Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Mai 2009 (volume 10, numéro 5)
Anne-Christine Royère

Le dessin et les traces

« Apollinaire, le dessin et les traces », Cahiers Guillaume Apollinaire, n°22, Textes présentés et réunis par Jean Burgos, Caen, Lettres modernes Minard, coll. "Revue des lettres modernes", 2007, 174 p. ISBN 978-2-256-91118-7.

1Intitulé « Le dessin et les traces », ce vingt-deuxième cahier de la Série Guillaume Apollinaire (La Revue des Lettres modernes, Minard, 2007) revêt un double intérêt : la découverte de documents inédits concernant un poète que nous nous imaginons à tort bien connaître ; la richesse iconographique, puisqu’est fréquemment reproduit le matériau graphique accompagnant les brouillons, notes personnelles, cahiers, épreuves, correspondance de l’auteur des Calligrammes qui font en grande partie l’objet de ce cahier.

2De fait, les articles réunis s’inscrivent dans la continuité de l’exposition Apollinaire entre plume et pinceau, organisée par l’Association internationale des Amis d’Apollinaire à la galerie de l’Abbaye, Musée Guillaume Apollinaire, à Stavelot du 26 juin au 30 août 2003. La préface de son catalogue est d’ailleurs reproduite en ouverture de la revue. Signée Michel Décaudin, décédé le 04 mars 2004 et à qui ce cahier est dédié, elle rappelle que le fondateur de la série Apollinaire est à l’origine de ce projet, lui qui avait pressenti que les dessins aboutis, tout comme les griffonnages de celui qui avait un temps songé à Et moi aussi je suis peintre pour titrer le recueil Calligrammes, ont beaucoup à nous apprendre sur son écriture poétique.

3Les accointances secrètes entre le visible et le lisible sont explorées dans les dessins épistolaires, dans les dessins marginaux des manuscrits et des épreuves ainsi que dans les carnets de jeunesse ; ce premier ensemble se plaçant, matériau oblige, sous le signe de la critique génétique. À ces premières analyses de Claude Debon, Jean Burgos et Pierre Caizergues, s’ajoutent une réflexion plus générale sur « l’art des traces » dans la poésie d’Apollinaire, et plus particulièrement dans le poème « Cortège » (Étienne-Alain Hubert), ainsi qu’une lecture d’ « À travers l’Europe », poème dédié à Marc Chagall (Philippe Geinoz). Un dernier bouquet d’articles concerne Apollinaire peintre et modèle, maître d’œuvre d’une série d’aquarelles mettant en scène un brigadier masqué (Peter Read) et sujet de l’énigmatique et célèbre Portrait de Guillaume Apollinaire de Giorgio de Chirico (Willard Bohn).

4« Le dessin dans les manuscrits littéraires » est-il « un défi à la critique génétique ? » Cette question, déjà posée par le colloque organisé par l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) en novembre 2002, est dans l’air, comme le remarque Claude Debon. Elle n’a pas perdu sa pertinence, si l’on se réfère à l’exposition, suivie de la publication de L’un pour l’autre. Les écrivains dessinent (Buchet-Chastel/IMEC, 2008), de dessins d’écrivains à l’Institut Mémoires de l’Édition contemporaine (IMEC) à Caen. Cet article lui-même est à lire en complément d’un travail désormais publié par C. Debon en collaboration avec Peter Read : Les Dessins de Guillaume Apollinaire (Buchet-Chastel, 2008). L’étude dresse ainsi une typologie des dessins d’Apollinaire (dessins épistolaires, dessins en marge de manuscrits ou d’épreuves, dessin dans les brouillons) et explore leurs relations avec l’imaginaire du poète.

