Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Février 2010 (volume 11, numéro 2)
Émilie Pezard

Le critique double et la quête de la singularité

Pierre Jourde, Littérature monstre, L’esprit des péninsules, 2008. EAN : 9782350180199.

1Littérature monstre est un recueil de vingt-neuf articles écrits par Pierre Jourde entre 1992 et 2008, où se lit le parcours d’une pensée, qui, sous des formes extrêmement variées, n’a cessé de s’attacher à la notion de singularité.

2Ainsi que le montre l’« Avant-propos », la singularité, comme le double, l’authenticité ou l’incongru, auxquels Jourde a consacré sa réflexion dans des ouvrages précédents, s’inscrit dans la vaste problématique du rôle que peut jouer la littérature dans le rapport conflictuel qu’entretiennent le sujet et le réel. La conscience humaine, loin de s’emparer du réel, se le dissimule à elle-même, le déconstruit, le fige en stéréotypes. Au cœur de ce problème philosophique, la littérature apparaît non seulement comme un moyen de dévoiler la complexité de notre rapport au réel, au-delà de l’évidence trompeuse du quotidien, mais aussi comme l’instrument du retour au réel : « la littérature serait ainsi cet usage du langage tel qu’il rend possible le réel », et la fiction « n’est en réalité que la tentative de serrer au plus près la substance de la réalité. » Dans ce travail de la littérature pour réaliser un réel insaisissable dans la conscience, la notion de singularité occupe une place centrale : l’œuvre littéraire cherche à être singulière, et à représenter des objets singuliers. La singularité exemplifie et concentre les caractéristiques du réel : penser la singularité, c’est la rapporter à des propriétés qui lui enlèvent son caractère singulier. La littérature aura donc pour fonction d’exprimer ce manque d’être constitutif de toutes choses, « l’apparition fantomatique d’une négation » : « sous le regard fasciné de l’art, l’être singulier se confond avec le néant. Cela ne revient pas à dire qu’il n’est rien. Il est d’autant plus, avec une intensité bouleversante, sur le fond de ce néant qui intimement le constitue. »

3Malgré la diversité des sujets, partagés en quatre sections (« Loufoqueries », « Monstruosités », « Polémiques », « L’objet singulier »), le recueil présente donc une unité théorique, ainsi qu’une unité historique : sous-titré Études sur la modernité littéraire, le recueil dessine, par approfondissements successifs, une image de la littérature de la fin du xixe siècle jusqu’au début du xxie.

4La section « Loufoqueries » regroupe des études monographiques, classées par ordre chronologique des auteurs abordés, sur un sujet auquel Pierre Jourde avait consacré son essai Empailler le toréador : l’incongru. Les deux premiers textes portent sur Hervé, l’inventeur de l’opérette, et Erik Satie. L’incongru, pour ce dernier, est un moyen d’atteindre un but de nature philosophique : « accéder au réel », c’est-à-dire « revenir à un terrain neutre, avant la division du monde entre objet et sujet. Retrouver une simple présence. Mais […] nous sommes engagés dans le sens comme nous sommes engagés dans le monde, condamnés à nier ou à affirmer. » La solution est donc un langage proprement insignifiant. Cette insignifiance explique la comparaison, elle-même loufoque, entre art et charcuterie, qui donne son titre à l’article sur Satie : l’art est en effet charcuterie car, comme elle, il refuse la synthèse, pratique le morcelage et les assemblages d’éléments hétérogènes.

5La recherche du non-sens s’opère par des moyens similaires dans l’opérette d’Hervé et dans les textes de Satie. Puisque « c’est par l’excès d’évidence du sens que se produit le non-sens », les textes incongrus vont privilégier des objets « pourvus d’une identité claire, reconnaissable par presque tout le monde, et que l’on ne peut par conséquent confondre avec aucune autre » : au niveau langagier, ce sont les clichés ; au niveau culturel, c’est le pittoresque, le folklorique, dont le caractère incongru est particulièrement analysé dans l’article sur « L’Auvergne absolue [de Vialatte], ou le folklore de nulle part ». L’incongru résulte du collage —charcutier— d’éléments folkloriques hétérogènes, ou du téléscopage de clichés : ainsi l’opérette permet « d’atteindre le délire au cœur du familier, de déceler leur intime association ». Les textes incongrus, selon l’expression de Jourde, donnent au lecteur l’impression du n’importe quoi. C’est ce renoncement au sens qui permet au langage de faire émerger la réalité —non pas comme objet qui demande à être saisi par une conscience, mais comme une présence brute, en deçà de toute signification.

