Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Nathalie Narváez

La plume et le canon : les femmes écrivent la guerre

Des femmes écrivent la guerre, sous la direction de Frédérique Chevillot et Anna Morris, Paris : Les Éditions Complicités, 2007, 258 p., EAN 9782910721698

1Dans la dialectique de la mémoire et de l’oubli, l’oubli est déterminé comme une tentation qui dévêtirait la mémoire du fardeau qu’elle impose dans la continuité. En même temps, délivré de cette fonction culpabilisante, il assurerait la répétition d’occurrences inacceptables.

2Cependant que la mémoire est perçue, d’une part, comme la réitération traumatisante de l’évènement tragique, sa disparition permettrait donc l’assouvissement cathartique du sentiment de souffrance post-traumatique. D’autre part, tout aussi positivement, la mémoire permettrait de par sa conservation et en tant qu’étude et analyse de situations de conflit de dévoiler à temps le processus de gestation de conjonctures qui mèneraient inévitablement à la guerre ou au génocide.

3La capacité d’oubli ouvre les portes du pardon et de la réconciliation qui balisent le chemin vers la construction d’une humanité généreuse. Avec elle, la mémoire exemplaire permet de lutter contre les destructions injustes, les morts subies arbitrairement. Todorov nous en faisait part récemment, [i]nformer le monde sur les camps [nazis] est le meilleur moyen de les combattre (2004: 11) et exhortait à [m]aintenir la mémoire vivante du passé: non pour demander réparation pour l’offense subie, mais pour être alertés sur des situations nouvelles et pourtant analogues (60).

4La mémorialisation se veut donc mur de contention des affres humaines envers d’Autres de leur même condition bien qu’ils soient infra-valorisés et bien des fois animalisés par le discours de ceux qui se veulent uniques.

5L’Histoire se construit par l’écriture de ses évènements, des phénomènes, causes et conséquences qui les entraînent et qu’ils entraînent. Mémoire et Histoire se donnent la main dans la construction sociétale, font partie de la culture, dont la fonction régulatrice sociale et politique se voit enrichie de par l’espace d’expression de la liberté qu’elle représente. L’art de l’écriture se présente ainsi comme un lieu de création de discussion critique possédant une dimension reconstructrice propre.

6L’importance de la variété de voix est manifeste : la polyphonie enrichit la qualité du discours, sa diversité dote la culture de sens multiples complémentaires, voire antagonistes. L’esprit critique ne peut exister que dans cette éclosion phasique, dont la parole des femmes ne peut être exclue. Le savoir est (re)construit dans le champ discursif, une bonne raison pour s’intéresser aux points de vue jusqu’alors cois. C’est ce que ce livre tient à révéler, en mettant en exergue des études de récits de la jusqu’ici aphasique gente féminine. Aphasique parce qu’invisible, mais non pas inexistante. Voilà le point de départ : mise à portée publique de ces écrits jusque-là cachés, voix ensevelies, ainsi qu’analyses de leur participation à la mémorialisation et à l’historisation, dévoilement d’un côté du temps des armes soustrait à la culture : les femmes du devant, les femmes du derrière, celles de l’entre-deux et celles qui résistèrent ainsi que celles qui tombèrent sous l’emprise amoureuse. Toutes stigmatisées : parce qu’elles subirent l’ostracisme pendant ou après les évènements conflictuels, parce qu’elles le subissent dans l’écriture de l’histoire, la construction culturelle, sous-entendues dans la participation collective elles sont de par ce fait tues.

7Comme nous le présentent les directrices de la collection dans l’introduction, cet ouvrage se veut un espace d’expression des vérités de guerre contradictoires, espace d’écriture hétérogène et innovant. Le choix de la présentation d’auteurs-femmes est explicitement énoncé : ce n’est pas du tout d’un point de vue essentiel qu’il apparaît mais enclin vers une lisibilité qui émane d’un groupe humain non entendu, non lu.

8Le recueil se divise en quatre parties dont la première, Voix, femmes, guerres, suivie de Histoire(s) de guerre(s), Des femmes après la guerre et finalement Elles écrivent leur guerre. Le point faible de cet assemblage est l’opaque raison à l’avoir ainsi instauré. Ces quatre parties pourraient tout autant regrouper quasiment les mêmes articles à l’exception de la deuxième qui se consacre exclusivement aux analyses de récits et romans portant sur l’après-guerre de la Seconde guerre mondiale. Les autres parties regroupent des exégèses de textes versant sur des conflits armés appartenant à différents horizons. Cependant, tous les textes qui ont servi de base aux études présentes dans ce recueil portent sur une guerre du XXe siècle, sauf pour « Le genre à l’épreuve de la guerre de Marguerite Yourcenar » où un des romans analysés, L’œuvre au noir, prend comme toile de fond une guerre du XVIe siècle. Ce qui a bien été maintenu, par contre, est la présentation d’analyses de textes écrits par des femmes, quoique parfois la comparaison avec les récits faits par des hommes ait été contiguë et ait même servi d’appoint pour décrire la position de la voix de l’écriture à l’époque, comme dans l’article d’ouverture « Les récits des infirmières de 1914-1918 » de Ruth Amossy et dans celui de Nancy Sloan Goldberg « Les femmes, le civil et le soldat dans les romans de la grande guerre ».

