Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Yvonne Goga

Pères et mères dans la littérature contemporaine

Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles, sous la direction de Murielle Lucie Clément et Sabine Wesemael, Paris : L’Harmattan, 2008, EAN 9782296055025

1La complexité de la thématique des relations familiales abordée au Congrès International tenu les 25 et 26 octobre 2006 à l’Université d’Amsterdam aux Pays-Bas a déterminé la publication des actes en deux tomes distincts. Le premier est centré sur la figure du père et le deuxième est consacré à la multitude des représentations de la maternité dans les littératures française et francophones des XXe et du XXIe siècles.

2Le premier volume, Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure du père, « vise un survol diachronique de la littérature au XXe siècle », en mettant pourtant l’accent sur les écrivains contemporains, encore peu étudiés, tels : Pierre Bergounioux, Jean Rouaud, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Andreï Makine, Marie Nimier etc. Il est à remarquer aussi le large espace littéraire de référence : les auteurs des articles ne se limitent pas aux écrivains français, mais s’intéressent souvent à ceux africains, canadiens, même mauriciens d’expression française. De surcroît, la prose romanesque n’est pas exclusivement visée : le recueil propose quelques remarquables articles sur la relation de la fille avec le père absent ou incestueux dans les contes de Charles Perrault (Christiane Pintado, « Que devient la relation père-fille lors du détournement des Contes de Perrault dans la littérature de jeunesse contemporaine »), sur « la figure paternelle entre absence et imposture » dans le théâtre de Marie N’Diaye (Annie Demeyère, « Père amant, père absent… la figure paternelle entre absence et imposture dans Papa doit manger de Marie N’Diaye »), ou sur la réécriture de la tragédie grecque d’Œdipe dans la dramaturgie de Wajdi Mouawad, jeune auteur libanais vivant au Québec (Lydie Parisse, « Œdipe par temps de catastrophe : Incendies, de Wajdi Mouawad »).

3Tout cela conduit à la grande diversité des approches littéraires du thème des relations familiales, approches déterminées non seulement par la conception artistique de l’écrivain en cause, mais aussi par sa biographie (une bonne partie des œuvres analysées contiennent des références autobiographiques). Dans l’Introduction, Murielle Lucie Clément et Sabine Wesemael annoncent que les études du recueil se proposent de surprendre à la fois les différences culturelles déterminantes pour les relations qui s’établissent à l’intérieur de la famille et les similarités entre les cultures différentes de même que la préférence des écrivains discutés pour les situations familiales conflictuelles.

4La famille en conflit apparaît d’habitude au sein d’une communauté patriarcale où le père, souvent désigné dans les articles par le terme de pater familias, concentre toute l’autorité et tout le pouvoir décisionnel. Ce modèle existentiel du père autoritaire, voire tyrannique, peut être observé et analysé dans plusieurs types de communautés. Le roman devient ainsi le théâtre des manifestations d’une relation oedipienne établie entre pères et fils, relation qui ne connaît vraiment pas de limites territoriales. Ilia Lengu (« Les relations père-fils dans le roman fleuve Les Thibault de Roger Martin du Gard ») discute cette « figure du père » du point de vue de la sévérité excessive d’Oscar Thibault et de son incapacité de communiquer qui provoquent chez son fils cadet, Jacques, la réaction de révolte et chez son aîné, Antoine, une vraie sécheresse de coeur. Le contexte socio-historique qui permet l’épanouissement de ce modèle paternel autoritaire est dans ce cas celui de la France et de l’Europe du début de XXe siècle.

5L’espace littéraire français du XXIe siècle connaît un essor de la production narrative dédiée à la thématique de la filiation. Un changement majeur y est décelable : la figure du père devient floue, elle s’estompe jusqu’à l’absence. Cela fait que « le récit de filiation emprunte souvent la rhétorique du ressassement » affirme Laurent Demanze (« Mélancolie des origines »). Selon son opinion, des écrivains contemporains tels Claude Simon, Jean Rouaud ou Pierre Bergounioux revisitent le passé de la famille, « en compulsant les vieilles photographies et les registres d’état civil », « dépôts de souvenirs » qu’ils mettent à la base de leur construction identitaire d’individus et d’artistes. En ce qui concerne l’œuvre de Rouaud, de Nimier et de Bergounioux, Sylvie Ducas (« Père ou fils de ses œuvres ? ») parle d’une véritable « archéologie des origines » qui fonde la démarche scripturale, doublée par « l’effort d’invention » de l’écrivain. Celui-ci arrive ainsi à l’image inattendue d’un « père inventé », le fils devenant, paradoxalement, le géniteur de son père.

