Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
Odile Gannier

Trésor et enfer de la bibliothèque de Babel

Nathalie Piégay-Gros, L’Érudition imaginaire, Droz, 2009, coll. Titre courant, 204 p.

1Dans son essai L’Érudition imaginaire, Nathalie Piégay-Gros fait le tour des modalités de l’érudition dans la littérature. Fouillant dans un corpus qui va de Chateaubriand à Jonathan Littell, en passant par Hugo, Perec, Nabokov, Borges ou des auteurs moins attendus, la critique examine l’histoire de l’érudition dans la littérature, avec un survol très rapide des siècles classiques, et tente d’établir une typologie de cette exhibition de la science et de l’histoire à travers des textes essentiellement romanesques. Elle met en lumière, ce faisant, un aspect important – et aisément repérable pour le lecteur – de la fiction, qui semble à l’époque contemporaine lui accorder une faveur certaine.

2Dans le premier chapitre, parcourant à grands pas le champ de la littérature, N. Piégay-Gros montre comment, par étapes successives essentiellement développées pour la période moderne, l’érudition a perdu de sa valeur dans la littérature, qui se pense de manière autonome et régit son discours en dehors du recours à un savoir encyclopédique. On peut observer que l’érudition n’est plus la source de l’écriture mais une servante besogneuse dont il faut peut-être partiellement occulter la présence. Les penseurs des Lumières préfèrent les idées et l’activité de la raison à la connaissance vaine de faits accumulés. Puis l’érudition est présentée, alliée à l’imitation, comme opposée aux libertés de l’imagination et du génie de l’artiste, que le romantisme a privilégiées ; le recours à la science historique ne peut s’expliquer alors que comme la marque d’une défaillance de la créativité. Cette dévalorisation de la source et de l’archive s’accompagne d’un déni du progrès dans l’art. Remise à l’honneur par la critique savante, à la manière de Sainte-Beuve ou de Lanson, l’érudition ne disparaît jamais entièrement. Cependant, quand elle ne cherche pas à effacer les traces de la documentation, la fiction du XIXe – et surtout du XXe siècle –, s’amuse au contraire par l’excès et la prolifération, à détourner, falsifier, pasticher le savoir véritable. Le roman en vient à une exhibition malicieuse de sources qu’il peut inventer lui-même à mesure. Un des exemples les plus célèbres est la passion archivistique de Bouvard et Pécuchet, qui apparaissent comme fondamentalement dérisoires dans leur naïve avidité de connaissances livresques. Si l’érudition en vient à envahir le texte, c’est que l’expérience des auteurs échoue à fournir une matière originale. « Facile et inutile, l’érudition est l’affaire des "célibataires de l’art" » (p. 33), à moins que cette érudition ne soit au second degré. Dans le discours critique, la recherche des sources est jugée dorénavant moins essentielle que l’interprétation du texte lui-même. C’est en même temps à des remises en cause successives de la culture humaniste que l’on assiste, en particulier après la IIe guerre mondiale, qui a montré la déroute de la culture classique. On aurait alors deux voies dans la création littéraire : celle du repli sur le texte même et sa poétique, et celle qui, ne renonçant pas au savoir, s’attache à le tourner en dérision. De là l’usage différent, distancié, de la Bibliothèque.

3Voulant opposer l’érudition successivement à l’imagination, à l’expérience et à l’abstraction, N. Piégay-Gros commence son exposé par la période romantique pour le poursuivre avec l’époque contemporaine, passe au siècle des Lumières avant de sauter aux années 60 d’une manière parfois arbitraire et déconcertante sur le plan de la chronologie, ce qui, sans que nous prétendions revenir pour le principe à un exposé conventionnel d’histoire littéraire, n’est pas sans brouiller un peu les idées. Mais les exposés historiques étant très brefs, il est évident que le public visé est supposé se promener tout à son aise entre l’Antiquité et le dernier prix Goncourt. D’autre part, l’exposé du premier chapitre mêle les plans de la création (qui s’affranchit volontiers d’un savoir extérieur à elle-même, sauf dans le cas du roman historique) et celui de la critique, qui oscille, semble-t-il à toute époque, entre la recherche des sources – et de l’intertextualité – et l’analyse des textes dans leur immanence.

4Ensuite, dans un chapitre plus formel, Nathalie Piégay-Gros établit une typologie des formes du savoir dans le roman, mettant en valeur particulièrement l’érudition apocryphe : citations, références, index, listes, notes sont des moyens d’insertion du savoir fictif. Avec le constat de la démesure, du délire et de la fantaisie de beaucoup de ces moyens, l’auteur en vient au personnage du savant dans le roman : il est généralement déconsidéré, présenté comme cuistre ou fou, à l’image de la dépréciation qui frappe l’érudition elle-même. Finalement, là où on aurait pu attendre une analyse des utilisations assez ludiques de cette érudition apocryphe, on en arrive à un constat plutôt désenchanté dans l’ensemble.