6La variété des corpus étudiés par Jourde montre les diverses nuances que peut prendre l’incongru : joyeux dans l’opérette, parfois agressif chez Satie, il peut aussi s’allier à l’esthétique décadente de la cruauté pour produire un humour noir, comme dans les textes de Lorrain, Allais, Fourest et Mouton qui sont étudiés dans « La peau pour rire » ; enfin, c’est une forme d’incongru plus sombre, mêlée d’angoisse, que Jourde explore dans « Le satyre et le pharmacien. Sacrifice et incongru chez Vialatte ».

7Cet article propose une analyse fouillée de la figure du satyre, omniprésente, sous différentes formes, dans les écrits d’Alexandre Vialatte. Le satyre s’y présente comme la divinité d’un sacrifice qui s’opère sur le mode de la division —démembrement, amputation, dépeçage—, et qui prend la forme d’une « cérémonie secrète », opérée dans l’ombre. Ces différentes caractéristiques font du sacrifice du satyre une exemplification du « sacrifice occulte originel ». Bourreau, le satyre est cependant aussi victime : ainsi « la dualité du faune, mi-homme mi-bête, paraît répondre à cette double vocation de bouc émissaire, coupable et victime ». En prenant appui sur les théories de René Girard, Jourde voit dans le faune de Vialatte l’incarnation du « seuil entre ordre et désordre, civilisation et déchaînement de la violence indifférenciée ». Or le satyre est constamment associé, chez Vialatte, à l’idée de paternité, qui marque elle aussi le passage du même à l’autre, de l’indifférenciation à la différenciation, la naissance tenant lieu de sacrifice. Cette tension entre un magma originel qui ne distingue pas entre sujet et objet, et un monde fait de différenciations insignifiantes, parcourt toute l’œuvre de Vialatte, prenant la forme du satyre, mais s’exprimant aussi dans des thèmes comme l’anthropophagie ou le démembrement. Le satyre exprime donc, sur le mode mélancolique, ce que l’incongru, exemplifié par le dessin de Chaval commenté par Vialatte, de « Pharmaciens fuyant l’orage », signifie sur le mode humoristique : l’interrogation métaphysique devant l’être, marqué tout à la fois par son irréductible présence et sa profonde insignifiance.