5Réalistes, les dessins épistolaires croquent le quotidien de la guerre ; leur valeur est avant tout documentaire, même si nous devinons qu’ils sont aussi pour le poète de véritables « talismans » (p. 24), certifiant, alors même que sa vie est menacée, une existence bien visible. « Purement […] décoratifs » (p. 17), redoublant soigneusement le sens du mot qui les précède, ces dessins, principalement présents dans les lettres à Lou, suggèrent que la parole se tarit au fur et à mesure que la relation se délite, masquant « l’incapacité de l’écriture à dire vrai, tout en affichant un geste de séduction » (p. 17).

6Très différents sont les dessins dans les manuscrits et les épreuves. Étant son propre destinataire, Apollinaire répond à un élan spontané, dessinant comme on ferait un « autocommentaire » écrit ou oral (p. 29). Les maquette et épreuves de Calligrammes déposées à la bibliothèque Jacques Doucet pour la première, et à la BNF pour les secondes, recèlent des dessins marginaux qui se font transposition « dans une autre forme artistique, [de] l’objet du poème qu’ils accompagnent » (p. 27). S’ils trouvent plus difficilement une interprétation que ceux hantant la correspondance, ne sont pas moins visuellement les équivalents de motifs récurrents dans l’œuvre d’Apollinaire, à l’instar des sujets religieux, qui envahissent les marges d’ « Arbre » et de « Liens » et renouent avec une inspiration ancienne du poète.

7Accompagnant des poèmes fortement raturés, les dessins des carnets de jeunesse d’Apollinaire, mettant fréquemment en scène des personnages grotesques, mi-animal, ni-humain, ont à l’évidence un rôle palliatif, au moment où l’écriture du poète est encore tâtonnante. Ils constituent également « un matériau onirique qui relève […] de l’interprétation psychanalytique » (p. 54). Confrontant une petite dizaine de ces poèmes avec des dessins multipliant les variantes autour du motif de la sirène et de ses attributs, en particulier le « toquet panaché », évoqué dans le poème « [Languissez languissez blanc chapeau d’Ophélie] » (p. 44), C. Debon émet l’hypothèse tout à fait convaincante que se cache derrière ces représentations mortifères la mère du poète : « mère-sirène, désirée et haïe pour être désirée » dont « le chapeau, loin d’être un accessoire, est l’emblème » (p. 52). « Langage crypté, archaïque » (p. 57), les dessins dans les carnets de jeunesse d’Apollinaire gardent encore bien des secrets, C. Debon invitant à dévider d’autres fils d’Ariane, tel le motif des masques, pour atteindre le cœur de la création naissante du poète.

8C’est comme art du temps que Jean Burgos analyse « le geste et ses traces » (p. 61) des dessins apollinariens. Trois régimes temporels (l’instantané, la réitération et l’éternité conçue comme « instant qui se creuse en dehors de toute durée », p. 77) correspondent à trois schèmes de la création du poète.

9« Saisir l’instant » pour fixer le mouvement, tel semble être le but des dessins d’animaux placés en marge des manuscrits et des épreuves du Bestiaire ou cortège d’Orphée (1911), qu’Apollinaire devait offrir à Francis Carco et qui se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque Jacques Doucet. Fruits de l’impulsion et de la feinte maladresse, ces dessins dont J. Burgos nous révèle le saisissant mystère, nous émeuvent davantage que les bois gravés de Raoul Dufy. Nous regrettons qu’une comparaison systématique n’ait pas été menée et que les propos de J. Burgos s’arrêtent sur l’idée d’une prise de distance ironique par rapport à la réalité de l’animal, aboutissant à sa représentation caricaturale.

10Observant deux dessins ornés à foison de têtes et de personnages, le premier extrait d’un cahier inédit appartenant à une collection particulière, le second du cahier dit « de Stavelot » (déposé à la BNF), J. Burgos montre qu’à l’instar de « Cortège », ils obéissent à une logique de répétition dont l’enjeu est identitaire : le même et l’autre se confondent, l’autoportrait devient multiplicité pour se fondre dans une masse singulière... La multiplication instantanée qu’ils mettent en œuvre témoigne autant du « besoin persistant d’habiter pleinement l’instant » (p. 75) que de la quête poétique d’un « présent spatialisé » (p. 71).

