Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Été 2004 (volume 5, numéro 2)
Régis Poulet

Le corps en acte d’Antonin Artaud

Evelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Editions Farrago, Editions Léo Scheer, Tours, 2003, 169 p.

1Encore un livre sur Artaud ? Evelyne Grossman fait, dans le dernier Magazine littéraire, la litanie des écoles et autres courants de pensée qui ont annexé l’œuvre. Doit-on alors se plaindre de voir encore un livre sur Artaud paraître, comme s’en émouvait récemment un autre critique du poète, au risque d’une disparition de l’œuvre sous d’étouffantes exégèses ? Avant de fournir des éléments de réponse à ce débat, constatons tout d’abord que le livre d’Evelyne Grossman bénéficie d’une belle édition. Le papier est de belle qualité ; surtout, un saisissant portrait d’Artaud par Ernest Pignon-Ernest orne la couverture.

2La déhiscence d’une partie du visage d’Artaud qui s’offre ainsi à nous, le cercle iridien en orifice brûlé de l’intérieur est le meilleur accès plastique aux propos d’Evelyne Grossman. L’expérience de l’inhumain dans l’homme telle qu’Artaud l’a vécue, voilà ce qui cimente les neuf chapitres de ce livre et son titre, emprunté au poète lui-même :

3« Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. […] Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités ».(Van Gogh, le suicidé de la société)

4Dans  cette première étape l’auteur pose la question du corps. L’homologie entre le corps textuel et le corps anatomique récuse chez lui le binarisme ordinaire entre incarnation et désincarnation. La labilité des mots chez Artaud déjoue, selon Evelyne Grossman, la fixation dans le signe comme la furtivité du corps évite qu’il soit un cadavre :

5« L’anatomie furtive serait celle d’un corps (et un corps textuel, aussi bien) qui ne serait ni un signe ni un cadavre. Un corps éternellement vivant (« sempiternel », dit Artaud). Un corps qui ne serait plus entièrement déterminé par l’économie générale des signes, leurs valeurs discrètes, oppositionnelles […] » (p. 16)

6C’est toute une image nouvelle du corps qui est évoquée dans ce chapitre à la suite d’Artaud : moins celle d’un « corps-signe, un corps anatomique génétiquement procréé, un corps sexué » que celle d’un corps de plus en plus poreux, de plus en plus transparent aux techniques médicales ; un corps qui s’ouvre à l’impropre de la technè ; un corps « pouvant jouer de la défiguration ».

7Le lieu où la question du corps se pose avec le plus d’acuité chez lui est le théâtre, au sens artaudien. Il y remet en cause l’incarnation du sujet dans un corps par l’affirmation que « l’acte est l’envers de l’être, son exécration ». Ainsi, le « corps sans organes » de ses textes et dessins est-il un « corps-acte » entièrement sexuel (et non sexué). Il s’agit pour Artaud de préserver la puissance de l’acte en n’autorisant pas son enfermement biologique ou social dans un corps anatomique et sexué voué à la mort. La plasticité des corps qu’il recherche est une « authentique aliénation » au sens où la force défigurante de l’autre en moi m’empêche de me stabiliser en être. Caduc, le fantasme du corps-verbe fait place à une conception plus fluctuante du corps-sujet, caractéristique de notre époque.

8Pour résister aux enfermements que la machine persécutrice développe, Artaud s’est placé dans la lignée des poètes maudits. La malédiction est à la fois fardeau et acte libérateur selon celui qui la manie. Ainsi Artaud a-t-il répondu aux envoûtements (celui de la voûte utérine, tout d’abord) en suppliciant cette langue qui le torture avec ses histoires d’enfantement et de genèse. Par les glossolalies, « le Je se produit contre le Verbe déjà écrit, dans l’immédiate profération d’une diction sans antériorité ». par ce qu’il nomme l’escharrasage, Artaud malmène la langue pour que de ses plaies jaillisse la puissance de l’acte : de Verlaine à Rimbaud « la malédiction devenue mal-diction s’entend désormais comme force de déformation, de propulsion. »

9Artaud fait partie de ces mélancoliques dont la double caractéristique est le désespoir et la cruauté. Celle-ci s’exerce particulièrement sur la langue maternelle. Evelyne Grossman voit dans la mise en œuvre de cette puissance de défiguration un trait caractéristique de l’écriture mélancolique moderne. Le problème du mélancolique et celui d’Artaud est de retrouver la sensation d’un corps réel mais non-séparé, d’un corps fait d’une chair archaïque qui frémit encore d’une pensée naissante et impersonnelle qu’il nomme l’inspiration. Toute la difficulté réside dans l’art de laisser venir à l’écriture ces pulsions avant que le sujet logique n’intervienne. Artaud jouera d’un certain tremblement du sens qui inscrit dans l’écriture la redoutable question de la sexualité. En effet pour lui « tout corps sexué est castré de l’infinie sexualité » : il récuse le mythe platonicien de l’androgyne et cherche à donner corps à un amour infini qui soit fidèle aux pulsions archaïques. La gageure d’Artaud fut d’« ériger en écriture la violence désubjectivante de la proximité à la Chose maternelle et l’explosion de la bisexualité qu’elle implique. »

