Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Janvier 2010 (volume 11, numéro 1)
Marie Baudry

Lucioles malgré tout. Comment « organiser le pessimisme » ?

Georges Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, Paris : Éditions de Minuit, 2009, 141 p. ISBN 978-2-7073-2098-8.

1Georges Didi-Huberman consacre une ferme réflexion au phénomène lumineux le plus petit et le plus évanescent qui soit, le plus mouvant et le plus disparaissant, le plus insaisissable et le plus survivant pourtant : les lucciola, ces vers luisants, ces lucioles, dont la danse semble devoir être plus particulièrement saisie par la langue italienne, depuis Dante, au chant XXVI de l’Enfer (p. 9), jusqu’à Pasolini, dont il sera beaucoup question ici.

2Ainsi, du début à la fin, les fragiles et tenaces lueurs émises par les lucioles guideront la pensée de G. Didi-Huberman et parcourront de leurs signaux intermittents les pages de Survivance des Lucioles, depuis la citation de la lettre de Pasolini à son ami Franco Farolfi datée de 1941 jusqu’aux images des fugitifs de Sangatte, captées par Laura Waddington dans son film Border en 2002 (p. 134 sq.).

3Pourquoi donc cet attachement à cet insecte minuscule et éclairant, certes au cœur de certains questionnements entomologistes ou chimistes contemporains (p. 42 sq.), et présent, mais cela semble d’abord anecdotique, au début et à la fin de la vie de création de Pasolini ? Comment ce « minuscule exemple des lucioles » (52), ce « petit cas de figure que représente la disparition des lucioles » (54) pourrait-il devenir le paradigme d’un impératif à penser autrement le contemporain ?

4Car c’est bien de cela dont il est question ici. Les lucioles, cet exemple apparemment tellement ténu, dont Pasolini chante d’abord la merveilleuse apparition en 1941, avant que de déplorer leur mort à tout jamais en 1975, deviennent ici le paradigme depuis lequel interroger un certain tour que prend la pensée, représenté par le dernier Pasolini puis par G. Agamben (précédés par Debord), et auquel G. Didi-Huberman oppose une autre filiation : Warburg, Benjamin et Arendt. La pensée de G. Didi-Huberman rejoint ici cet hétéroclite mouvement de la pensée contemporaine où l’esthétique est devenue l’un des lieux depuis lesquels interroger le politique : questionnement qui, autrement et ailleurs que chez G. Didi-Huberman, s’esquisse par exemple dans Pourquoi des théories ? et s’élabore magistralement chez J. Rancière. Questionnement que la relecture incessante dont l’œuvre de Walter Benjamin fait aujourd’hui l’objet manifeste plus encore. Car il s’agit pour G. Didi-Huberman de creuser cette question posée par Benjamin et qui semble devoir s’adresser plus particulièrement à nous, celle de la chute du cours de l’expérience. De sa chute, mais non de sa disparition, précisera Survivance des lucioles. Si le cheminement de la pensée de G. Didi-Huberman est chaque fois singulier, en ce qu’il nous donne à lire un réseau de textes peu connus (des lettres de Pasolini aux écrits des scientifiques qui ont travaillé sur les phénomènes de luminescence chez les insectes) qui pourraient d’abord sembler mineurs, cela ne l’empêche jamais d’entrer en résonance avec la pensée de ses contemporains (Agamben, en premier lieu), et d’interroger la façon dont ils modèlent l’expérience politique contemporaine.

5Pour comprendre le paradigme des lucioles, il faut d’abord accepter le postulat de Didi-Huberman : c’est parce que cet exemple est le plus minuscule qui soit, et apparemment le plus fragile, qu’il peut devenir exemplaire. Car l’exemplarité recherchée ici n’est pas celle du fait dominant, aveuglant dans sa domination, mais celle au contraire du minoritaire, du presque invisible. Il emprunte ici sa méthode autant à Warburg (et aux « survivances » de certains gestes, mouvements, lignes apparemment infimes), qu’à Agamben, dont la conception du « paradigme » pourrait peut-être s’appliquer à la démarche de Survivance des lucioles : « Le paradigme, écrit Agamben, est un cas singulier qui n’est isolé du contexte dont il fait partie que dans la mesure où, en présentant sa propre singularité, il rend intelligible un nouvel ensemble dont il constitue lui-même l’homogénéité » (cité p. 95). Méthode parfois déroutante qui donne d’abord l’impression d’une gigantesque extrapolation à partir de ce si « petit cas de figure » apparu dans deux textes de Pasolini.