8Dans « Comique et forme poétique chez quelques poètes du xxe siècle », Jourde, prolongeant une réflexion amorcée à propos de Satie sur les liens entre incongru et émotion, étudie la possibilité d’une association du comique et de la forme poétique, souvent jugés antinomiques. S’opposant à la thèse de Jean Cohen selon laquelle l’histoire du genre est orientée vers l’accomplissement de son essence, soit la réalisation d’un « pôle d’intensité du langage et du monde », contradictoire avec le comique qui joue au contraire sur le décalage, le retrait, la rupture, Jourde étudie « la possibilité d’un comique qui ne se réduise pas au burlesque et au parodique ». Les premiers exemples analysés appartiennent à des poètes relevant d’une veine « fantaisiste », initiée par Laforgue, tels que Henry Jean-Marie Levet, Alexandre Vialatte, ou le contemporain Charles Dantzig. Le contraste, dans les poèmes « fantaisistes », entre le travail de la forme et les platitudes qu’elle permet d’énoncer, qui transforme le poème en « bavardage », aboutit à la production d’un humour mélancolique ; la conjonction du poétique (dans la forme) et du prosaïque (dans le contenu) manifeste ainsi « une double déperdition, et une double nostalgie : celle des mots, celle des choses ». Le langage poétique peut dès lors être défini comme « un langage tel qu’il révèle, au cœur de notre relation aux choses, la tension entre le poids et l’apesanteur, la gratuité et la nécessité » ; il a pour objectif « d’alléger les choses du poids ontologique de leur particularité par le langage ». Il s’agit dès lors pour la poésie de produire du non-sens : gageure pour un genre où l’interprétation métaphorique permettent de résoudre les contradictions, et de reconstituer un sens que le loufoque cherche à abolir. La poésie loufoque substitue alors la contrainte à la nécessité : chaque mot se trouve motivé par une contrainte formelle, et cette motivation rend acceptable la gratuité du sens. À partir d’exemples empruntés à André Frédérique, Norge, Léon-Paul Fargue, René de Obaldia, Boris Vian, Alphonse Allais, Tristan Derème…, Pierre Jourde dresse un inventaire des procédés de la poésie loufoque : la « diérèse abusive » —qui consiste à introduire ostentatoirement une diérèse dans une diphtongue qui ne peut normalement pas en comporter, par exemple « cœ-ür »—, les coupures de mots —« Il tombe dans l’éter comme dans la nité1 »—, ou encore la rime équivoquée. Le genre de la « fable-express », dont le dernier vers, aboutissement logique de tout le poème, reproduit phonétiquement un proverbe, est un des genres par excellence de la poésie loufoque. Le vers libre peut également être loufoque, dans des poèmes qui se présentent comme une longue énumération, un excès cacophonique d’allitérations, ou qui multiplient les répétitions, s’apparentant ainsi à la comptine. Tous ces procédés aboutissent à dépouiller le mot de son sens, et à offrir ainsi au lecteur la « dévoration, la trituration buccale, préverbale, de la présence », qui unit l’émotion et le rire. Au-delà de la liberté jubilatoire qui se dégage de la loufoquerie, cette poésie atteint en effet un autre but : « on jouit du sentiment que les mots prennent en charge les choses dans la mesure où on les a délivrés du sens. »

9Le dernier texte de la section, « Le loufoque comme exercice d’épuisement », s’intéresse à l’effet produit par l’insignifiance loufoque à travers l’étude de la relation entre texte et image dans plusieurs œuvres contemporaines : L’Art inopiné dans les collections publiques, de Pol Bury, qui se présente comme un faux catalogue de vente d’objets d’art ; la série de photographies de Jean-Luc Dorchies intitulée Monstres humains, races fantastiques, êtres merveilleux ; le faux catalogue de vente par correspondance, Buy-Self ; enfin, les bandes dessinées de Goossens. Que ces œuvres, dans leur diversité, relèvent toutes de genres marginalisés, n’est en rien une coïncidence : la veine loufoque, qui irrigue une partie de la production artistique de façon continue depuis la fin du xixe siècle, n’existe que dans un décalage par rapport à une norme. C’est sans doute parce que la loufoquerie nécessite la norme, pour se constituer comme écart par rapport à elle, qu’elle est souvent dévalorisée, comme « folie dégradée » ou comme « divertissement gratuit ». Le décalage qu’elle instaure lui permet cependant, à la fin du xixe siècle, de prendre « le contre-pied du sérieux, de la logique, de la raison bourgeoise » et, un siècle plus tard, d’apparaître comme un contrepoint post-moderne des théories de l’art. Dans son analyse de l’effet que produisent ces diverses œuvres, Pierre Jourde met en valeur l’idée d’épuisement : « le loufoque […] se livr[e] à un épuisement de la détermination par l’excès : excès de la référentialité, de l’assertion, de l’intentionnalité, excès de singularisation de l’objet jusqu’à le vider de lui-même, etc. » Ainsi le loufoque apparaît en définitive comme « une sorte d’hygiène comique », qui permet d’échapper à la question du sens, et de rejoindre ce que François Jullien, dans Un sage est sans idée, appelle le « fonds d’immanence » : « ce qui se tient en deçà de la détermination d’un sujet et d’un objet ».