11L’examen d’un dernier dessin inédit, appartenant à la version la plus ancienne de L’Enchanteur pourrissant permet à J. Burgos de montrer comment instantanéité et éternité se conjoignent, à l’image de cette petite tête bifide dans laquelle deux visages s’opposent. Placée au bas de la page et à l’envers, elle prouve, à l’instar de la poésie d’Apollinaire, que « la réalité vraie ne se découvre que dans l’instant qui se creuse hors de toute durée » (p. 77).

12Pierre Caizergues s’intéresse à un carnet de dessins d’Apollinaire datant des années 1893-1895 et révélé pour la première fois à l’occasion de sa vente publique en juin 2003. Contenant les productions de l’adolescence du poète, cet « Album » témoigne de la naissance des thèmes de prédilection du poète : sujets religieux, goût pour la caricature, choses vues et scènes nocturnes sont des constantes de ces pages. Trois extraits retiennent l’attention de P. Caizergues, dans lesquels le rapport entre dessin et texte se complexifie à mesure que le premier prend le pas sur le second.

13Alors que le poème intitulé « Noël » est classiquement illustré de dessins religieux, dont certains annoncent la « Noël funéraire » (p. 85) de L’Enchanteur pourrissant, l’association entre l’image et l’écrit est plus surprenante dans « Minuit ». Les mots, sans prendre la forme dessinée du calligramme, composent en haut de page « une sorte de constellation » (p. 85) faisant du poème un moment doublement fondateur : d’une part il explore un thème majeur de la poésie apollinarienne, celui du temps qui passe, de l’autre il est la première tentative de traduire « le temps en espace » (p. 85), par le biais de ce qui deviendra les calligrammes. La troisième et dernière page, qui mêle texte et dessin, est datée de 1895. Elle a pour légende un vers mystérieux (« I gin to be aweary of the sun ») ayant déjà fait l’objet d’hypothèses interprétatives de la part de P. Caizergues. L’énigme est désormais résolue, grâce à Étienne-Alain Hubert : il s’agit d’un vers de Macbeth de Shakespeare. D’autres extraits de cette page, dont la reproduction permet d’admirer la complexité formelle, sollicitent la sagacité du chercheur. Les caractères chinois, composant une sorte de titre polysémique (« ‘Madame Lan’, voire ‘Madame Bleue’ », p. 88), renvoient, selon J. Caizergues, à la fois à un élément contextuel, la mer Méditerranée (Apollinaire vit à cette époque à Monaco) et à un élément symbolique, la Vierge Marie. Reste que les sources de ces rudiments de calligraphie chinoise demeurent inconnues et invitent à l’examen exhaustif des carnets de jeunesse du poète.

14Trois aquarelles datant de 1916 « qui représentent chacune un militaire à cheval, vu de profil, solitaire et masqué, sur un champ de bataille » (p. 92) sont l’occasion, pour Peter Read, d’examiner, dans une lecture aussi stimulante que convaincante, les échos littéraires, historiques et artistiques qui les animent afin d’en mieux saisir la portée.

15Tout d’abord, le cavalier avec son tricorne et son masque n’est pas sans rappeler la figure d’Arlequin, personnage de la commedia dell’arte à laquelle Apollinaire s’est toujours intéressé. La continuité thématique entre l’aquarelle et l’inspiration poétique se double d’une continuité narrative, puisque deux des trois aquarelles (« Le Brigadier masqué » et « Un Brigadier masqué ») renvoient explicitement à la nouvelle terminant Le Poète assassiné : « Cas du brigadier masqué, c’est-à-dire le poète assassiné ». La découverte d’une quatrième aquarelle après la rédaction de cet article et dont la description figure en addendum, confirme l’idée qu’elles sont toutes « un prolongement pictural de la prose de fiction d’Apollinaire » (p. 105). La relation entre l’aquarelle et l’œuvre écrit d’Apollinaire est aussi d’ordre illustratif comme le confirme la légende du « Brigadier masqué », lors que sa publication dans L’Esprit nouveau en 1924 : « Aquarelle d’Apollinaire pour la couverture du Poète assassiné, non exécutée. Le livre fut édité avec un dessin de Cappiello » (p. 94). Enfin, le thème pictural du masque renvoie aux nombreux poèmes évoquant l’identité douloureusement incertaine et le pressentiment « d’une profondeur qui se cache sous les apparences » (p. 95).

