Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Marc Hersant

Vitalité des Mémoires au XX° siècle

Jean-louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle, Déclin et renouveau, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008, 432 p., EAN 9782070779994.

1Presque limitée jusqu’à une époque récente à l’Ancien Régime (notamment grâce aux efforts de Jean Garapon) et à l’apparent et glorieux isolat des Mémoires d’outre-tombe, la recherche sur les Mémoires vient de connaître coup sur coup deux enrichissements majeurs. Le livre de Damien Zanone sur les mémorialistes de la première moitié du XIXe siècle (Écrire son temps. Les Mémoires de 1815 à 1848, Lyon, PUL, 2006), qui a déjà été l’objet d’un compte-rendu dans Fabula, a replacé Chateaubriand au sein d’une vaste constellation de mémorialistes, à un moment particulièrement glorieux et productif de l’histoire d’un « genre » qui n’en était jusque là en réalité qu’à moitié un. Le présent ouvrage de Jean-Louis Jeannelle s’attaque à un territoire paradoxalement encore plus vierge en envisageant le destin des pratiques « mémoriales » au XXe siècle, en faisant dialoguer historiquement les mémorialistes du XXe siècle avec leurs illustres prédécesseurs et en examinant sur le plan théorique toutes les principales zones de conflit, de rivalité et de complémentarité entre les Mémoires, l’autobiographie et d’autres configurations de l’écriture de soi et de l’écriture de l’histoire. La convergence de ces deux études remarquables ouvre une perspective de dialogue sans précédent sur le sujet entre les spécialistes de la période moderne — dont l’auteur de ce compte-rendu fait partie — et ceux de la période contemporaine. Elle rend en outre possible une approche surplombante de ce qui ne saurait sans réserves être enfermé dans la notion de « genre » mais apparaît, avec le recul, comme un faisceau de pratiques qui contribuent à dessiner, comme l’avaient déjà noté un Michelet ou un Chateaubriand, la spécificité et l’originalité d’une « culture française » de l’histoire et de la mémoire. C’est enfin un panorama historique sans précédent du rapport entre les écritures du « moi » et les écritures du « monde » qui se profile à la faveur de ces travaux, au-delà de l’opposition sans doute trop rigide pensée autrefois par Philippe Lejeune entre Mémoires et autobiographie. On est comme invité à se demander comment, au fil des époques, le « jeu » entre écriture de soi et écriture de l’histoire a pu être continuellement renégocié au point de laisser le champ libre à cet objet purement théorique ayant comme chimiquement et idéalement prétendu « séparer » le moi du monde : l’autobiographie. De ce point de vue, on signalera tout de suite une absence en forme de « centre obscur » dans le livre de J.-L. Jeannelle, celle de Genet et de son Captif amoureux qui interrogea en son temps à un degré inégalé les frontières de l’intime et du politique et opéra une fusion presque sans précédent de l’autobiographie érotique et de la tradition des Mémoires « historiques ». Écrire ses Mémoires au XXe siècle offre tous les outils théoriques pour questionner en profondeur cette œuvre hors du commun et envisager le chef-d’œuvre ultime de Jean Genet comme un tournant majeur de l’écriture de soi, toutes périodes confondues.