10La section des « Monstruosités » commence avec une étude centrée sur une des périodes littéraires les plus marquées par la figure du monstre : la décadence. L’article, intitulé « Le monstre fin de siècle », propose divers éléments d’analyse permettant de problématiser les liens du monstre et de la décadence, à travers un panorama des (nombreux) textes qui abordent le sujet à la fin du xixe siècle. Pierre Jourde y montre notamment que le monstre décadent prend le contrepied de la tradition symbolique, créatrice d’un bestiaire fabuleux, pour au contraire s’inscrire dans le prolongement de l’intérêt scientifique porté alors au monstrueux. Dans la littérature décadente, le monstre apparaît de façon générale comme une figure de l’excès : par manque ou par surenchère, il excède l’Un —ce qui le situe ainsi « du côté de la quantité, contre la qualité ». Jourde propose par ailleurs une classification des monstres décadents, où l’opposition traditionnelle entre monstres simples et monstres composites se double d’une opposition entre monstres « permanents » et monstres « évolutifs ou intermittents ». L’analyse du regard —qu’il s’agisse du regard du monstre, ou du regard porté sur ce dernier— permet de dégager la signification du monstre décadent : il marque tout à la fois la disjonction de l’être et de la conscience, et la prédominance, caractéristique de la « maladie constitutionnelle de la conscience » (Jankélévitch) qui définit la décadence, de la forme sur le contenu.

11Dans « La peau du double », Jourde s’intéresse à l’autoscopie, cette expérience hallucinatoire de décorporation où le malade se voit lui-même de l’extérieur. Après avoir longuement présenté l’analyse que Paul Sollier donne des Phénomènes autoscopiques dans l’hystérie, en 1908, Jourde compare la conception médicale du phénomène avec son traitement littéraire, dans Le Golem de Gustav Meyrink. Il apparaît que « l’autoscopie hystérique et le double autoscopique de la littérature fantastique se ressemblent étrangement » : dans les deux cas, la vision du double est le prélude à une réintégration totale de l’identité, come si l’unité passait nécessairement par le dédoublement, et la pleine conscience, par la folie.

12Alors que la plupart des textes du recueil s’appuient sur un corpus étendu, l’article suivant présente une analyse fouillée des quelques pages du Rivage des Syrtes qui décrivent « Le portrait de Piero Aldobrandi », ce tableau de l’aïeul de Vanessa que contemple Aldo. Jourde montre comment le portrait indique à Aldo le chemin de l’initiation, au terme duquel il sera un individu complet —« Aldo » étant complété par « brandi », c’est-à-dire le dard, symbole de la guerre, du sexe, et de l’insecte. Aldobrandi apparaît comme le double inversé d’Aldo, l’invitant à transgresser lui aussi la frontière entre Farghestan et Orsenna, mais dans le sens opposé. Le portrait invite ainsi Aldo à transformer sa peur en désir assumé, jusqu’à la consomption finale, en le plaçant devant la « question angoissante d’une identité qui ne peut se réaliser qu’à l’épreuve de la flamme et de l’obscurité ».

13L’article suivant, « Cythères mornes », est une étude de la représentation de l’île dans, entre autres, « L’île à midi » de Cortazar, L’Île de béton, de J. G. Ballard, L’Invention de Morel, de Bioy Casares, L’Île du docteur Moreau de H. G. Wells. Tous ces textes présentent des « îles désenchantées […], des négatifs des îles de la plénitude ». Lieu de l’origine dans sa version idéale, l’île y devient le lieu du déracinement ; lieu de synthèse et d’unité, elle devient le lieu de la dissociation, où la forme et le contenu entrent en conflit. Les « laboratoires insulaires » montrent finalement l’incompatibilité entre l’être et la conscience. « Le labyrinthe et le renversement », qui suit « Cythères mornes », propose une exploration similaire des significations d’un lieu et d’une forme, le labyrinthe.

14La section des « Monstruosités » se conclut par un bref article consacré au Chemin des vanités d’Henri Maccheroni, ouvrage où le texte de Claude-Louis Combet répond aux photographies de Maccheroni, extraites de Deux mille photographies du sexe d’une femme et de Vanité. Jourde y montre notamment comment la superposition, dans la photographie, du sexe et du crâne induit une interprétation différente de celle que provoque la traditionnelle juxtaposition de ces deux motifs : elle rend manifeste, non plus les liens entre le sexe et la mort, mais leur identification —leur fusion.