16Nourries d’imaginaire, ces aquarelles le sont aussi de l’éprouvante réalité de l’époque : la Grande Guerre. Le masque des trois cavaliers n’est pas que métaphorique ; il évoque le danger constant représenté par les gaz toxiques, l’ypérite notamment. Telle aquarelle reproduit avec précision le masque à gaz « M2 » utilisé par l’armée française à partir de février 1916 ; telle autre une cagoule à tuyau utilisée par les soldats britanniques et américains, alors que les ravages du gaz moutarde sont figurés par le corps déliquescent du cavalier. L’intérêt est certes documentaire, mais il faut aussi voir dans ces aquarelles « un autoportrait masqué, composite, mobile, héroïque et, finalement, tragique du poète » (p. 98).

17Parce qu’elles sont signées, les trois aquarelles se posent comme véritables œuvres d’art et s’inscrivent dans le champ esthétique de leur époque. Deux d’entre elles placent leur titre dans la composition, trait distinctif, selon Apollinaire dans Méditations esthétiques, des œuvres de Picabia et de Duchamp. Mais davantage qu’aux cubistes, les aquarelles d’Apollinaire rendent hommage, en s’appropriant leur matériel iconographique et stylistique, aux tableaux des jeunes peintres de l’avant-garde russe, Michel Larionov et Nathalie Gontcharova. P. Read évoque de manière tout à fait éclairante les relations des trois amis, montrant comment le rayonnisme et le néo-primitivisme alimentent la représentation des trois cavaliers d’Apollinaire, qui se situent dans la droite ligne du célèbre Blaue Reiter.

18Le thème de la trace a largement inspiré les poètes du XXe siècle : de Segalen à René Char, en passant par Henri Michaux, bon nombre d’entre eux l’ont associé au modèle à suivre, à l’empreinte angoissante ou encore à la présence de l’indicible. Apollinaire, quant à lui, déclare dans une lettre à Madeleine Pagès datée du 29 octobre 1915 : « J’avais imaginé il y a 3 ans un art des traces quelque chose d’infiniment subtil, il y a les traces extraordinaires et d’un art infini dans le pierres de Gavrinus en Irlande, le bertillonnage prend des éléments singuliers pour cet art des traces, l’écriture aussi est un élément subtil de l’art subtil des traces et ta lettre est pleine mon amour au sens de cet art […] » (p. 113). Étienne-Alain Hubert démêle avec brio l’écheveau conceptuel et syncrétique de cet « art des traces », que les propos d’Apollinaire laissent difficilement saisir au lecteur néophyte de cette lettre issue de la correspondance du poète avec Madeleine Pagès, publiée dans Tendre comme le souvenir (Paris, Gallimard, 1952).

19L’examen du manuscrit permet tout d’abord à É.-A. Hubert de rectifier une coquille et de convertir l’orthographe fautive de « Gavrinus » en « Gavrinis ». Et le lecteur de plonger dans le mystère des pétroglyphes de Gavr’Inis qui, découvertes en 1832, ont fait couler abondamment l’encre des archéologues, certains y voyant des idéogrammes ou des « empreintes digitales » (p. 124). Ainsi, selon É.-A. Hubert, la science des traces, héritière des pratiques divinatoires et des prémices de l’anthropométrie émerge fin 1912, lorsque « Cortège » est publié dans Poésie et drame de Barzun.