2Orchestrée chronologiquement en trois grands temps, l’étude de J.-L. Jeannelle s’ouvre sur une double méditation — partiellement disponible en ligne sur Fabula — sur le rapport entre mémoire et Mémoires et sur les méandres de la tradition des Mémoires après Chateaubriand : l’auteur questionne l’indifférence paradoxale de la critique pour la survie du « genre » des Mémoires au XXe siècle en une période pourtant saturée de mémoire, et parfois de mémoire de commande ou de pure forme. Contrairement à ce qu’une tradition tenace semble suggérer, le triomphe de l’autobiographie (au sens de Lejeune) n’a pas complètement fait disparaître des textes à situer dans l’héritage direct d’un Retz, d’un Saint-Simon ou d’un Chateaubriand, non par une imitation stylistique ou formelle, mais par le souci de construire en monument ce que l’auteur appelle une Vie Majuscule. Chemin faisant, la réflexion rencontre des questions véritablement passionnantes sur lesquelles nous devrons parfois revenir à la fin de cette recension: 1) celle des rapports entre Mémoires et littérature, l’auteur considérant à juste titre que les Mémoires contemporains se situent (comme ceux du passé, d’ailleurs, même si c’est évidemment dans une ignorance moins radicale de la notion même de littérature !) « aux limites de la littérature » ; 2) celle des rapports entre histoire et Mémoires et de l’exclusion des Mémoires du champ de l’histoire à l’époque de la constitution de l’histoire en discipline « scientifique » : de ce point de vue, il est intéressant de noter que ce rejet a une « préhistoire » tout au long de l’Ancien régime et que les positivistes sont loin d’être les premiers historiens à refuser d’intégrer les Mémoires à leur territoire ; 3) celle de la définition même des « Mémoires », dont J.-L. Jeannelle n’occulte jamais la difficulté tant le corpus est hétérogène et parfois visiblement inaccessible aux velléités de synthèse : ici encore, on pourrait ajouter qu’il est intéressant de partir de l’absence pure et simple de discours « général » sur les Mémoires avant Chateaubriand, un des rarissimes contre-exemples étant l’article de Marmontel dans ses Éléments de littérature. Si l’on rapporte certains des critères retenus par J.-L. Jeannelle aux productions « mémoriales » de la période classique, comme l’utilisation de la première personne ou la visibilité de « vies majuscules » monumentales, il est d’ailleurs intéressant de constater qu’aucun ne « fonctionne parfaitement » : les Mémoires de La Rochefoucauld (ce n’est pas un cas isolé comme l’a montré Simone Bertière) sont en partie le récit de la vie de l’auteur par lui-même à la troisième personne ; ceux de Mme de Staal-Delaunay négligent presque totalement le témoignage historique et se replient de manière provocatrice sur l’espace « mineur » (et minuscule) d’une intimité dépouillée. 4) Celle, enfin, et justement, des rapports problématiques entre les Mémoires et la notion de genre, J.-L. Jeannelle remarquant en parfait accord avec Damien Zanone que « les Mémoires sont nés d’usages sociaux et littéraires complexes dont l’unification sous une même catégorie ne s’est faite qu’après coup, progressivement à l’époque classique, puis de manière précipitée sous l’effet de la fièvre éditoriale qui saisit la génération romantique ». Comme je l’ai d’ailleurs montré dans un article paru dans les Cahiers d’histoire culturelle de l’Université de Tours, le « genre » des Mémoires n’avait encore aucune existence claire pour un Voltaire. On n’aura sur toute cette magnifique introduction qu’une vraie réserve : l’idéalisation excessive de Chateaubriand dont l’œuvre est présentée comme la somme et le sommet du genre et comme l’épanouissement des potentialités « artistiques » des grands Mémoires des siècles précédents. En réalité, les Mémoires d’outre-tombe ne sont à mon sens le couronnement de rien. Leur grandeur tient à ce que, pour la première fois, un homme fait volontairement du récit de sa vie une pure œuvre d’art. Loin de « sublimer » la période précédente, ils représentent avec elle, pour cette raison, en faisant fusionner pour la première fois de manière aussi évidente écriture de soi et projet esthétique, une rupture aussi radicale que la Révolution qui les en sépare. Quoi qu’il en soit, et globalement, tout ce mouvement de réflexion théorique et historique donne à l’étude de J.-L. Jeannelle une altitude et une ambition qui ne se perdront jamais dans le découpage en périodes et dans les études de cas qui suivront. L’articulation entre la réflexion d’ensemble et les analyses d’œuvres particulières est d’ailleurs, et ce n’est pas une des moindres qualités de cet ouvrage, particulièrement aboutie. Ce n’est jamais contre la singularité des œuvres, mais à partir d’elle que J.-L. Jeannelle construit sa tentative de synthèse.