5La deuxième partie de l’ouvrage obéit à une logique plus incertaine, mélangeant en particulier l’érudition de l’auteur (plus ou moins nécessaire selon le texte ou le genre) et celui des personnages de la fiction. Le romancier qui a consenti de gros efforts pour écrire un roman historique, par exemple, semble ne plus trop savoir que faire de ce savoir encombrant. L’ouvrage à sa suite s’enlise un peu dans les atermoiements de ces prises de position et finit par tailler des typologies à la mesure de certains écrivains pris pour exemples, Claude Simon, Pierre Michon, Pascal Quignard, bien qu’ils ne semblent pas représenter à eux seuls un véritable courant littéraire. La composition du corpus reste d’ailleurs assez mystérieuse : bien sûr on peut toujours regretter de ne pas voir traiter certains textes auxquels on est personnellement attaché  – mais ce n’est pas un grief valable, et l’ouvrage dépasserait, s’il était encyclopédique, les quelque deux cents pages du volume –, cependant on peut noter de curieuses omissions. On aurait pu attendre par exemple des analyses sur les facéties de l’érudition chez Rabelais. Des auteurs comme Jules Verne ou Melville, dans Moby Dick, dont on ne peut que se rappeler les débauches d’érudition insérée entre autres dans un but didactique, ne sont mentionnés qu’à l’intérieur d’une citation, et leur œuvre n’est pas prise en considération. Michelet n’est cité indirectement qu’une seule fois, tandis que l’œuvre de Pierre Michon revient dans seize pages. Il faut probablement voir le souci de l’auteur de considérer surtout les pratiques du roman contemporain, ce qui en soi peut être un choix tout à fait défendable.

6L’ensemble de l’ouvrage est cependant, conformément à son objet, bien documenté, riche d’exemples variés, mais donne parfois l’impression de ne pas savoir non plus très bien comment les présenter de façon convaincante. Le désir de passer en revue toutes les formes de l’érudition, du romancier, du critique, du personnage, du lecteur aboutit à une inadéquation du titre avec son objet : en réalité, il s’agit plutôt de traiter de la place de l’érudition dans la littérature, et donc particulièrement pour en étudier les spécificités dans la littérature moderne, plus que de l’érudition imaginaire en général : car si le savoir est souvent de la poudre aux yeux, une « faire-croire » auquel excelle un Borges, par exemple, si l’érudition de Victor Hugo encombre certains de ses romans sans que sa véracité soit bien établie et ses buts bien clairs, l’érudition nécessaire à Flaubert pour écrire Salammbô est réelle, bien qu’il ait voulu paradoxalement faire un « livre sur rien ». Il ne s’agit pas, chez Aragon par exemple, d’érudition imaginaire mais du traitement littéraire de l’érudition dans la fiction. On aurait pu ainsi attendre une analyse d’autres choix possibles, comme celle de l’érudition gommée : on peut penser à Swift (dont le nom figure incidemment), car les critiques de sources n’ont pas manqué de signaler que, dans les Voyages de Gulliver, il décrit la manœuvre du navire en pleine tempête en pillant des passages entiers du Compleat Mariner de Sturmy ; ou que Chateaubriand dans son Voyage en Amérique, voulant se faire passer pour pionnier sur les bords du Mississipi, recopie aussi fidèlement que discrètement des pages de guides qui l’y ont précédé – alors qu’il exhibe au contraire ses sources dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem !

7Il est donc délicat de démêler tous ces aspects et une typologie claire est bien difficile à établir. Le présent ouvrage a au moins le mérite de tenter de faire le point ou au moins de susciter la réflexion sur cette veine qui aujourd’hui nous semble essentiellement dévolue à l’érudition apocryphe exhibée dans le roman, aux prestiges de la Bibliothèque. En ce qui concerne une érudition plus cryptique, qui recourt d’abord à une intertextualité destinée aux « happy few », cet aspect nous semble beaucoup moins examiné.

8On peut regretter enfin quelques incidents typographiques (entre autres, l’index – par ailleurs très utile dans ce genre d’ouvrage – offre plusieurs entrées non renseignées), ainsi que des défauts de présentation : en particulier, la bibliographie, dans cet ouvrage destiné à étudier aussi une évolution historique, présente les œuvres par ordre alphabétique avec la seule date de l’édition consultée, ce qui écrase voire inverse la chronologie entre Le Génie du Christianisme et La Route des Flandres, par exemple, ou entre Borges et Gide. S’agissant des œuvres étrangères, le nom du traducteur est très rarement mentionné, et les références sont parfois différentes entre les notes et la bibliographie récapitulative (c’est par exemple le cas de À la recherche du temps perdu).

9Ces quelques réserves formulées, il faut souligner les qualités et l’utilité pour le lecteur exercé de L’Érudition imaginaire : ce petit ouvrage, maniable et écrit dans une langue aussi claire qu’agréable, se propose de répondre à un aspect particulièrement intéressant de nombre de romans actuels, qui réintroduisent paradoxalement une érudition que beaucoup s’accordaient à juger dépassée ou déplacée. Il y a là une matière abondante et une façon originale d’aborder les textes. Il est clair que Nathalie Piégay-Gros ne pouvait étudier la littérature mondiale depuis l’Antiquité et que des choix s’imposaient, à charge pour le lecteur de poursuivre la réflexion amorcée, en gardant à l’esprit les catégories ou les nuances qu’elle propose. L’ouvrage nous donne des pistes pour lire avec plus d’acuité l’œuvre de plusieurs auteurs plus minutieusement étudiés, mais aussi des pratiques narratives dignes d’être interrogées. Décidément, grâce à ses observations, « C’en est fini du face à face tranquille d’un savoir et d’une œuvre » (p. 99) !