20Ce poème en effet oppose la méconnaissance que le poète a de lui-même à son pouvoir de recréation « grâce auquel des vestiges ou des indices discrets deviennent des clés pour connaître et dominer les autres » (p. 118). Apollinaire sémiologue se positionne ainsi dans le champ de l’occultisme, É.-A. Hubert explicitant la référence à Corneille Agrippa dans « Cortège », et trouve sa place dans la poésie contemporaine. Rejetant le lyrisme du XIXe siècle comme la « poésie sociale » (p. 118) et procédant « selon un processus d’accumulation allusive » (p. 119), comme le montre l’analyse de son premier vers (« Oiseau tranquille au vol inverse oiseau / Qui nidifie en l’air »), « Cortège » « saisit justement ce qui ne peut que paraître dérisoire par rapport aux codes du moderne : les différences subtiles, les singularités, le curieux, l’étrange » (p. 119).

21Pour finir, É.-A. Hubert analyse comment les lettres à Madeleine elles-mêmes sont soumises à un tel déchiffrement, Apollinaire y voyant des traces capables de provoquer, autant que la présence de la femme, l’exaltation amoureuse. L’érudition du poète irrigue ainsi sa poésie qui à son tour nourrit sa vie, lui donnant sens et profondeur.

22Willard Bohn, spécialiste de De Chirico, s’arrête sur l’un des tableaux offerts au poète, Portrait de Guillaume Apollinaire. Après avoir restitué l’histoire de ce don, W. Bohn montre qu’il faudrait être bien naïf pour voir dans le buste représenté ou dans la silhouette à l’arrière-plan des références explicites à l’auteur d’Alcools, dont il s’agirait simplement du portrait, conformément au titre de la toile. Pour comprendre la signification de ce tableau, il faut au contraire replacer l’œuvre dans la succession de tableaux consacrés au personnage abstrait du Poète d’une part, et de l’autre considérer sa place dans l’esthétique générale du peintre.

23Redevable à l’art de Caspar David Friedrich et d’Arnold Böcklin, De Chirico l’est aussi à la philosophie de Schopenhauer et à celle du Nietzsche de La Naissance de la tragédie. Tirant ses personnages symboliques de la mythologie et de l’épopée grecques, mais aussi de la Renaissance italienne et du Risorgimento du XIXe siècle, De Chirico met en place une vision du monde reposant sur l’opposition de deux principes créateurs, l’apollinien et le dionysiaque, chacun donnant lieu à une filiation artistique sur un axe paradigmatique. L’analyse de trois tableaux, dont deux sont reproduits dans l’article (Le Fantôme, Le Cerveau de l’enfant et Le Chant d’amour), vient illustrer les propos théoriques de W. Bohn.

24C’est dans la lignée du Chant d’amour que s’inscrit Portrait de Guillaume Apollinaire. Le buste de l’Apollon du Belvédère du premier a beau avoir perdu quelques cheveux et s’être paré de lunettes noires dans le second (symbolisant la cécité visionnaire, à l’instar d’un Tirésias), la bouche, le nez et l’oreille sont bien identiques. Rappelant l’obsession de De Chirico pour Apollon, W. Bohn réfute ici la thèse de Maurizio Fagiolo dell’Arco, qui voyait dans le buste du Portrait de Guillaume Apollinaire une représentation d’Orphée.