3La Troisième République fournit son unité historique approximative au premier grand temps de l’étude. Dans une époque de triomphe des dogmes « positivistes » en matière d’écriture de l’histoire, la tradition des Mémoires semble tout au long de la période véritablement en péril tant la subjectivité du mémorialiste et sa position sociale de « franc-tireur » étranger à tous les corporatismes suscitent le soupçon. Rares sont ceux qui, comme Péguy (mais aussi Nietzsche, hors du domaine français) perçoivent les limites de l’histoire comme accumulation de savoir « positif » incapable de donne du sens aux groupes humains. Menacée sur son front « historique » par les représentations victorieuses de l’histoire comme science, la tradition mémoriale est par ailleurs grignotée sur son versant « personnel » par l’autonomisation du « moi » dans les représentations et par l’émergence de plus en plus nette du « genre autobiographique ». Les plus grands, comme dans le cas exemplaire d’un Hugo, semblent contourner le genre ou disséminer son potentiel dans des œuvres inclassables. D’autres (comme Barrès) laissent la postérité face à un projet non réalisé. Un des signes les plus significatifs du déclin que connaît alors la tradition mémoriale est donc l’absence de grandes œuvres et de signatures de premier plan. À la limite, le genre se dissout dans l’insignifiance et devient le déversoir des « anecdotes » et des « bons mots » (mais n’était-ce pas déjà le cas chez Tallemant et même chez Saint-Simon ?) d’une société mondaine assistant à son propre déclin. Les Mémoires, « passés » (ou revenus ?) « du côté cour au côté salon » risquent de n’être plus, à l’époque de Proust, que la chronique du snobisme, et Montesquiou peut apparaître comme le descendant suprêmement décadent et « artiste » du viril Monluc. En outre, à une époque d’intense réflexion sur les phénomènes de la mémoire, l’idée d’une activité d’écriture comme mémoire du passé paraît naïve et dépassée, comme le montre chez Proust l’idée même de « mémoire involontaire ». On ne suivra toutefois pas J.-L. Jeannelle, dans ces parages, jusqu’à admettre avec lui que la rupture incarnée par Proust rend « ambiguë » son admiration pour Saint-Simon : la fréquence et la sincérité des « déclarations d’amour » de Proust pour Saint-Simon font au contraire des Mémoires un des monuments suprêmes du panthéon proustien avec lesquels la Recherche a voulu rivaliser. Enfin, loin de susciter un renouveau du « genre », la première guerre mondiale confirme son déclin, qu’il se dissolve dans les récits étroitement « stratégiques » des chefs ou dans le point de vue d’un témoin obscur du « désastre ». Dans ce contexte, le genre des Mémoires, fossilisé, peut paraître voué à la répétition inlassable des même stéréotypes, et suscite le mépris d’esprits aussi différents que Georges Duhamel, des surréalistes qui se situent dans le sillage d’une déclaration retentissante de Lautréamont sur le sujet (« Je ne laisserai pas de Mémoires ») ou un Paul Valéry qui en produit l’exécution théorique la plus substantielle.

