pierre Richard…), de l’autre, le pôle positif (le système, le tableau, l’arborescence…). La collection hétérogène, qui était tout à l’heure, dans le cas des exemples, l’une des ressources de l’efficacité du texte théorique, s’oppose désormais à la figure centrale du texte théorique : la typologie.

14La typologie se décline ici sous les traits d’un véritable stylème, trait caractéristique entre tous de l’idiolecte hamonien : la liste, alternativement numérique (1., 2., 3., 4…) ou alphabétique (a., b., c., d…). Les listes de ce type fournissent l’emblème par excellence de la quête d’exhaustivité, et de même qu’il y a chez d’autres une rage taxinomique, il y a dans ces listes parfois nombreuses au sein d’une même étude, comme une pulsion intégratrice : il s’agit de balayer toutes les classes d’objets ainsi construites, de traverser avec des bottes de sept lieux des continents entiers, et de n’en rien perdre. L’effet de complétude ici produit tient la plupart du temps dans une homologie qui sous-tend l’organisation du propos théorique. Cette homologie consiste en la reprise des partitions propres à un domaine qui s’épuise en un nombre fini de subdivisions : ainsi dans « Pour un statut sémiologique du personnage », Ph. Hamon propose-t-il par exemple de reprendre la partition entre signes référentiels, déictiques et anaphoriques, et transpose la triade pour fonder une première typologie des personnages, en multipliant les exemples pour chaque catégorie ainsi forgée ; par la suite, c’est l’opposition entre signifiant et signifié qui structure le propos. Le geste de transposition, ici, participe de l’efficacité du texte théorique également parce qu’il permet d’introduire des rythmes binaires et ternaires, propres à produire un effet de saturation. Il faudrait ici construire une stylistique de l’exhaustion, où l’on soulignerait le rôle des allitérations, paronomases, dérivations et homéotéleutes : pour prendre un exemple entre mille dans L’Ironie littéraire, sont distinguées (p. 47) les structures (textuelles), postures (d’énonciation) et conjonctures (rapports variables au réel). Si l’on voulait renouer avec la bonne vieille idée de style d’auteur, il faudrait s’attacher, pour l’auteur qui nous préoccupe ici, à une stylistique de l’énumération : juxtapositions, jeu des parenthèses, inventaires suspensifs, multiples arborescences, le style théorique de Ph. Hamon est un style énumératif.

15Mais aime-t-on un texte théorique en raison de son style ? Encore une fois, la question semble se poser d’abord à propos du texte critique, et il arrive parfois que l’on parle, même à propos de critiques contemporains, du style en critique. Il n’est pas sûr que cette reconnaissance assez rare de la littérarité de la métalittérature soit toujours dénuée de contreparties (elle permet d’offrir une compensation à des textes dont on a précédemment mis en doute la validité), mais elle a le mérite d’exister. Dans l’usage courant, les textes théoriques sont rarement envisagés de cette façon : un texte théorique n’est pas là pour être contemplé, il est là pour servir.

16Et si l’amour de la métalittérature ne dissimulait, ainsi qu’il arrive parfois en d’autres domaines, que la simple satisfaction d’un besoin ? Posons la question de façon bassement matérialiste : aime-t-on un texte théorique en raison de sa rentabilité ? De fait, le texte critique tend à refermer son objet sur lui-même, il oriente éventuellement la réception, mais n’induit guère à la production, excepté pour les âmes vraiment rhétoriciennes, qui dans toute critique voient un appel au pastiche. Le texte théorique, lui, est utilisé parce qu’il s’applique. Cette applicabilité est bien souvent l’étalon de la valeur. Le texte critique n’est pas applicable, et à bien des égards, il est irreproductible. Cette irreproductibilité est d’ailleurs au principe de bien des jugements de valeur, qu’ils soient favorables, puisque ce qui est irreproductible, c’est ce qui a du style, ou défavorables, puisque ce qui est reproductible ne peut se constituer en méthode réitérable : seul Jean-Pierre Richard peut faire du Jean-Pierre Richard, lit-on parfois. Le caractère irreproductible est par exemple souvent associé chez un Jean-Marie Schaeffer aux herméneutiques issues du romantisme allemand et adossées à la « théorie spéculative de l’art », qu’il oppose de ce point de vue aux productions de la poétique, la narratologie genettienne en particulier : « Nous payons ainsi le privilège exorbitant que nous accordons à l’interprétation profonde (symptomale, psychanalytique, déconstructionniste, etc.) — irreproductible et autolégitimatrice — aux dépens de l’interprétation de surface, c’est-à-dire de la description analytique des œuvres — reproductible et accessible à une vérification intersubjective de bonne foi8. » Sans nécessairement reconduire un tel jugement (l’irreproductibilité aussi a ses charmes, et non des moindres, mais j’imagine que c’est précisément ce que Jean-Marie Schaeffer lui reproche), le partage entre texte critique irreproductible et partant plus facilement « littérarisable » par le commun des lecteurs, et texte théorique reproductible et de ce fait produisant des lecteurs moins enclins à y trouver du style et à y voir des œuvres nous renvoie à la difficulté à penser le style du texte théorique. Ou plutôt, à penser le style d’une façon qui le distingue suffisamment d’un simple effet des soubassements épistémologiques du propos : on pourrait en effet dire que la rêverie typologique, l’imaginaire géométrique ou la pulsion de l’exhaustivité ne sont pas des traits de style mais de simples reflets de la méthode.