25Le sombre profil se détachant à l’arrière-plan est en revanche plus ardu à identifier. Concentrant sa réflexion sur la piste apollinienne et sa représentation sous forme de mannequins dans les tableaux plus tardifs de De Chirico, W. Bohn émet l’hypothèse que la silhouette fonctionne en binôme avec le buste d’Apollon-Apollinaire : alors que celui-ci symbolise la permanence du principe apollinien, la silhouette en est l’incarnation temporelle, soit, ici, la figure de Dante Alighieri, dont le peintre aurait copié le masque mortuaire. La juxtaposition dans Portrait de Guillaume Apollinaire de ces deux figures symbolisant « l’impulsion apollinienne » (p. 136) va de pair avec l’assemblage, dans la stèle jouxtant le buste, des symboles masculin et féminin que sont le poisson et la coquille Saint-Jacques, si bien que De Chirico, se montrant ici fidèle au « concept de la dualité sexuelle proposé par Nietzsche » (p. 145), réunit en un seul tableau, sous l’égide d’Apollinaire, les deux grandes forces duelles de toute création.

26C’est à une lecture de « À travers l’Europe », issu du recueil Calligrammes, que nous convie Philippe Geinoz. Dédié à Marc Chagall, ce poème doit être compris comme « une forme de réponse à la méthode du peintre : une méthode dans laquelle Apollinaire semble en partie se reconnaître et trouver aliment pour développer sa propre écriture ‘calligrammatique’ » (p. 150), dans le sens où celle-ci n’est pas uniquement celle des poèmes figurés, mais s’étend à l’ensemble de sa production poétique.

27Mêlant à son écriture les vers plus anciens du poème « La Clef », plus réguliers et d’inspiration symboliste, « À travers l’Europe » combine les effets de rupture énonciative et thématique avec les références allusives à la biographie d’Apollinaire et à l’iconographie de Chagall. Ce faisant, le poème explore l’opposition entre le « ressassement nostalgique du passé » et la « participation enthousiasmante aux métamorphoses du présent », « ces deux problématiques, psychologique et esthétique, mett[ant] en question une manière d’envisager souvenirs et réminiscences par le truchement de la création artistique » (p. 154).

28Tel est le thème de l’Autoportrait aux sept doigts de Chagall, réalisé en 1912 ou 1913 et qui inspire, selon les analyses de P. Geinoz, « À travers l’Europe ». Le peintre confiait d’ailleurs, à propos de cette époque : « Participant à cette unique révolution technique de l’art en France, je retournai en pensée, dans mon âme pour ainsi dire, dans mon propre pays. Je vécus en tournant le dos à ce qui se trouvait devant moi » (note 17, p. 162). De cette contorsion créative résulte un art de voir, comme le confirme le titre donné au poème dans une maquette de Calligrammes (« Prophétie et vision »), un « savoir regarder », pour reprendre l’expression du poème « La Clef », qui est une prophétie décapée de toute religiosité. Le pendant de cette science est le savoir lire du lecteur, incessamment convié à remettre en jeu la signification que sa lecture est en train de construire. C’est ainsi que la notion de « calligrammes » rejoint celle de « lecture visuelle » (p. 153).

29Ni peintre ni dessinateur, n’ayant pas accompli de double carrière comme un Cocteau ou un Michaux, Apollinaire pratique le dessin « comme un prolongement de l’écriture et comme une manière d’évasion ou d’exutoire », selon Michel Décaudin (p. 9). Les études ici rassemblées, ainsi que deux des comptes rendus du « Carnet critique » (Claude Debon, Calligrammes de Guillaume Apollinaire – Gallimard, 2004 – ainsi que l’étude d’Elżbieta Grabska concernant les relations d’Apollinaire au moderne et à l’avant-garde) en sont la preuve. Depuis lors, l’intérêt pour la dimension graphique de l’œuvre d’Apollinaire n’a pas faibli, puisque Laurence Campa a fait paraître les fac-similés restituant les lettres et calligrammes destinés à Lou et rédigés pendant la guerre de 1914-1918 dans les tranchées (Je pense à toi mon Lou, Textuel, 2007) et que Claude Debon a publié Calligrammes dans tous ses états (Calliopées, 2008) reproduisant les manuscrits des quatre-vingt quatre poèmes de l’édition originale dans chacune de leur étape de composition.