4C’est donc la Seconde Guerre mondiale qui va être à l’origine d’une renaissance et permettre aux mémorialistes de retrouver la grandeur de leurs prestigieux modèles ou d’interroger de manière critique mais positive cette tradition. Au-delà d’entreprises marquées par le « fascisme esthétisant » d’un Brasillach, les Mémoires trouvent dans le culte de la Résistance l’occasion d’une véritable résurrection, à une époque où l’histoire, se repliant sur l’observation parfois quasi scientifique des « longues durées » sous l’impulsion de Braudel, laisse le champ libre à l’expression personnelle et « monumentale » du passé récent. Deux univers politiques — le gaullisme et le communisme — rivalisent alors en « flambée mémoriale », les « Vies majuscules » devenant une « pièce maîtresse dans le rapport de force mémoriel » qui les a opposés. L’époque, qui est celle d’un des deux projets mémoriels majeurs du XXe siècle, celui — paradoxal — de Malraux, suscite en outre des œuvres fictionnelles importantes présentées comme des « faux mémoires », mais qui ne sont plus des œuvres de « teinturiers » ou de « faussaires » mais des créations littéraires assumées comme telles : c’est le cas du Lieutenant-Colonel de Maumort de Martin du Gard et des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Et, avec Simone de Beauvoir, une œuvre presque entière devient un vaste chantier mémorial faisant entrer dans une passionnante tension l’expression de l’intime et la constitution d’une figure publique : « l’exemplarité de Simone de Beauvoir est […] d’avoir intériorisé les conflits vécus au point d’avoir donné à la figure publique qu’elle incarnait avec Sartre depuis la libération la profondeur et la richesse d’une existence intime ». Cette partie de l’ouvrage de J.-L. Jeannelle culmine sur une analyse exaltée — et véritablement stimulante — des Mémoires du Général de Gaulle. Le genre y retrouve pleinement, et avec un rayonnement inégalé, sa vocation « monumentale », en faisant coïncider parfaitement un destin individuel et une mythologie nationale. L’œuvre de de Gaulle, dédaignant les épanchements privés et laissant un « voile pudique » sur des années d’enfance écartés comme un « hors sujet », contribue même puissamment à condenser l’expérience collective par l’articulation parfaitement réalisée d’une « histoire personnelle » avec la « sphère des événements publics ». À partir d’une sorte d’équivalence symbolique entre l’homme et la France, de Gaulle se réapproprie le modèle monarchique des « deux corps » en associant à sa « personne » particulière un « second corps mystique, puis politique » coïncidant avec la Nation elle-même. La solennité rhétorique de l’œuvre et son style « néoclassique », loin d’apparaître, dans cette perspective, comme des faiblesses, renouent avec un « sublime » authentique qui est le fruit heureux de ce « dédoublement » et de la capacité d’une voix à s’élever au-delà de sa condition singulière. Ainsi, de manière magistrale, le récit « à la première personne » d’un de Gaulle peut devenir le cadre énonciatif inattendu d’une renaissance de l’épopée.

5Troisième période : la fin du siècle, à partir des années 1970. Moment où la « nécessité de la mémoire » s’impose comme une sorte de devoir de la collectivité et où triomphe l’idée des « lieux de mémoire ». Du côté des « politiques », l’époque est encore dominée par un gaullisme qui suscite, après la mort de son héros, une abondante littérature apologétique, et par un communisme déchiré de l’intérieur par les catastrophes avérées de son incarnation historique concrète. L’idée qu’un « récit de vie » peut intéresser autant par son obscure exemplarité ou par une position de témoin (sur laquelle J.-L. Jeannelle revient en fin de cette partie) que par sa prestigieuse monumentalité s’impose et le modèle autobiographique, « nouvel archigenre des récits de soi », menace la tradition des Mémoires de marginalisation dans la configuration visible des principaux genres littéraires. À cet « âge d’or » de l’autobiographie participent les apports théoriques d’un Gusdorf et plus encore d’un Lejeune, qui tend à faire des Mémoires une simple « préhistoire du genre autobiographique » tel qu’il s’accomplit pleinement dans la modernité. La critique a donc contribué, comme le remarquait Philippe Lejeune lui-même, à accentuer la ligne de partages entre Mémoires et autobiographie, alors que la « frontière » manque pour le moins de clarté. Du côté des historiens, la longue période de refus du récit et de la rhétorique laisse la place à une vision plus sereine des rapports entre histoire et narration, clarifiée par les travaux de Ricoeur, qui permet de repenser positivement les liens entre Mémoires et histoire, et permet même à nouveau de voir dans les Mémoires, statut qui leur a été si souvent refusé, « une forme à part entière d’écriture de l’histoire ».

6La dernière partie retrouve le surplomb théorique des moments d’ouverture, et le fait avec une autorité et une force de conviction qui, malgré quelques points discutables ou négociables, achève de faire de cet ouvrage une référence. On s’attachera, plutôt qu’à la résumer linéairement, à mettre en évidence quelques aspects majeurs de la réflexion et à identifier quelques zones de débat possible à partir des positions de J.-L. Jeannelle.

