Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Christophe Premat

Jacques Derrida, un penseur (mé)connu à (re)lire

Sous la direction de Marc Crépon et Frédéric Worms, Derrida, la tradition de la philosophie, Paris : éditions Galilée, 218 pages, EAN 9782718607627

1L´ouvrage collectif dirigé par Marc Crépon et Frédéric Worms est issu d´un colloque tenu à l´École normale supérieure de la rue d´Ulm les 20 et 21 octobre 2005 évaluant les apports décisifs de la pensée de Jacques Derrida à la philosophie. Il s´agissait de relire Derrida en approfondissant les brèches ou plutôt les voies dégagées par sa philosophie. Peu avant sa mort, Jacques Derrida envisageait la postérité de sa pensée de la manière suivante : « j´ai simultanément, je vous prie de me croire, le double sentiment que, d´un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n´a pas commencé à me lire, que s´il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être, et qui sont aussi des écrivains-penseurs, des poètes), au fond, c´est plus tard que tout cela a une chance d´apparaître, mais aussi bien que, d´un autre côté, simultanément donc, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui est gardé par le dépôt légal en bibliothèque »1. Phrase typique du philosophe français où l´on aperçoit la dialectique de la présence-absence liée au devenir de la pensée.

2Alain Badiou, dans son intervention, rend hommage à Derrida et à la génération des penseurs des années 60, ceux qu´il nomme « les signataires morts du grand moment des années 1960 »2. Derrida a toujours tenté de déconstruire les dualités et les oppositions en pensant la multiplicité : « étant donné une multiplicité qui apparaît dans un monde, il y a toujours un élément de cette multiplicité qui est un inexistant dans ce monde. C´est l´inexistant propre de cette multiplicité, relativement à ce monde. L´inexistant n´a pas de caractérisation ontologique, mais uniquement une caractérisation existentielle : c´est un degré minimal d´existence dans un monde déterminé »3. Alain Badiou analyse, à travers la pensée de Marx, l´inexistence politique du prolétariat. Le prolétariat n´avait pas accès à une (re)-présentation politique, c´est-à-dire à une scène d´apparition publique. L´action émancipatrice du mouvement ouvrier consistait à faire exister politiquement la conscience prolétarienne. Le geste de Derrida, selon Badiou, a été d´inscrire l´inexistant au-delà des impositions discursives, c´est-à-dire au-delà des catégories de la pensée dominante. Il faut du point de vue de la philosophie, déconstruire les oppositions figées pour en restituer la multiplicité et faire apparaître de nouvelles pistes de réflexion.

3Frédéric Worms montre pour sa part comment la philosophie de Derrida a constitué une transition au sein du « moment des années 1960 »4 à partir des trois livres parus en 19675. Cette transition a été menée à bien en pensant les notions de différance, de vie et de justice. « La critique radicale de la présence, si elle implique le deuil du présent vivant — et même en un sens de toute "vie" qui ne comporterait pas le mouvement de la différence — ainsi que la perte de la prétention à se poser comme un être, n´en implique pas moins du même geste le recours à une autre notion de la vie, qui ne cessera de revenir et travailler dans la pensée de Derrida, jusqu´à la fin et au-delà d´elle »6. La notion de différance fait le lien entre la vie et la justice, elle n´est pas à susbtantialiser ni à hypostasier, ce qui distingue profondément la philosophie de Derrida par rapport aux tentatives structuralistes des années 1960. Sa pensée questionne de manière nuancée la signification du moment présent. La notion de survie permet de solidifier la tension et fait de la différance une relation véritable entre la présence et l´absence : « ce qu´il y a d´originaire dans la vie, c´est d´être à la fois moins que vie et plus que vie, survie et sur-vie ; c´est de ne pas être simplement vie ou mort, vivre ou mourir, c´est d´être, moins et plus que soi »7. Avec la différance, Derrida ne reconduit pas le privilège de l´absence sur la présence, mais affronte la tension permanente de l´entre-deux sans céder à l´illusion (qu´elle soit de nature dialectique ou autre)8 de la dépasser.

4Jean-Luc Nancy amorce une réflexion sur les différences parallèles entre Deleuze et Derrida9 : « peut-être y a-t-il différend à la manière indiquée par Lyotard, comme entre les deux D, comme de l´un à l´autre sans passage : impossibilité de fournir une règle commune à deux régimes de phrases, à deux jeux de langage. Mais — c´est aussi ce que veut Lyotard — la philosophie elle-même se présente à nous comme ce régime de la règle non donnée »10. Les deux philosophes envisagent la différence de manière parallèle, différenciation pour Deleuze, différance pour Derrida. « Chez Deleuze, la différence diffère de soi comme le virtuel de l´actuel : le premier est la puissance — mais non la possibilité, simple décalque rétrospectif du réel, selon la leçon de Bergson — de création, c´est-à-dire l´activité de la novation (plutôt que de la nouveauté) comme condition d´un devenir qui ne va pas vers un terme, mais vers lui-même, soit encore "vers" sa propre différence. […] Chez Derrida, la différance retient l´être de la différence d´arriver à son terme. Non seulement il ne s´agit pas d´abord de différence entre des termes, mais la différence elle-même ne peut se terminer : elle est à elle-même sa fin, et cela ne fait pas un terme, c´est-à-dire que la différence ne s´y identifie pas »11. C´est une différenciation qui n´en finit pas d´approcher l´autre sans transformer totalement le même.