15Parus après 2002, les textes de la section « Polémiques » se font l’écho des interrogations nées des violentes réactions qui ont accueilli le pamphlet La Littérature sans estomac. C’est une des originalités du recueil de Littérature monstre (qui ne fait d’ailleurs que refléter l’originalité de la démarche de Jourde même) que de mêler aux études universitaires qui forment la majeure part de l’ouvrage des textes polémiques sur la critique et la littérature contemporaines. Ces textes se partagent en deux types distincts : d’une part, des articles s’interrogent sur l’impossibilité d’une critique évaluatrice et la remettent en cause ; d’autre part, des articles, initialement parus dans la presse généraliste pour la plupart, mettent en pratique cette même critique. Ces deux types de textes font de la section une défense et illustration de la polémique dans la critique.

16Le premier texte, « Le critique et son double », porte à la fois sur les raisons du discrédit de la critique polémique, et sur sa nécessité. Jourde y analyse les raisons qui expliquent que la critique de combat, si vivace au xixe siècle, disparaisse progressivement à la fin du xxe : le consensus général sur la valeur des innovations esthétiques propres à la modernité, la disparition des mouvements esthétiques définis, ou encore l’affirmation relativiste d’un égale dignité de tous les objets définis comme culturels. Toute réaction négative est ainsi automatiquement interprétée comme un refus réactionnaire de la modernité : l’art contemporain est régi par une représentation de l’artiste où celui-ci, marginalisé, subversif, s’oppose à une idéologie officielle, bourgeoise et conservatrice —représentation périmée, qui aboutit au paradoxe contemporain de l’artiste qui, à l’instar de Buren, « veut à la fois être officiel et maudit ». C’est, sous une forme différente, un des arguments de La Littérature à l’estomac, dont Jourde montre, dans « Gracq pamphlétaire », que les analyses pourraient aussi bien s’appliquer à notre littérature contemporaine. Duchamp inaugure l’ère où la reconnaissance institutionnelle devient le seul critère définitoire de l’œuvre d’art : « l’art autoproclamé subversif est devenu l’art officiel. » De même que les institutions ne consacrent plus la valeur artistique, mais la créent, le journalisme a pour objet l’événement littéraire qu’il a lui-même créé : dans les deux cas, avec la question de la valeur, c’est l’attention portée à l’œuvre elle-même qui disparaît. L’effacement des valeurs universelles au profit d’un impératif de « rébellion » ôte au critique l’outil évaluatif des critères artistiques et réduit sa fonction à la célébration forcée de l’expression, nécessairement légitime, d’une individualité.

17Face à ce constat, le critique polémique a plusieurs tâches. Son travail est d’abord la démystification : il rend visible « l’écart entre la réalité du champ culturel et la manière dont certains créateurs se représentent leur situation ». Ensuite, le critique dénonce le procédé « qui consiste à faire une œuvre en produisant des effets d’œuvre », en refusant, à la suite de Proust, que « l’intention soit ainsi tenue pour le fait2 ». Enfin, il lutte, par l’humour, « contre ceux qui réduisent l’œuvre à son sérieux, et ceux qui ne lui accordent aucune importance » (le bavardage médiatique). L’article s’achève par une liste des arguments les plus fréquemment utilisés pour discréditer la critique de combat. Ainsi, l’accusation d’aigreur porte l’accent sur la psychologie du critique au détriment du contenu de sa critique, comme si la « jouissance de la démolition » (que Jourde reconnaît volontiers) oblitérait nécessairement « le souci de la vérité et de la justice » ; ou encore, toute critique négative est ravalée au rang de moyen pour « se faire connaître » : là encore, le raisonnement permet d’éviter la confrontation aux arguments mêmes du texte polémique. À l’opposé de ces arguments qui postulent, soit une séparation absolue entre le critique et sa cible, soit leur identité, Jourde défend l’idée selon laquelle « le critique n’est pas l’Autre absolu, mais, dans une certaine mesure […] le double du critique » : en analysant les raisons de l’échec, le critique opère le travail symétrique de celui qui occupe les heures du chercheur en littérature. La critique évaluatrice permet ainsi de définir, par la négative, la littérature ; et c’est la même conception de la littérature qui sous-tend les analyses des textes ayant réussi à restituer la singularité que les critiques attaquant les œuvres qui se contentent de produire des « effets de réel », se limitant ainsi à « des effets d’œuvre ».