7Le premier dossier à ouvrir — une fois de plus — est celui des rapports entre les Mémoires et le récit de fiction, et plus largement des positionnements respectifs des récits « factuels » et « fictionnels », pour reprendre une terminologie popularisée par Gérard Genette, mais qui ne parvient pas plus à convaincre J.-L. Jeannelle que l’étiquette de « récit référentiel » proposée par Dorrit Cohn, l’auteur préférant parler de « récits effectifs » à propos des Mémoires. Quoiqu’il en soit, c’est sur ce point que sa position est la plus ferme et la plus convaincante. Comme il le remarque, et comme, en d’autres termes, j’ai été amené à le constater à propos de la critique sur les siècles antérieurs, « la plupart des recherches consacrées au genre mémorial […] s’attachent à mettre en évidence les liens que celui-ci a noués avec le roman » et négligent les spécificités d’un « discours non fictionnel ». La question de la « singularité des écrits portant ‘sur ce qui a réellement eu lieu’ » est donc au fond, malgré l’abondance des écrits théoriques sur le rapport histoire/fiction, mal posée, et une véritable description de ce qui, dans les écrits « historiques » (au sens très large), échappe aux logiques discursives fictionnelles reste à faire. L’auteur de cette recension ayant prétendu accomplir ce programme à propos de Saint-Simon, il ne peut que se réjouir d’une telle prise de position qui renvoie dos-à-dos les positions purement théoriques (panfictionnalisme, etc.) et repousse les conclusions hâtives. La notion d’« interdiscours » est ici particulièrement précieuse et me semble converger avec mon propre travail sur les liens de complémentarité et de conflit qui articulent les énoncés « effectifs » avec d’autres versions de la « réalité ». On peut regretter de ce point de vue que J.-L. Jeannelle ne revienne pas sur les principales thèses en présence à propos du rapport histoire/fiction et repousse la polémique. Mais son vœu d’aller vers une « poétique des récits effectifs » est, disons-le clairement, partagé par d’autres chercheurs.  

8Deuxième chantier, tout aussi complexe et « conflictuel » dans son essence : celui du lien entre Mémoires et histoire. Ici, J.-L. Jeannelle me semble hésiter entre une intégration pure et simple des Mémoires au champ global de l’histoire — comme lorsqu’il rappelle les ressemblances manifestes entre ce que nous appelons « Mémoires » et les premiers monuments de l’historiographie occidentale, et une position plus timide faisant des Mémoires ce qui « accompagne, critique, devance » l’activité de l’historien et lui est un « objet de recherche privilégié ». De ce point de vue, Marc Fumaroli a exprimé des positions plus audacieuses en présentant clairement les plus grands mémorialistes d’Ancien Régime (Retz, Saint-Simon) comme des historiens au sens fort qui illustreraient plus précisément une conception « aristocratique » de l’écriture de l’histoire. Aristocratie mise à part, les Mémoires du général de Gaulle méritent sans doute une pleine reconnaissance comme œuvre d’histoire. Toute la question est évidemment de savoir ce qu’on met sous l’étiquette d’« historien » et il me semble que c’est faute de poser clairement le problème et d’envisager ce que K. Pomian appelle « l’incurable diversité de l’histoire » que J.-L. Jeannelle se montre moins tranchant sur ce sujet.

9La question tout aussi essentielle de l’intégration des Mémoires au champ du littéraire est plusieurs fois abordée et, sur ce point, J.-L. Jeannelle semble pour l’essentiel rejoindre les positions du Genette de Fiction et diction et accorder un statut de littérarité conditionnelle aux seuls œuvres mémoriales ayant une qualité esthétique, même si ce n’est pas leur finalité première. Comme la question de ce qui constitue le « littéraire » n’est pas frontalement abordée dans son livre, je préfère me concentrer sur un dernier aspect qui occupe, dans la réflexion du critique, une place infiniment plus importante : celle, dont j’ai déjà brièvement parlé, des rapports entre les Mémoires et la notion de genre, et plus précisément de la nature des « limites » entre ce genre supposé et celui de l’autobiographie.