9Outre ces écarts par rapport aux caractéristiques présentées dans l’introduction comme grandes lignes suivies par tous les articles, l’ensemble présente symétrie et cohérence : études de textes francophones relatant la guerre écrits par des femmes.

10Dans son article Ruth Amossy présente la construction d’un ethos discursif sur les bases de celui au préalable modulé par le discours dominant masculin. Ce dernier est décrit en parallèle pour mettre en évidence la position discursive de l’autre genre à l’époque où la femme devait présenter une morale irréprochable afin d’acquérir l’autorité désirée dans ses récits. Se présente donc le prototype d’une catégorie : la femme conforme à la norme qui veut d’elle une femme féminine, citoyenne, témoin de guerre, soignante et aimante.

11Nancy Sloan Goldberg pointe les différences dans les manières d’appréhender la question de la conduite des femmes pendant la guerre dans les romans de la Grande Guerre. Elle décrit le contexte d’énonciation masculin pour permettre la compréhension de la différence dans l’écriture des femmes par les femmes. Dans les romans de plume masculine la figure féminine est décrite constamment négativement. Le ressentiment contre la guerre est projeté sur les femmes qui, pendant la guerre, sont écrites comme indifférentes à la souffrance et au danger encouru par les hommes, elles sont coupables d’adultères, elles accumulent le pouvoir, l’argent et les plaisirs aux dépens des hommes. « Les femmes dans ces romans de guerre nuisent aux soldats qui ont l’infortune de les connaître » (p. 86). Par contre, ces même figures issues de la plume des femmes apparaissent sous un jour nouveau : elles adoptent leur rôle dans la famille traditionnelle de classe moyenne, mais la femme passive et soumise se fait autonome, elle devient professionnelle et dirigeante. Elle participe activement à la reconstruction de la nation.

12Cette figure de la femme pour qui réaliser son rôle traditionnel équivaut à participer activement et positivement au maintient de l’ordre social et à la reconstruction de la nation est mis en exergue par l’article de Pamela Pears « Le mythe de la guerrière : Yamina Mechakra et Ly Thu Ho ». Au Vietnam la femme et sa participation symbolisent l’unification nationaliste et le sacrifice pour la nation. La guerre est du domaine masculin et elle contribue à consolider les frontières entre les deux sexes. En Algérie, pendant la Guerre d’Indépendance, la femme est présentée comme un symbole humain de libération et d’indépendance : la femme et l’homme se présentent sous un pied d’égalité, ils sont unis par la révolution. La guerrière est une héroïne nationale, elle assure l’avenir de la nation. Assia Djebar écrit cette femme découverte, dévoilée dans cette période. L’article de Milouda Louh met en relief la dramaturgie du corps à corps érotico-guerrier, le rôle dynamique des femmes face à l’immanence masculine qui ressortent des ouvrages d’Assia Djebar étudiés. L’écriture devient une fin en soi, écrin, échappatoire, reconstitution pour les femmes. Cette fonction thérapeutique de l’écriture est aussi soulignée dans « Chantal Chawaf : la déchirure originelle » de Metka Zupančič. En effet, l’écriture déchirée est une empreinte de la guerre, un problème insoluble : la quête d’un père imaginaire et la perte de la mère sont compensés par un nouveau langage dans la création. L’écriture et le corps se fondent et le traumatisme est compensé par le remplacement de la chair par le verbe.

13L’écriture de Simone de Beauvoir est d’une part une écriture thérapeutique parce qu’elle lui permet de donner une définition historique de la Guerre, de « comprendre ». D’autre part, comme nous le signale Valérie Baisnée, c’est une écriture du quotidien de la guerre où la femme engagée à l’arrière est pleinement active. Josette Rico met en valeur le quotidien des femmes dans les textes de Colette dont les chroniques avaient pour objectif de fournir aux lectrices des conseils pour aider à supporter le froid et la faim.