6Quelques-uns des auteurs des études incluses dans ce recueil s’occupent de l’espace littéraire canadien : Lori Saint-Martin (« Des pères absents aux filles meurtrières et au-delà : le rapport père-fille en littérature québécoise »), Geneviève Chovrelat (« Le cas Maria Chapdelaine ou une famille dans tous ses états »), Maria Savic (« Relation père-fille dans l’œuvre de Gabrielle Roy : dynamique oscillatoire entre rapprochement et éloignement »), Liliana Goilan-Sandu (« La relation père-fils ou la condition masculine dans Le fou du père de Robert Lalonde »), Isabelle Boisclair, (« Trois poissons dans l’eau. Les (non-)relations familiales dans Nikolski de Nicolas Dickner »). Terre de la rencontre entre plusieurs types de civilisations et mentalités très différentes, le Canada des romanciers connaît le problème à part de la légitimation de l’appartenance à sa nationalité par l’adhésion au modèle familial traditionnel, basé notamment sur l’autorité paternelle indiscutable. Lori Saint-Martin se propose, par exemple, une approche socio-historique et psychanalytique de la relation familiale dans le roman québécois traditionnel. Elle souligne l’évolution d’une image violente du père, — dans la prose d’Anne Hébert, de France Théoret, de Christiane Teasdale et de Nathalie Thomas — vers une représentation non violente mais pourtant patriarcale et dominatrice du masculin. Lori Saint-Martin souligne aussi un autre thème souvent abordé dans l’espace littéraire québécois, puissamment lié à la domination masculine, l’inceste comme forme d’agression physique et psychique qui entraîne la dissolution de la famille. Geneviève Chovrelat voit, au contraire, dans la prose de Louis Hémon, plus précisément dans son roman posthume Maria Chapdelaine, les signes précurseurs de la contestation et de la future dissolution de la cellule familiale traditionnelle.

7Certains articles déplacent les problèmes de l’incommunicabilité père/fils et de l’autorité paternelle devenue tyrannique dans l’espace littéraire africain de langue française. Neil ten Kortenaar (« Œdipe et les fils des indépendances africaines ») pose, par exemple, le problème du conflit œdipien sous la forme de la révolte des jeunes africains contre la tyrannie des anciens dans la prose de Mongo Beti, Ferdinand Oyono et Sembène Ousmane. La révolte devient le prétexte d’une vraie quête identitaire du jeune africain qui se voit obligé à des tentatives de s’affirmer par la négation de tout un ordre social injuste.

8Margarita García Casado (« Des pères et des filles à travers l’œuvre de Assia Djebar »), Sofiane Laghouati (« Le français, une tunique de Nessus pour vivre : Langue marâtre, et langue du père ») et Bernadette Höfer (« Regard, violence et mutisme : la relation père-filles dans la Voyeuse interdite de Nina Bouraoui ») s’occupent de la société algérienne, musulmane par excellence, donc patriarcale elle aussi. En analysant le roman la Voyeuse interdite de Nina Bouraoui, Bernadette Höfer souligne le fait que la domination du père dans une société musulmane est associée au mépris généralisé de la femme, considérée inférieure par rapport à l’homme. Le père, enragé par le manque d’un héritier mâle, devient violent envers sa fille, en l’obligeant à un double isolement : celui représenté par le voile, obligatoire pour une femme musulmane, et celui représenté par la consigne du silence. Par contre, Margarita García Casado et Sofiane Laghouati démontrent que le père assure la rencontre entre les deux héritages culturels, algérien et français, devenant l’agent principal de l’affranchissement de sa fille. Sofiane Laghouati désigne ce double héritage culturel par l’image métaphorique de la tunique de Nessus, doublement empoisonnée par le sang de l’Hydre et par celui du Centaure : la femme ainsi éduquée/empoisonnée ne trouve sa place dans aucune des deux communautés. La voie de l’écriture, le sceau ultime de cette double appartenance culturelle, isole définitivement la femme car, pour elle, écrire signifie se dévoiler.