6Aussi faut-il repartir des textes — celui de G. Didi-Huberman commentant ceux de Pasolini — pour comprendre de quoi la luciole peut devenir la métaphore et l’emblème. En 1941, Pasolini évoque sa rencontre, dans les environs de Rome, alors qu’il est en compagnie d’un groupe d’amis, avec les lucioles : où le désir s’exprime dans la joie, dans la danse, où l’infime (le geste oublié, l’homme du peuple, le mot argotique) devient le lieu d’une résistance, d’une autonomie de la pensée à laquelle l’œuvre de Pasolini sera sensible jusqu’au bout : « l’improbable et minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini […] ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit » (25). Jusqu’au bout, ou plutôt jusqu’à cet article de 1975 consacré à la « disparition des lucioles », perte définitive, dans la lumière aveuglante du néo-fascisme contemporain, qui a éteint, au sens propre comme au sens métaphorique, la lumière hésitante des lucioles. La luciole traverse donc, d’un bout à l’œuvre, l’œuvre de Pasolini, autant comme l’insecte qui a jeté ses minuscules lueurs dans la nuit de l’adolescence que comme la métaphore d’un régime du politique, qui s’oppose, dans la nuit, au totalitarisme. À la lumière aveuglante des projecteurs du fascisme et du néo-fascisme, qui baignent le monde d’une même lumière blanche — qu’elle soit lumière des projecteurs des camps (aujourd’hui, de rétention) ou lumières des projecteurs de la société du spectacle —, les lucioles sont au contraire la métaphore d’images survivantes, résistantes. Si ce n’est que le parcours que décrivent les lucioles dans les écrits de Pasolini témoignent d’une évolution : il n’y a plus deux lueurs (ou deux régimes du politique) dont l’une, la plus ténue, était résistance à l’autre. Il n’y a, plus pour le Pasolini de 1975 que la victoire définitive et complète du néo-fascisme, que le « génocide » (23) des lucioles, et de tout ce qu’elles venaient représenter. Plus de luciole, et partant plus de « peuple » (30), si ce n’est un peuple — inutile de traduire ici — « degenerato, ridicolo, mostruoso, criminale » dont Pasolini n’a plus qu’à se détacher.

7L’exemple apparemment minuscule permet ainsi de radiographier l’évolution d’une pensée, celle de Pasolini, qui intéresse moins G. Didi-Huberman pour la biographie intellectuelle qu’elle dessine (50), que pour le cadre dialectique qu’elle permet de poser très clairement dès le début de son essai : d’un côté la lumière (luce), celle des projecteurs (des camps) et des écrans du fascisme puis du néo-fascisme, celle de la barbarie totalitaire, de la prostitution généralisée ; de l’autre, les lumières vacillantes des lucioles, lumières de la résistance, qu’elles soient celles du peuple ou de l’avant-garde. Si ce n’est que Pasolini n’a pas su ou pas pu maintenir la co-présence de ces deux régimes si différents : pour lui, « notre réalité contemporaine » est bien du côté de ce cauchemar où les lucioles sont mortes, du côté de l’Enfer, qu’il soit celui de Dante ou celui de Salò, et qui a pris la forme de notre cauchemar quotidien.

8On touche ici à ce qui va vraiment occuper G. Didi-Huberman dans Survivances des Lucioles. Ce qui importe pour lui, c’est bien moins la dénonciation des lumières aveuglantes du néo-fascisme ordinaire, que la lutte contre les « prophètes du malheur » (33) qui, comme Pasolini, ont prononcé la mort des lucioles, la mort des formes survivantes, résistantes. S’il lui fallait d’abord rendre hommage à la pensée de Pasolini et à sa capacité de discernement pour avoir su réserver une place à part aux lucioles, c’est pour être ensuite en mesure de s’attaquer point par point à cette forme du pessimisme de la pensée qu’il incarne dans ses derniers écrits. Car pour G. Didi-Huberman, aussi aveuglantes soient les lumières du « néo-fascisme » décrit et décrié par Pasolini, aussi totale puisse paraître la victoire de la société du spectacle, il reste malgré tout quelque chose qui résiste, quelque chose qui n’apparaît que dans la nuit de plus en plus fugitive, des lucioles ou images malgré tout qui, dans leur vie propre comme dans leur sens figuré, survivent, réapparaissent, ressurgissent. Mais ne redisparaissent pas, si ce n’est aux yeux de qui ne peut plus ou ne veut plus les suivre (39).

9Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas d’opposer à une pensée du pessimisme, qui dirait la disparition à tout jamais des lucioles, autrement dit de toute forme de vie alternative ou résistante, une pensée optimiste, qui se contenterait de croire, par sa seule invocation, à la survivance heureuse des lucioles. Il s’agit bien plutôt de reprendre à son compte le projet de Benjamin et de tenter, au travers du paradigme de la luciole, « d’organiser le pessimisme ».