18L’article « Littérature et réalité : éthique et esthétique » exemplifie bien la façon dont la critique négative peut n’être que l’application inversée d’une théorie de la littérature. Jourde y critique l’autofiction contemporaine, représentée par Christine Angot, Jean-Marc Roberts ou Nicolas Pages. L’autofiction y est présentée comme étant fondée sur une conception de la littérature que partage Jourde : la littérature doit être un acte ; elle doit conserver un lien avec le réel. Il n’en reste pas moins que l’autofiction contemporaine, pour Jourde, ne met pas en application les principes théoriques qu’elle défend, dans la mesure où elle n’est que l’affirmation (et non la mise en acte) d’une singularité qui, à force d’être mise en scène, devient totalement insignifiante. Si « la parole directe compromet ce qu’elle désigne », c’est l’imaginaire, soit le romanesque, qui sera le mieux à même d’accomplir aujourd’hui la fonction de la littérature.

19Le deuxième texte de la section, « La possibilité d’une critique littéraire », centré plus spécifiquement sur la littérature, reprend les analyses du « Critique et son double » en les complétant. Jourde y déplore l’atmosphère de « terrorisme intellectuel » qui réduit toute tentative de critique négative à l’œuvre d’un « fasciste » ou d’un « réactionnaire », et qui limite la critique à un discours de promotion voué à discourir sur les alentours du texte sans jamais aborder ce dernier directement. Il y défend à nouveau la critique polémique, en montrant que la reconnaissance d’outils d’interprétation et de critères de jugement permet la reconnaissance du sens même de la littérature. Reste à tracer les contours d’une telle critique. Pierre Jourde signale quelques dérives possibles, et condamne autant la posture complaisante du rebelle que le positionnement nihiliste, illustré par Richard Millet, qui condamne en bloc toute la littérature contemporaine. Enfin, il dresse la liste des préjugés dont le critique doit s’affranchir quand il s’apprête à juger une œuvre : la popularité, le type de lectorat, l’innovation formelle, les idées politiques, l’obscurité, un style défini ne peuvent constituer des critères absolus de jugement.

20Les trois articles suivants mettent en pratique la verve pamphlétaire justifiée par les précédents textes. Celle-ci, dans « Ubu à Saint-Germain des prés », s’exerce contre Philippe Sollers, accusé de cultiver une posture d’écrivain —novateur, rebelle au pouvoir, solitaire, adepte de l’ironie et de la légèreté— que sa pratique contredit en permanence : Sollers est « la caricature de la déchéance d’une certaine modernité ». L’article intitulé « Origène critique » analyse, pour le démolir, Verticalités de la littérature, de Bertrand Leclair, critique dont Jourde avait déjà attaqué l’idée d’une critique réduite au « témoignage » du lecteur, dans « La possibilité d’une critique littéraire ». Jourde y dissèque avec délectation et ironie les clichés du langage critique (« vertige », « interroger »), les raccourcis prétentieux (« Le temps et la langue sont peut-être une seule et même chose »), les évidences présentées comme des idées neuves, et enfin l’argument principal de l’essai, qui oppose « littérature verticale » et « littérature horizontale ». Le titre de l’article suivant, « Contre le stylistiquement réactionnaire », évoque, pour le critiquer, le reproche que Sylvain Bourmeau, des Inrockuptibles, fit aux Bienveillantes de J. Littell : Jourde, avant de donner sa propre critique, nuancée, du roman, fustige le critique qui réduit l’histoire de la littérature à « une ligne continue, sur laquelle il faut toujours aller plus loin » et qui ne conçoit le style que comme quelques procédés voyants, signes de modernité.

21« Scandales et censures littéraires » constitue une analyse fouillée des différents rôles que joue le scandale dans l’institution littéraire. Jourde dégage cinq fonctions : le scandale a une utilité publicitaire ; il sert à légitimer l’objet du scandale dans son statut d’écrivain ; inversement, il peut servir à légitimer celui qui le dénonce ; il constitue un événement qui laisse croire que la littérature est en prise avec son époque ; enfin, il donne l’illusion d’une disparition de la censure.