9La problématique complexe de la rencontre de deux héritages culturels est abordée aussi pour l’étude de certains auteurs français. En analysant le roman L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Adina Balint Babos (« La rencontre fils-père dans L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio ») discute la superposition de l’espace culturel africain — père d’origine africaine — et européen comme initiation à la quête identitaire et à la réévaluation de l’image de soi.

10Le thème du métissage comme prétexte pour la découverte des racines culturelles est analysé aussi par Emmanuelle Radar (« “L’inceste patriphore”, ou la relation fille-père dans la Favorite de dix ans de Makhali-Phāl »). Dans le roman la Favorite de dix ans, ce thème est associé à celui de l’inceste, envisagé comme un acte naturel et parfaitement acceptable dans la société cambodgienne traditionnelle. La relation avec le père s’avère une étape essentielle dans la formation identitaire et spirituelle de la fille.

11Dans le deuxième volume du recueil, Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure de la mère, les études envisagent le rôle essentiel que la mère a dans la formation de la personnalité des enfants et dans la maintenance de la cohésion du groupe familial.

12La relation qui s’établit entre une mère et son enfant est différente en fonction du sexe de ce dernier, chose démontrée sans conteste par beaucoup d’études du recueil. Si la liaison avec la fille se fonde le plus souvent sur des positions concurrentielles, plus ou moins conscientisées par les personnages, la relation mère/fils s’avère plus variée comme formes de manifestations : elle va d’une union étroite, profondément idéalisée, jusqu'à des situations de domination maternelle castratrice et suffocante.  

13L’idéalisation du portrait maternel est souvent associée au thème de la mère absente ou décédée. C’est ce que Sylvie Lannegrand (« Écrire la mère disparue : Albert Cohen et Charles Juliet ») constate en analysant les romans le Livre de ma mère d’Albert Cohen et Lambeaux de Charles Juliet. Les deux romanciers transforment l’écriture en démarche évocatrice et compensatoire, censée combler le vide d’amour qui a été provoqué par la mort prématurée de la mère, vide qui a de graves conséquences sur la formation identitaire de l’enfant.

14Présente physiquement, mais parcimonieuse en ce qui concerne les manifestations de tendresse envers son fils, la mère apparaît dans l’œuvre proustienne (Bruno Viard, « La crise de la filiation chez Proust et chez Houellebecq » et Maarten van Buuren, « Le drame originel dans À la recherche du temps perdu ») comme un agent du déséquilibre affectif de l’enfant. Sans le vouloir, elle le pousse vers un état généralisé de déception, vers l’échec de sa vie sentimentale, mais aussi vers ce que Bruno Viard nomme « le saut dans l’Art pur ».

15La même manière d’envisager la mère comme ferment de la création apparaît dans la Promesse de l’aube de Romain Gary, livre d’inspiration autobiographique, discuté par Anna Lushenkova (« Le rôle de la mère dans le processus créatif ou l’existence de l’artiste par procuration : la Promesse de l’aube de Romain Gary »). Très présente dans l’existence de son fils, la mère se trouve à l’origine de toutes les démarches créatrices de celui-ci, même si son attitude s’avère parfois contraignante. L’auteur de l’article y voit même une sorte de transfert symbolique du talent littéraire de la mère vers le fils, ce qui conduit à l’idée de l’héritage culturel maternel.

16Une image à part de la figure maternelle devenue obsessionnelle est offerte par Aurora Manuela Băgiag (« Franz Hellens, “Naître et mourir ou la fusion avec l’élément maternel” »). L’auteur analyse « les multiples enjeux de la métaphore maternelle » chez l’écrivain belge, qui expliquent la construction amalgamée de sa prose.