10Le premier problème, particulièrement délicat, est de savoir si les Mémoires constituent bien un « genre » dont l’unité peut être au moins approximativement identifiée et décrite par le discours critique. Au début de son livre, J.-L. Jeannelle, qui a lu et médité Damien Zanone, rappelle que c’est peut-être tardivement qu’une « identité générique » a donné après coup une espèce d’unité au corpus incroyablement bigarré de ce que nous appelons les « Mémoires d’Ancien Régime ». Une question légitime qu’on peut donc se poser est de savoir si l’affirmation monolithique de la page 292 : « peu importe l’hétérogénéité des écrits répondant au label “Mémoires” […] les Mémoires sont bien un genre » vaut à ses yeux pour l’ensemble des textes que nous mettons dans cette rubrique depuis l’Ancien Régime, ou seulement pour l’époque dite « contemporaine ». Mon travail sur les mémorialistes des XVIIe et du XVIIIe siècle m’ayant sensibilisé à une diversité de pratiques à l’unité introuvable, je suis partisan de limiter le constat de J.-L. Jeannelle à la période historique sur laquelle il a travaillé. Aucun des critères qu’il retient ne vaut pour tous les Mémoires d’Ancien Régime et ne peut apparaître comme définitoire d’un genre « intemporel ». Si ce genre existe, ce n’est donc que dans une configuration culturelle provisoire et notamment à travers toute une série d’oppositions (mémoires/souvenirs, Mémoires/autobiographie, Mémoires/témoignage) qui n’ont jamais eu de netteté avant la Révolution. Les « Mémoires » des camisards sont ce que nous appellerions aujourd’hui des « témoignages », ceux de Madame de Staal-Delaunay ce que nous mettrions en suivant Lejeune dans la case « autobiographie », et Jean-Jacques Rousseau lui-même parle à plusieurs reprises de ses Confessions comme de ses « Mémoires ». J.-L. Jeannelle a parfaitement conscience de cette « indécision » frontalière dont il montre d’ailleurs qu’elle se poursuit dans la période qui l’occupe. Le vrai problème méthodologique est ici que toute synthèse suppose au moins théoriquement l’unité de son objet et, comme J.-L. Jeannelle le reconnaît lui-même, participe à la « fabrication » pour une part forcément artificielle de cette unité. Les « synthèses » sur les mémorialistes d’Ancien Régime proposées par Emmanuelle Lesne, Frédéric Charbonneau ou Frédéric Briot rencontrent le même problème : celui de tenter un discours général au risque de réduire le « disparate ». C’est ce qui explique que ces synthèses, toujours utiles et, dans le cas de celle de J.-L. Jeannelle, particulièrement novatrices, ne peuvent malgré tout jamais passer pour « définitives ». Et c’est sans doute tant mieux.