22« Petites lectures », qui clôt la section, réunit des comptes rendus d’œuvres contemporaines : la juxtaposition de l’éloge (notamment P. Michon, Echenoz, Chevillard, Muray, Imre Kertesz, Richard Millet) et de la diatribe (R. C. Vaudey, Cormac Mac Carthy, Michel Rio, Yannick Haenel) dresse un portrait contrasté de la littérature du début du xxie siècle, « pour le meilleur ou pour le pire ».

23Si toutes les analyses du recueil s’originent dans des impressions de lecture personnelles —le style de Jourde parvient remarquablement à restituer les nuances de l’effet d’une phrase ou d’un mot—, le caractère personnel de la réflexion est amplifié dans « Monsieur Chose ». Ce texte, à la fois rêverie et analyse, est intitulé d’après le titre qu’imaginaient les frères Goncourt pour une nouvelle, jamais écrite. Dans sa réflexion sur les titres onomastiques, Jourde cherche à rendre compte de sa prédilection, en tant que lecteur, pour les titres de la forme « Monsieur + nom ». Il apparaît que l’attrait ou la répulsion pour un type de désignation doit être relié avec la conception du personnage que celui-ci présuppose. Les titres réduits à un seul prénom hérissent Jourde parce qu’ils présupposent une identité stable, figée, qui invite à la familiarité, à une connivence « haïssable parce qu’elle affecte toujours de considérer comme réglé ce qui ne l’est pas. » Si l’analyse est pertinente, son extension aux titres romantiques (René, Adolphe, Corinne) est plus discutable : il nous semble que le prénom romantique conçoit moins le personnage comme une individualité définie, que comme un être considéré à l’exclusion du groupe social et familial, à l’instar d’Antony. Le titre « Monsieur », au contraire, est riche d’une évocation qui répond à la littérature telle que Jourde la définit : la distance signifiée par « Monsieur » maintient le personnage dans une zone d’ombre, semble cacher un secret dans une vie banale. En d’autres termes, la singularité du personnage reste intacte.

24Les études suivantes se concentrent sur des auteurs de la fin du xixe siècle : Francis Poictevin et les Goncourt, Huysmans, Mallarmé, Schwob, et Nerval, dont Jourde propose une interprétation à la lumière de Hegel dans « Nerval, la voix, l’irreprésentable ».

25« L’imagination de l’œuvre mineure à la fin du xixe siècle » propose une réflexion sur la notion de littérature mineure, où Jourde, à travers l’exemple de Francis Poictevin, défend l’idée que le mineur n’est pas une caractéristique intrinsèque des œuvres, a fortiori des auteurs, mais qu’il relève de l’imagination : « l’œuvre mineure apparaît comme le produit du travail de deux imaginations : ce que le lecteur désire lire, se figure qu’il lit, ce que le texte croit être et donne à croire qu’il est. » En s’appuyant sur les théories de René Girard, Jourde montre ainsi que « l’imagination du mineur devient désir de goûter la singularité prétendue en tant qu’elle manifeste sa banalité sous une forme particulière. »

26« L’intérieur et l’extérieur, ou le ptyx à ressort » propose une lecture du sonnet en –yx de Mallarmé, qui vise moins à dégager le sens du poème qu’à mettre en lumière le dispositif du sens : l’examen fouillé de plusieurs hypothèses de lecture (le poème comme « rébus ingénieux », comme allégorie) montre cependant que le sens du poème est dans son dispositif même ; le jeu dialectique entre surface et profondeur, intérieur et extérieur produit une négativité qui, sous la forme de l’envers, signale l’absolu. Et Jourde de conclure : « Mallarmé invente ainsi dans le sonnet en –yx le frivole métaphysique. »