5Françoise Dastur évoque dans sa présentation l´importance de la pensée de Martin Heidegger dans la réflexion de Derrida sur la différance. « La différance (avec un a) n´est donc pas quelque chose d´autre que la différence ontologique, mais simplement le pas suivant à faire après la pensée de l´être »12. Le sens de l´être est une trace et non pas un signifié transcendantal : la signification n´aboutit jamais à la chose elle-même et de ce point de vue la différance est une trace de la présence, un jeu avec cette trace, mais jamais accès à la présence vivante : « cette alternance de présence et d´absence est seulement l´effet du jeu et non pas ce qui en serait la condition : présence et absence ne sont que des fonctions du jeu, tout comme le sujet, le centre, l´origine, lesquels n´ont pour Derrida que des valeurs fonctionnelles »13. L´être est pensé au sein d´un jeu d´alternance entre présence et absence. Selon Françoise Dastur, la conception derridienne de la différance n´aurait pu advenir sans la pensée de Heidegger et sa critique de la différence comme différence ontologique14. La différance est préférée au terme de différenciation en raison de l´idée du verbe différer présente en son sein15. Si Heidegger pense l´Être comme absence de fondement (Ab-Grund) et jeu du monde  (la chose est toujours insérée dans un complexe changeant sans pour autant se fondre avec le monde), Derrida pense l´Être comme un processus infini dont l´origine est un ensemble fini. L´absence de fondement du jeu partagée par Heidegger et Derrida se décline de manière différente : pour le premier, le chaos est ouverture alors que pour le second l´absence est synonyme de la « radicale impropriété et non-vérité » de l´Être16.

6La philosophie de Derrida est entrée en dialogue avec celle d´Emmanuel Levinas17. « La réflexion de Derrida sur Levinas commence avec "Violence et Métaphysique", paru en 1964, et se prolonge jusqu´à Adieu et "Le mot d´accueil" (1996), essai rédigé un an après la mort de Levinas pour le colloque "Visage et Sinaï". Entre ces deux textes se situe "En ce moment même dans cet ouvrage me voici", paru en 1980 dans le volume d´hommage, Textes pour Emmanuel Levinas (et repris en 1987 dans Psyché. Inventions de l´autre »18. Derrida critique la notion d´extériorité radicale de l´Autre avancée par Levinas en pointant l´usage des métaphores dans l´écriture de ce dernier. En même temps, Derrida salue la manière dont la pensée de Levinas a dénoncé la violence transcendantale du logos et le fait qu´il y ait une priorité du savoir sur le sujet éthique. Levinas critique à son tour le style de Derrida et l´usage du verbe être dans des propositions prédicatives, mais rend à son tour hommage — comme dans un chiasme traduisant l´échange philosophique au sens fort — à la pensée de son cadet. Le dialogue se noue autour de la critique de la philosophie et de la métaphysique occidentale comme saisie de la présence. La présence est pensée dans une tentative meurtrière de possession, d´où la nécessaire intervention du sujet éthique réhabilitant une présence radicalement autre. « Et pourtant, en même temps, Levinas s´insurge contre l´évanouissement du concept traditionnel de vérité que, selon lui, cette dénonciation de la métaphysique de la présence entraîne. Chez Derrida, regrette Levinas, la vérité est emportée dans le grand mouvement de dévaluation du signe, qui ne se réfère plus à un signifié ni à un objet présent, mais seulement à d´autres signes, et cela dans un mouvement de fuite infini »19. L´épuisement de la signification et la disparition de la question de la vérité ne sont pas à maintenir ; on revient à ce point de fuite également présent dans le dialogue entre Heidegger et Derrida. L´indéfini de la répétition est un mauvais infini au sens hégélien du terme20. Pour Levinas, la vérité est éthique et métaphysique, elle ne se suffit pas à elle-même, elle est re-présentée par les possibilités d´accueil de l´Autre dans le même21. Les théories du signe manquent en profondeur la question de la vérité et le partage entre le vrai et le faux. Il existe une différence importante entre la déconstruction par Derrida du discours logocentrique et la distinction faite par Levinas entre le Dit et le Dire. « Si le Dit renvoie bien [chez Levinas] aux thèmes que le discours développe, le Dire est l´instance subjective à travers laquelle tous ces contenus possibles du discours peuvent être dé-dits, interrompus, remis en question »22. Le Dire introduit la surprise de la rencontre et vient bousculer l´ordonnancement du Dit. La visée diffère, mais le processus est le même puisqu´il y a bien déconstruction du Dit par le Dire. Stéphane Mosès envisage même de penser l´indéfinie répétition des signes comme l´une des modalités de l´ouverture infinie à l´Autre23. L´événement radical (la présence de l´Autre) conduit le sujet à sortir d´un discours préconçu et déjà situé. Levinas et Derrida ne partagent également pas la même vision d´Israël : pour le premier, Israël peut développer une vocation messianique particulière (différente de la politique poursuivie par cet État) alors que pour le second cette vocation ne pouvait pas se particulariser et être concrétisée au sein d´un État national.