10Le théâtre d’Artaud n’est pas un spectacle mais un corps en acte ; si l’œil intervient, c’est en tant que sexe. Alors que le théâtre occidental, tout comme le corps, est coupé de sa force, celui d’Artaud consiste à dissoudre les formes et effacer les séparations. Si l’œil d’Artaud est « un point de jouissance au-delà de la différence organique, anatomique, des sexes », c’est parce qu’il est mis en mouvement. Le regard « de traviole » et la torsion du trait dans les dessins permettent, dans un acte iconoclaste, de violenter la vision afin que le corps apparaisse « plus grand et plus vaste, plus étendu, plus à replis et à retours sur lui-même que l’œil immédiat ne le décèle et le conçoit quand  il le voit . »

11A ce moment de l’étude, Evelyne Grossman nous invite à refermer son livre pour voir le portrait d’Artaud par Ernest Pignon-Ernest. La mort invitée dans ce visage défiguré montre que le risque est payant qui consiste à explorer « l’infinie créativité à l’œuvre dans une mort non séparée de la vie ». A notre époque, répète plusieurs fois l’auteur, les sujets post-identitaires, poreux et borderline, sont à même de sentir combien la mort ouvre, dans le corps, les portes d’un sacré non religieux : ainsi les dessins d’E. Pignon-Ernest et le théâtre de la cruauté y contribuent-ils chacun à leur façon.

12Parmi les ‘alliés substantiels’ d’Artaud, qui ont pour nom Lautréamont, Nietzsche ou Van Gogh et qui tous sont d’authentiques alliénés (selon le sens donné à cette expression en début d’ouvrage), la même force insurrectionnelle sourd d’un corps convulsé. Chez Van Gogh, Artaud retrouve les mêmes pratiques : « écrire-dessiner », c’est « refaire un corps sans organes » en soumettant  le « corps impotent de l’anatomie » à une tension dyonisiaque. Ainsi Artaud exprime-t-il dans son Van Gogh l’ivresse que le peintre lui communique.

13Contre la poésie « digestive » des mauvaises incarnations du Verbe, Artaud pratique une popésie du rite collectif où les syllabes proférées semblent arracher dans leur mouvement contrifuge des lambeaux de chair. Poésie qui se projette sur la scène du corps ou voix qui profère ses incantations à la radiodiffusion : la pratique est la même. Pour en finir avec le jugement de Dieu est une xylophénie, « la mise en acte d’une parole matière, indistinctement visuelle et sonore ». A l’instar de sa recherche menée du côté du théâtre balinais ou des Indiens Tarahumaras, Artaud a voulu faire de cette émission radiophonique « la matérialisation corporelle et réelle d’un être intégral de poésie ».

14Dans cet ultime chapitre, Evelyne Grossman met en regard Blanchot et Artaud. Elle note d’abord que c’est la recherche d’un sacré non religieux qui les rapproche. Les œuvres respectives de l’un et l’autre ouvrent à un autre espace, celui d’une « pensée impensable » située en-deça du langage. Blanchot lui-même, nous rappelle-t-elle, a d’ailleurs mis en évidence (dans un des deux articles qu’il consacra à Artaud) la valeur toute particulière de la souffrance liée à l’impossibilité de penser dont le poète s’ouvrit à Jacques Rivière. L’auteur du Dernier homme et celui du Pèse-nerfs partagent bien plus que ce que la psychanalyse nomme péniblement mélancolie :

15« Pour Artaud comme pour Blanchot, la douleur est une question qui relève de la mécanique des solides, de la physique, poulies et leviers, poids et contrepoids, force d’attraction et résistance. Et de même leur écriture : une force de résistance. »

16Et bien non, ce livre n’est pas un pensum écrasant l’œuvre d’Artaud sous son exégèse ! Pour ceux que les questionnements d’Artaud taraudent, l’ensemble de ces neuf chapitres permet d’accéder sans circonlocutions pulvérulentes aux enjeux d’une pensée où le corps est le matériau même du travail. Il semble particulièrement bienvenu pour éviter que certaine pensée de l’être et du sujet ne rétablisse, en dépit de l’expérience d’Artaud, ses anciens parapets.