17La relation mère-fils est souvent regardée par le focal de la perspective œdipienne. Diana-Adriana Lefter (« La relation mère-fils dans les œuvres fictionnelles et auto-fictionnelles d’André Gide »), décèle chez les héros gidiens la tendance à focaliser leurs pulsions érotiques sur des femmes qui leur rappellent la figure maternelle. Cela conduit à des dérangements de leur évolution en tant qu’adultes et hommes, et à des effets angoissants. Le roman le Crime d’Olga Arbélina d’Andreï Makine, discuté par Marek Mosakowski dans l’article homonyme, traite le même thème de l’érotisme excessif et castrateur qui conduit à une relation incestueuse mère-fils, consommée dans l’isolement total. Jacqueline Phaëton, (« Mère-abîme, mère-miroir, les relations mère-fille dans Desirada de Maryse Condé ») analyse, dans Desirada de Maryse Condé, la problématique épineuse du manque d’amour maternel, douloureusement associée à l’absence du père de l’univers familial. Le déséquilibre relationnel mère-fille se concrétise dans l’absence du discours direct, de tout contact physique et même de tout regard entre les deux personnages féminins, leur seule forme de communication étant épistolaire. L’exclusion du père de la relation mère-fille est le thème qu’Agnieszka Stobierska (« Le père chassé par la mère — des exclusions du père de la relation mère-fille dans la littérature féminine ») cherche et analyse dans la littérature féminine représentée par Claire Castillon, Noëlle Châtelet, Laurence Tardieu, Marie Nimier ou Solange Fasquelle. Les pères apparaissent dans les œuvres de ces romancières comme défaillants face à l’autorité maternelle, souvent ridiculisés et parfois expulsés de l’existence de leurs filles, ce qui conduit à un besoin de redéfinir le rôle des mères et de leur relation avec leurs filles : mère fragile qui se sent menacée par l’autorité virtuelle de son mari, femme dépressive ou, au contraire, mère dominatrice, excessivement puissante, qui impose son pouvoir tyrannique aux autres membres de la famille.

18Une manière plus ample d’aborder la relation de l’enfant avec ses géniteurs est proposée par Hans Hartje (« Relations orageuses. L’adolescent et ses parents dans la fiction de langue française du XXe siècle »). L’auteur déplace l’intérêt de son analyse vers l’image de l’adolescent en conflit avec la famille en faisant des références à l’œuvre du romancier français Hervé Bazin qui, par le personnage de Folcoche, construit l’image mémorable d’une maternité monstrueuse, dominatrice et contraignante qu’un père totalement incapable de tout acte de volonté ne peut point contrebalancer.

19L’espace littéraire dramatique qui traite la thématique des relations familiales suscite lui aussi l’intérêt de plusieurs articles. Kinga Zawada (« L’espace familial de l’enfermement dans le théâtre de Tremblay : l’exemple de Marcel ») considère que le théâtre de Michel Tremblay envisage la famille « comme la source de traumatismes individuels aussi bien que collectifs » étant « un lieu de discorde, d’impuissance et de frustration, fréquemment caractérisé par la solitude, l’enfermement et la claustration ». Cory Alan Burns (« Le théâtre de Michel Tremblay et l’impasse communicative dans la relation frère-sœur : le cas d’Albertine et d’Édouard ») discute, chez le même dramaturge québécois, la relation entre un frère travesti et une sœur frustrée et égocentrique.

20Dans l’espace théâtral français, notamment chez Sartre, le thème de la famille rencontre celui de la culpabilité et de la responsabilité de l’être humain. Bien que la famille sartrienne devienne elle-même le théâtre des conflits entre ses membres et de leur solitude généralisée, Renata Jakubczuk (« Relations familiales dans le théâtre de Jean-Paul Sartre ») n’y voit pas un échec total et croit au pouvoir du couple de se sauver de la dissolution.

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22Tous les articles du recueil Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles (tome I : La figure du père et tome II : La figure de la mère) ne font que prouver une réalité indéniable : les relations établies à l’intérieur de la famille constituent un thème récurrent dans la littérature moderne et contemporaine, visité par les écrivains français et francophones des XXe du XXIe siècles. Le livre en deux volumes, paru sous la direction de Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, réussit ce qu’il se propose : une approche polyvalente et une large compréhension du phénomène littéraire représenté par les relations familiales.