11Partons maintenant du principe que les Mémoires sont un « genre » et que l’autobiographie en est un « autre ». Ici aussi, on se retrouve dans une opposition qui n’a de sens que dans un champ culturel ayant intégré l’idée d’autobiographie et pensé, à tort ou à raison, comme le faisait Lejeune, une frontière sinon claire, sinon étanche, du moins à peu près visible entre « Mémoires » et « autobiographie ». Ici, la réflexion de J.-L. Jeannelle, qui ne cesse de rappeler à juste titre que la frontière est poreuse, me semble pourtant à l’occasion durcir l’opposition au point de paraître réduire les « Mémoires » à un modèle archétypal, plus précisément à celui fourni par le Général de Gaulle, par contraste avec l’autobiographie telle que l’a définie Lejeune. C’est ainsi que les Mémoires s’opposeraient à l’autobiographie parce que le moi qui les soutient et les énonce se condense en « statue » au lieu de se disséminer dans les « méandres » d’une introspection. Cela vaut magnifiquement pour les Mémoires de guerre ou pour le Commentaire historique de Voltaire sur lui-même, mais déjà un peu moins pour Chateaubriand, et, disons-le, plus du tout pour Mme de Caylus, l’abbé de Choisy, Primi Visconti et tant d’autres mémorialistes de l’époque classique. Même Saint-Simon rentre très difficilement dans ce moule. Bref, l’identité « statutaire » du mémorialiste est fréquente mais ce n’est pas la loi d’un genre. L’idée que le mémorialiste serait par excellence celui qui a « exercé des fonctions officielles » ou acquis le statut de figure publique — alors que l’autobiographe peut être « n’importe qui » — ne vaut ni pour un Campion ni pour Une Madame de La Guette, qui sont bien des « mémorialistes ». L’idée que les Mémoires seraient voués à la « conformité sociale » rend compte très brillamment de toute une tradition mémoriale particulièrement visible, mais certainement pas du « genre » (s’il existe) des Mémoires dans son ensemble : ici encore, on invoquera l’exemple particulièrement attachant de l’œuvre de Madame de Staal-Delaunay. L’obéissance du mémorialiste à un code de l’honneur, y compris en régime démocratique, explique largement la survie des traditions mémoriales au XXe siècle, dans une logique que l’ouvrage de Sharon Krause, Liberalism with honor, a éclairée, mais uniquement en tant que l’idée d’aristocratie a pu survivre comme idéal a une « noblesse d’ordre » et parce que le principe d’honneur reste un élément vital d’une démocratie harmonieuse : ce n’est pas une question générique. Pour toutes ces raisons, et quelques autres encore, l’idée la plus contestable du livre de Jean-Louis Jeannelle se trouve p. 293, lorsque l’auteur affirme : « Nés en France à la fin du XVe siècle, les Mémoires ont très peu varié dans les objectifs que s’assignent leurs exécutants ; ils font figure de modèle narratif quasi intemporel, reconduit sans fin par les individus qui désirent offrir leur vie au souvenir de leurs semblables ». Des modèles de ce type existent sans doute, et font partie du réseau de traditions plurielles qui ont contribué à l’émergence de l’idée même de « Mémoires », sans pour autant pouvoir passer pour un « noyau générique ». Ils permettent encore moins de penser l’opposition de ce « genre » avec d’autres, dont l’acte de naissance supposé est d’ailleurs bien postérieur. En fait, les Mémoires, l’histoire et l’autobiographie me semblent plutôt montrer, par l’articulation extraordinairement mouvante qu’ils proposent, au fil des siècles, entre « récit du monde » et « récit de soi », que ce que J.-L. Jeannelle appelle les « récits effectifs » défie la notion même de genre, incapable de domestiquer un faisceau de pratiques et de formes qui trouvent leur raison d’être non dans leur  seule conformité à des modèles textuels mais aussi et surtout dans leur fidélité revendiquée à ce qui est advenu.

12Ce qui en revanche apparaît, au-delà de toute généralisation générique, comme un acquis fondamental de cet ouvrage, c’est une « opposition » féconde entre la pratique proprement « autobiographique » et une approche « historiographique » de soi-même. Le notion de récit egohistorique ne se contente pas, chez J.-L. Jeannelle, de renvoyer à une mode récente de l’histoire académique : elle apparaît comme un champ encore à penser, et traversant les époques, de l’écriture de soi. Elle rencontre de plein fouet des préoccupations que j’ai pu exprimer récemment dans les Cahiers Voltaire sur cette œuvre étonnante qu’est le Commentaire historique sur les œuvres de l’auteur de La Henriade. Un dossier « Historien de soi-même » qui sera présenté en 2010 dans la revue « Écrire l’histoire », et auquel Jean-louis Jeannelle a, d’ailleurs, accepté de participer, approfondira cette notion à travers une série d’études de cas allant de César à de Gaulle.

13Concluons : articulant avec netteté et vigueur un questionnement théorique rigoureux et une capacité critique à rendre compte avec finesse de quelques-unes des œuvres les plus significatives de la pratique « mémoriale » au XXe siècle, cet ouvrage fera date. Il offre au spécialiste du XXe siècle une synthèse remarquable sur un objet critique presque inédit. Il propose au spécialiste des siècles précédents une mise en perspective qui permettra d’envisager enfin, au-delà des habituels découpages en « périodes » refermées sur elles-mêmes, les traditions mémoriales dans la continuité de l’histoire des Lettres françaises. Il donne au lecteur « ordinaire », et ce n’est pas la moindre de ses qualités, l’irrésistible envie de lire, ou de relire, quelques-uns des grands textes de notre passé récent. Dans le cas du Général de Gaulle, il rend justice à la grandeur réelle d’une œuvre que certains préjugés « modernistes » avaient pu faire dédaigner ou envisager ironiquement comme un monument de carton-pâte. Enfin, et peut-être surtout, l’ouvrage de Jean-Louis Jeannelle construit plusieurs catégories critiques dont l’utilité pourrait se vérifier au-delà des œuvres et au-delà de la période sur lesquelles il a travaillé.