10Il faut pour cela à G. Didi-Huberman déplacer les termes et les pensées, mais non pas les enjeux politiques ; et c’est dans la pensée de G. Agamben qu’il va trouver un prolongement à la disparition d’un monde postulée par Pasolini, un même « gestus » (60) unissant leurs deux pensées. De même qu’il avait emprunté à Pasolini l’image des lucioles, de même emprunte-t-il à G. Agamben, nous l’avons dit, son « épistémologie de l’exemple » (58), l’élaboration d’un paradigme opérant à partir des « objets les plus modestes ». G. Didi-Huberman va alors, dans « Apocalypses ? » et « Peuples » (chap. III et IV), donner de l’œuvre de G. Agamben une lecture comparable à celle qu’il proposait des textes de Pasolini, pour y montrer comment celle-ci « force » les interprétations : comment la « chute » du « cours de l’expérience » chez Benjamin y est relue comme une destruction de l’expérience par Agamben (p. 62 sq.), comment cette interprétation constitue un horizon, nécessairement apocalyptique ou messianique, qui empêche de considérer la fulgurance, l’imminence du présent et réduit par exemple le peuple à un « tout » (88-89). C’est à cet horizon apocalyptique, qui chez Agamben rencontre la pensée de C. Schmitt, même si c’est pour la contrer en partie, que Didi-Huberman, en s’appuyant sur Derrida et Benjamin s’oppose et oppose l’image, dans son évanescence et son immanence. Se superpose alors à la dialectique luce/lucciola la dialectique horizon/image. Cette dernière ayant la préférence de Didi-Huberman, puisqu’elle peut — via Benjamin lu à l’encontre de sa lecture par Agamben — devenir le moyen d’ « organiser le pessimisme ». La chute des images, comme la chute du cours de l’expérience, à l’inverse de la destruction affirmée par Pasolini ou Agamben, reste mouvement, processus, bifurcation toujours possible : même dans ce monde où le cours de l’expérience a chuté, il reste au moins à faire l’expérience de cette chute et à en rendre compte ; l’image, dans son flou et sa lumière tremblotante peut échapper à la « bourse » de l’expérience et de la consommation (108-109).

11Aussi, ce que va finalement proposer G. Didi-Huberman et ce vers quoi tend l’ensemble de Survivance des Lucioles, c’est vers une prière, un impératif qui se veut programmatique, qu’il adresse à ses contemporains : à partir de la page 108, on ne compte plus les occurrences où la phrase commence par « Il ne tient qu’à nous ». C’est là sans doute que son essai se fait promesse et devient proprement inachevable : il s’agissait moins de lutter stérilement contre le néo-fascisme spectaculaire de notre monde que de lutter contre le pessimisme désorganisateur du dernier Pasolini ou de G. Agamben. « Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. » (133) Il y a bien un impératif ici, ou une exigence. Un impératif de l’attention, non pas au global, mais au minuscule. Cette attention que l’on retrouve aussi bien chez Klemperer, Char, Michaux ou Benjamin (111 sq.) que chez Bataille (120 sq.), ou encore chez Charlotte Beradt quand elle enregistre les rêves sous le IIIe Reich (115 sq.) mais aujourd’hui encore chez Laura Waddington, quand elle saisit les lueurs à peine visibles des fugitifs qui se cachent et qui fuient dans la zone de Sangatte, qui surprend leurs danses. La pensée de G. Didi-Huberman rencontre alors, même si elle n’est jamais citée, celle de Michel de Certeau, telle qu’elle peut se lire dans L’Invention du quotidien. Pour de Certeau, il s’agissait également de faire sortir de la nuit profonde les fragiles lueurs des opérations quotidiennes, censément vouées à la passivité et à la discipline : « le but serait atteint si les pratiques ou ‘‘manières de faire’’ quotidiennes cessaient de figurer comme le fond nocturne de l’activité sociale, et si un ensemble de questions théoriques, de méthodes, de catégories et de vues, en traversant cette nuit, permettait de l’articuler ». (Gallimard, Folio, p. xxxv). Cette attention au « braconnage » chez Michel de Certeau devient attention au mouvement libre, à la « force diagonale », selon l’expression d’Arendt (132), aux lueurs intermittentes qui traversent la nuit trop lumineuse de notre temps chez G. Didi-Huberman. Exigence d’attention à ces images-lucioles, aux peuples-lucioles, parce que c’est d’eux qu’une communauté peut se redéfinir, ce « nous » à qui il tient ou ne tient pas de s’organiser pour organiser le pessimisme : « Or nous, devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d’humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes — en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur — devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle » (133). Et dans le sillage de l’essai de G. Didi-Huberman, on ne peut que dire oui à notre tour, et rêver aux prochaines lucioles qu’il nous sera donné de contempler ou de devenir, dans son œuvre ou dans notre monde.