7Derrida est un philosophe ayant interrogé l´ensemble de l´héritage philosophique, en témoigne ses analyses de l´œuvre de Karl Marx. Pierre Macherey, dans son intervention, montre comment Derrida se démarque de Marx sur la question des idéologies et des interprétations de la réalité24. Les spectres de Marx rassemblent les idéologies hâtives prétendant donner une cohérence à la réalité mondaine. « L´idéologie est la marque aveuglante de l´inadéquation du réel et du rationnel, inadéquation qui constitue le fond sur lequel se forment toutes nos idées, dans une perspective naturellement déformée »25. Il importe de déconstruire les injonctions et les appels constitués à partir de la pensée de Marx.

8La déconstruction des figures messianiques s´impose, elle n´est pas de l´ordre du nihilisme26, mais relève paradoxalement du don. Il existe une imbrication entre la théologie négative et la déconstruction, une supplémentarité excédant le champ de la présence et confinant à l´impossible, un peu comme la χώρα (le réceptacle) qui inclut la présence et la résistance à cette présence. Le don caractérise au mieux cette expérience de déconstruction qui n´est pas une simple entreprise de destruction des catégories27, mais un mouvement qui enlève et qui ajoute du sens à chaque fois que le format d´un discours est passé en revue.

9La déconstruction est la manière de penser autrement la langue ou « l´idiome »28, c´est-à-dire que cette langue n´est pas attachée à une quelconque appartenance ; elle est au cœur d´une traduction impossible, elle est grammaire au sens fondamental du terme, c´est-à-dire à la fois construction d´une nouvelle langue non achevée. La déconstruction n´est pas réduction à du même, elle produit de la différence, la traduction étant une possibilité de déplacement par rapport au sens initial. « Pour nommer et interroger la possibilité de la conceptualité, il lui faut donc déjà (c´est-à-dire d´entrée de jeu) se prêter à l´irruption (au risque, à l´incertitude) de nouveaux concepts. D´où, dès le début, toute la série de ceux auxquels la déconstruction se plie : la différance, l´archi-écriture, la trace, l´espacement, le supplément, l´hymen, mais aussi le phonologisme, le logocentrisme, etc. »29. La déconstruction, en tant que pensée de la traduction, affronte la question de la diversité des langues.

10Le geste de la déconstruction ne s´accomplit pas par une plate dénonciation de la métaphysique occidentale, mais par une relecture critique des grands textes philosophiques30. En 1963, il était entré en débat avec Michel Foucault pour récuser l´interprétation du solipsisme de l´ego sous l´angle de la folie. En réalité, l´expérience du doute radical introduit l´idée d´une remise en question au plus profond de l´intelligible31. La philosophie occidentale, plutôt que d´être une entreprise de la déconstruction, est déjà elle-même une certaine histoire de la déconstruction. Le deuxième élément que Denis Kambouchner relève dans la lecture derridienne de Descartes est l´inanité du projet de langue universelle ; or, la déconstruction n´est pas une nouvelle langue (une novlangue), mais une grammaire passant par le prisme de la diversité des langues. La lettre de Descartes à Mersenne datant du 20 novembre 1629 prend parti contre la recherche d´une langue universelle. Descartes ne cède jamais à la tentation du logocentrisme et à la toute-puissance d´un discours. « Au reste, il y a déconstruction et déconstruction, ou plutôt, la déconstruction se dit sous plusieurs modes, tantôt montrant comment tout geste de crispation distinctive ou purificatrice reste sous la menace de ce qu´il veut éviter, tantôt exhibant le raffinement d´une dissémination chez un auteur rompu au jeu des signes »32. Nous n´avons pas une science moderne de la déconstruction versus une science classique de la construction, mais la saisie d´un geste existant chez les classiques et les modernes. L´histoire de la déconstruction n´est pas linéaire et semblable à un logos traversant les âges. C´est d´ailleurs dans cette optique que Derrida défend le projet husserlien d´une phénoménologie de l´histoire en partageant l´idée d´une critique de la raison historique33. L´histoire s´accomplit de manière non linéaire avec des pertes, des enrichissements.

11Jacques Derrida est un auteur à lire et à relire en fonction du projet qu´il a esquissé, celui de la déconstruction des discours, des idéologies trop certaines. Il a dégagé une lecture de la tradition philosophique suivant cette exigence de remise en question et d´ouverture à la différance. La déconstruction est la recherche d´une poétique34 au sens d´Henri Meschonnic, c´est-à-dire d´une langue non achevée où les signes renvoient à une supplémentarité infinie et non accrochée à des catégories spatio-temporelles figées. L´hommage à Derrida est une promesse d´écriture pour l´avenir : les traditions passées sont à réinterroger pour faire face aux défis du monde contemporain.