27Dans « Huysmans, la structure et l’excès », Pierre Jourde étudie, dans l’œuvre de Huysmans, la négativité, cette « appréhension du monde qui se manifeste aussi bien dans le langage que dans les thèmes de l’œuvre », et qui adopte le mode de l’indifférenciation. Le réel apparaît comme une forme instable et un contenu vide. Les différentes démarches littéraires de Huysmans (le critique, le romancier —naturaliste, décadent, catholique) traduisent toutes le même désir d’un principe absolu qui mette fin à cette indifférenciation du réel en donnant une qualité propre à chaque chose. « Il y a un but, mais il n’y a pas de chemin » : s’il n’est pas possible de surmonter la négativité, reste à « aménag[er] des dipositifs tels que la négativité limite ses ravages : en récupérant l’énergie et en l’utilisant pour alimenter des systèmes imaginaires ». Ces structures régies par l’excès, qui donne l’illusion qu’il est possible d’aboutir à une différenciation, prennent principalement deux formes : la « machine en circuit » (forme circulaire), qui transforme la déperdition de l’énergie par la négativité en circulation ; la « machine en ligne » (listes, énumérations, inventaires), où la négativité, portée à son apogée, peut produire une forme d’allégresse. Une troisième forme, l’arborescence, semble présenter la conciliation idéale de la structure et de l’excès, grâce à laquelle adviendra « le saut ontologique hors du même », c’est-à-dire le passage de l’indifférenciation à la différence, et de la quantité à la qualité —ce qu’exprime l’idée, omniprésente dans les textes, de « coupure ». Cette forme échoue cependant elle aussi à atteindre son but. C’est finalement « en portant la négativité à son point extrême » qu’on peut atteindre la différence : ainsi Gilles de Rais bascule « sans transition, de l’extrême perversité à une quasi-sainteté » ; ainsi Grünewald « est “le plus forcené des idéalistes” parce qu’il est “le plus forcené des réalistes” ». Si la conversion en soi ne permet pas d’atteindre l’absolu, la cathédrale met fin à la quête : elle est « le creuset dans leque le négatif devient Dieu » ; le symbolisme religieux, de même, transforme la négativité en mystique.

28Le dernier texte, « Marcel Schwob : l’amour du singulier », avait initialement paru comme préface aux Œuvres de Schwob (Belles Lettres, 2002). Le texte constitue donc une présentation de l’œuvre de cet auteur, ordonnée autour de l’idée de singularité. Schwob, contrairement à ce que suggère son érudition, qui le rattache à la sphère symbolo-décadente, est un écrivain réaliste : c’est en montrant la facticité d’un réel constitué de représentations que Schwob peut restituer la réalité, faite de singularités quelconques. La « poétique de la singularité » de Marcel Schwob « refuse à la fois l’exception romantique et la règle réaliste » : elle vise à montrer que « les singularités sont banales » et que « l’étrangeté est la règle ». C’est donc sous le signe de la singularité que Pierre Jourde analyse les thèmes et motifs récurrents de cet œuvre qui mêle ironie, pitié et comique : le double, le masque, la décomposition, l’anarchisme, la judéité.

29Le genre du recueil comporte des risques qui semblent inévitables : s’il permet de rendre accessibles des textes devenus difficiles à trouver, il peut aussi apparaître comme un ensemble hétérogène de textes portant sur des sujets trop divers, et sembler ainsi voué à une lecture parcellaire. Jourde, en plaçant le recueil sous le signe de la « jouissance de l’hétéroclite », assume ce risque, mais surtout il parvient à l’éviter. Si la répartition des articles dans les différentes sections ne semble pas toujours pertinente, c’est parce que, au-delà des subdivisions du recueil, diverses passerelles entre les textes manifestent la profonde unité de la pensée : système complexe, dont les ramifications se nomment « loufoqueries », « monstruosités », « singularité », la pensée de Jourde constitue une théorie de la littérature, dont les auteurs étudiés sont des exemples, en même temps qu’un outil conceptuel permettant de saisir au mieux la spécificité de chaque auteur. Le recueil peut ainsi être lu comme une illustration de la pertinence de l’application d’outils philosophiques à la littérature. Chaque article montre comment une approche philosophique permet de donner une profondeur nouvelle à des études thématiques et de mettre en lumière la cohérence d’une œuvre. La conjonction de la pensée philosophique et d’une sensibilité littéraire remarquable de justesse permet à Pierre Jourde de réussir cette gageure : proposer une interprétation féconde des textes, tout en exprimant une pensée théorique marquée par l’unité et la cohérence.