17Reflet de la méthode ou reflet de l’objet ? Si le style de Ph. Hamon est énumératif, il faut constater que l’un de ses terrains d’investigation préférés est justement l’énumération : dans L’Ironie littéraire, de nombreux passages sont consacrés à phénomènes de cumul, aux catalogues, à la forme du recueil de fragments, et ainsi de suite. On peut ainsi se demander si le poéticien décrit son objet ou les modes de construction de son objet. De même que l’ironie, le réel, le personnage, etc. n’existent pas en soi, préalablement à la mise en texte, la littérature elle-même n’existe pas en soi préalablement à sa mise en théorie. Sans aller (le pastiche, même admiratif, a lui aussi ses limites) jusqu’à parler d’un effet-littérature du texte théorique, on pourrait au moins voir dans quelques-unes des pages de Ph. Hamon comme une mise en abyme du geste théorique.

18Le cas de l’ironie telle que la traite Ph. Hamon serait sans doute exemplaire, puisque celle-ci repose sur des opérations qui sont les gestes mêmes du poéticien : construction d’un système (en l’espèce, un système de valeurs : l’ironie est décrite comme un art épidictique de la louange et du blâme mêlés), elle agence un jeu de positions, elle ménage des effets de scalarisation. La théorie, ici, semble bien décrire ses propres gestes ; aussi lorsque Ph. Hamon affirme que l’ironie n’est finalement rien d’autre que la littérature réduite à son principe essentiel (p. 41), est-on fondé à y voir aussi une manière de constituer l’ironie en miroir de la poétique. Autrement dit, la poétique crée la littérature à son image.

19Il faudrait donc distinguer deux temps dans le texte théorique. Premièrement, celui où l’auteur s’interroge sur ses gestes (comme dans la fameuse typologie de la typologie déjà évoquée, p. 43). Deuxièmement, celui où l’auteur délaisse le niveau métathéorique pour aborder directement son objet (opérant ainsi un passage à la typologie de l’ironie proprement dite). Mais en fait, il faudrait surtout montrer que même parvenu au second moment, le poéticien continue à nous parler de sa propre écriture. Ainsi, l’ironie est-elle avant toute chose une remarquable faiseuse de typologies, en tant qu’opératrice de classification et de jeu de positions, organisatrice de systèmes, inductrice de déplacements, grande pourvoyeuse de dichotomies, l’ironie a tous les attributs du poéticien, dont elle duplique les gestes. Friedrich Schlegel disait bien que l’esprit combinatoire, c’est le Witz. C’est sans doute la raison pour laquelle tant de poéticiens sont aussi d’incorrigibles ironistes.

20On pourrait étendre l’analyse à d’autres objets : on se contentera ici de citer le célèbre Du descriptif, qu’il convient d’analyser comme une description de la description, qui exemplifie les différentes caractéristiques qu’elle inventorie et inspecte. La réflexivité est d’autant plus intéressante à observer que Ph. Hamon suggère à l’inverse, dans sa préface, une sorte d’antinomie radicale entre la méthode et l’objet, l’idée de structure s’opposant a priori à celle de liste, qu’évoque irrésistiblement la pratique littéraire de la description. Une étude sur les modèles d’intelligibilité évoqués et/ou utilisés dans les textes métalittéraires reste sans doute à écrire. Moins connu, mais tout aussi brillant et magistral, Expositions, consacré aux rapports entre littérature et architecture, livre de même une étude où la communauté de gestes de l’architecte et du poéticien est manifeste. Cette réflexivité, qui est le dernier trait, le plus retors, par lequel nous aimons un texte théorique, et qui est sans doute plus ou moins prononcé selon les auteurs considérés (il est assez net chez Ph. Hamon), est d’ailleurs thématisée plus ou moins explicitement selon les ouvrages, qui indiquent un plus ou moins haut degré de conscience de ce mimétisme : l’idée est absente dans L’Ironie littéraire, furtivement évoquée sous la forme de boutades dans Du descriptif, franchement mise en avant dans Expositions (voir note 6, p. 25)

21En mettant en regard les objets privilégiés de la réflexion de Ph. Hamon, on pourrait de la sorte constituer une galerie de portraits où l’on verrait tout à tour le poéticien en ironiste, en architecte, en peintre, en romancier. Manière de dire que, même chez un structuraliste attaché aux formes, la métalittérature reste un sous-genre de l’autoportrait.

22Il y a sans doute d’autres bonnes raisons d’aimer un texte théorique, mais il semble qu’une certaine préférence envers le général plutôt qu’envers le particulier, qu’un goût prononcé pour les promenades au gré de l’humeur dans les rayons de la bibliothèque, qu’une inclination marquée pour les discours après lesquels il ne reste plus rien à dire, et qui incitent donc à aller voir ailleurs sans trop tarder, une propension à faire se reproduire les textes, et enfin une affection marquée pour les jeux de miroir un peu complexes sont d’assez bonnes prédispositions à aimer la théorie. J’espère donc avoir réussi à procurer ici quelques débuts de réponse à la question « Pourquoi aime-t-on un texte théorique ? ».

23Mais j’ai bien peur, hélas, d’avoir aussi, et dans le même temps, répondu à la question « Pourquoi déteste-t-on un texte théorique », voire « Pourquoi déteste-t-on la théorie ? » Le discours anti-théorique (et particulièrement la vulgate anti-structuraliste actuelle) est en effet marqué par un certain nombre de clichés tels que, respectivement : le reproche de s’en tenir au général, synonyme d’imprécision, d’absence de spécialisation ; la critique du recours à des exemples superficiellement prélevés sur une vaste culture générale, corollaire de l’indifférence au particulier, de l’incapacité à saisir l’individuel ; le mirage de l’exhaustivité, entre utopie d’un discours totalisant et volonté de puissance du théoricien s’imaginant maîtriser l’univers ; le caractère mécanique voire ennuyeux d’un discours reproductible, lui-même inhabité ; la vacuité d’un système tournant narcissiquement à vide.

24C’est effectivement assez ironique.