14La sublimation de la femme même dans le désarroi, la peur, l’incompréhension et les sentiments contradictoires qui éclatent dans les moments conflictuels, Colette Trout nous en fait part dans son analyse. Celui-ci est axée sur les nouvelles de Clara Malraux où « l’héroïsme quotidien de la Résistance »(p. 35) résulte en une re-dignification des héroïnes qui, refusant la passivité et le sentiment de victimisation, prennent en main leur destinée comme dans La fausse épreuve ou L’enterrement. La protagoniste du Cadeau, Christine, aliénée physiquement et psychologiquement par son mari est re-dignifiée par son acte de Résistance. Cette dernière est redéfinie, dans tous ses aspects : La grande Catherine fait apparaître ce dénuement d’éthique qui pousse parfois à faire de la Résistance sous l’Occupation sans que celle-ci soit une fin en soi mais un moyen d’exploitation de la vulnérabilité de l’autre pour l’obtention d’un gain personnel ; Fatigue, met en exergue cette redéfinition de la notion de Résistance, remise en question des normes sociales et culturelles qui construisent le genre.

15De même, Éléonore Hamaide dans son article « La Seconde Guerre mondiale dans la littérature de jeunesse » nous présente des récits jusque-là très souvent laissés en marge de la littérature bien qu’importants dans la reconstruction de la société pour ce qu’ils ont comme rôle : la construction du passé pour ceux qui ne l’ont pas vécu, et la construction d’une identité sociale et nationale. La maison des quatre vents (1946) de Colette Vivier où la femme s’investit dans la société sous l’Occupation, de même que dans Sur la tête de la chèvre d’Aranka Siegal, les femmes sont présentées comme en porte-à-faux face aux stéréotypes féminins et masculins. De même qu’Un lourd silence de Murielle Szac qui présente la femme à l’avant et l’homme à l’arrière.

16Les femmes pendant la guerre en Suisse sont étudiées à travers les plumes d’Alice Rivaz et Yvette Z’Graggen. Toutes deux dénoncent, comme l’indique le titre de l’article de Joy Charnley, « l’invivable neutralité helvétique ». La première auteur accuse les femmes de passivité, renvoyant la différence entre les sexes à une différence psychologique. La femme apparaît dans ses romans comme source de vie et de création, le modèle social prôné est un matriarcat altruiste et pacifiste tandis que Z’Graggen est plus pour un féminisme égalitariste.  

17La paix, objectif final de la dynamique dialectique chédidienne : Debbie Mann nous en fait part dans « Andrée Chedid : de l’acte de violence à l’acte de parole ». L’acte de parole d’Andrée Chedid est présenté comme une interpellation, une rupture du silence qui sonde la nature de l’être humain dans l’espoir de comprendre ce qui l’incite à la guerre. Son œuvre est une « méditation sur la guerre » (p. 63). La guerre qui prend sens en donnant sens : la guerre comme contexte, comme lieu, comme décor mais aussi comme matrice. Martine Fernandes la définit en tant que métaphore cognitive dont l’analyse permet de révéler sa continuité dans le présent et de la surpasser. Dans les textes de Nina Bouraoui la langue est utilisée comme remise en cause des structures dominantes de la pensée, la conception conflictuelle de l’hybridité, du métissage, etc.   

18Marguerite Duras écrit une femme emprise à la passion pendant la guerre et après elle. La mémoire et son écriture permettent une prise de conscience du traumatisme de la II Guerre Mondiale, puisque par définition la guerre est déshumanisation de l’être humain. Selon Sandrine Rabosseau l’auteure est déféminisée dans ses récits de l’après-guerre.

19Nicolas di Méo souligne le sens de la guerre comme matrice où se renouvellent les rapports entre les genres dans les œuvres de Marguerite Yourcenar. Sophie, convertie en soldat dans Le coup de grâce, est masculinisée et de ce fait libérée des normes contraignantes et aliénantes que la société fait peser sur les autres femmes. Cependant l’auteure adopte une voix masculine comme voix de l’énonciation.

20Pour en finir avec les « voix de l’après », l’article d’Anne-Marie Obajtek-Kirkwood « Viviane Forrester : Une guerre qui n’en finit pas », le roman qui tient lieu d’étude est un Bildungsroman. La guerre extérieure est posée en parallèle à la guerre qui se déroule entre sa mère et elle, fille, avec pour toile de fond leur errance obligatoire. L’exode enduré pose la comparaison entre leur histoire personnelle et l’histoire européenne.

21Regrettablement aucune analyse des récits féminins sur le génocide rwandais n’a été présentée, bien que les directrices publient un extrait de paroles d’une réfugiée rwandaise pour clore leur introduction. Regrettablement parce qu’en général nous observons que l’expérience de la guerre dans ces écrits permet une valorisation de figures féminines, une transformation positive des femmes. Est-ce que les récits de l’expérience génocidaire en font de même ? C’est un point qui serait intéressant à observer de plus près. Dans ce sens, quelle est la part de reconstruction symbolique et réelle qu’effectuent ces textes ? Nous avons pu voir à travers ce recueil d’articles l’importance que revêtent les textes de plume féminine dans l’endurance de la guerre dans sa quotidienneté, mais aussi toute l’ampleur reconstructrice dans l’après. La guerre tue, l’écriture nous sauve.