Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Laurent Demanze

François Bon : un auteur au présent

Dominique Viart, François Bon. Étude de l’oeuvre, Paris, Éditions Bordas, coll. « Écrivains au présent », 2008.

1Avant tout, il faut reconnaître l’ampleur et l’engagement de la nouvelle collection que Dominique Viart inaugure ici. Car il s’agit d’explorer les œuvres en devenir d’écrivains contemporains, dans une volonté de maintenir l’exigence d’un discours critique et de faire découvrir à un large public les récits de Jean Echenoz, Annie Ernaux, Pascal Quignard et François Bon. Cette double exigence détermine l’architecture de chaque volume, puisque de volume en volume se retrouve une semblable tripartition : contextes et enjeux, territoires et trajets, dialogues et résonances. Chaque volume s’accompagne d’un choix bibliographique précieux et précis comme autant d’appels à poursuivre et à approfondir la lecture. Cette collection est donc plus qu’une suite de monographies, puisqu’elle propose des repères pour ses lecteurs et un cadre souple pour ses auteurs. C’est aussi un projet ambitieux puisque chaque volume développe l’ouvrage, récent mais déjà de référence, La Littérature française au présenti, qui reparaît complété, enrichi et avec une nouvelle maquette pour l’occasion. On tient dans cette collection appuyée sur la synthèse générale ce qui deviendra à terme l’un des meilleurs outils pour la compréhension de la littérature d’aujourd’hui, et l’on attend déjà les prochaines parutions qui viendront augmenter l’ampleur de ce panorama.  

2L’ambition que se donne Dominique Viart dès les premières pages est de ne pas réduire l’émergence des écrits de François Bon à son contexte. Il note évidemment les lectures de l’écrivain, qui sont autant d’empreintes et d’emprunts ; il retranscrit les enjeux esthétiques de l’époque et dessine les lignes de force d’un champ littéraire où se marquent à la fois le reflux des avant-gardes et l’effacement des projets réalistes. Mais comme un historien, critique envers ses outils, il tente de dire l’événement que représenta la publication de Sortie d’usine en 1982, sans araser l’événement éditorial à l’aune des bouleversements esthétiques qui vont marquer les années 1980. Il s’agit ainsi de rendre compte de ce qui fait événement dans la littérature, ce qui en elle prend à rebours les tendances et les attentes d’une époque : comment un jeune écrivain peut marier le désir de rendre compte du réel et les apports d’une modernité expérimentale, que portent les éditions de Minuit. Cette tension à l’œuvre dès le premier roman entre le désir de rendre compte du réel et le refus de la représentation engage une recherche formelle et une inventivité générique.

3C’est cette tension que poursuit la première partie de l’étude à travers les textes de François Bon. Il ne s’agit pas d’égrener les livres de l’auteur l’un après l’autre pour décrire une genèse ou célébrer un avènement littéraire, mais de dire d’emblée les enjeux de ces textes dans une œuvre en perpétuel réajustement. Ils sont triples selon Dominique Viart : prendre en charge une époque marquée par l’inquiétude de la mémoire, interroger la nécessité anthropologique de la représentation mais pour la distordre, saisir la figure moderne de la ville. Un des apports importants du livre est de présenter ici une véritable esthétique de l’auteur, non seulement dans ses figures et ses lieux, mais dans sa manière discordante et excessive de dire le réel : non pas un réalisme avec l’ambition de refléter fidèlement le monde, mais un art expressionniste avec ses puissantes distorsions et ses exagérations subites. L’écriture de François Bon par ses décrochages et sa rugosité, par ses emboîtements de perspectives, interroge plus le besoin de représentation qu’il ne s’y soumetii.

4Malgré la mention roman sous le premier récit de François Bon, il est difficile de plaquer les catégories génériques sur ses textes, tant il s’emploie à confronter et féconder les genres les uns les autres. C’est le mérite de Dominique Viart de montrer dans un deuxième chapitre cet art de l’hybridation et de la bouture, de souligner la singularité formelle des textes de François Bon, en contrepoint des grands genres littéraires : roman, récit, théâtre et autobiographie. L’étude montre ainsi le devenir d’une œuvre qui commence par le roman puis par le récit, mais pour en contester les conventions, traverse les pratiques théâtrales sans jamais se départir d’une implication intime, très éloignée des récits autobiographiques, puisqu’elle procède à l’oblique par métonymies d’objets, par événements déhistoricisés. De distorsions génériques en expérimentations formelles, il s’agit aussi de souligner à quel point la question de la voix, et des paroles adressées est au cœur de la poétique de l’écrivain, non pas seulement la recherche d’une voix intime frottée d’altérité, mais la prise en charge des voix et des paroles de ceux que l’on n’entend pas. Car si François Bon semble emprunter au théâtre, c’est moins pour fonder le lieu d’un affrontement ou d’un échange que pour construire un rite : s’adresser à la communauté assemblée ou convoquer l’écoute, par juxtaposition monodique. Ces voix s’immiscent dans l’écriture et la bousculent, par l’intégration de parlures, de leurs syncopes ou de leurs fautes comme autant d’accrocs à l’ordre du monde et de la phrase : cette phrase sans cesse bouturée par les mots des autres rejoue selon Dominique Viart à la fois une anamnèse de l’auteur qui y retrouve le parler familial entendu quotidiennement durant l’enfance et le ton d’un Rabelais qui sait que la politique est affaire de langue. Souvenirs intimes et échos intertextuels rendent ainsi compte de l’invention proprement linguistique de l’auteur. Il y va ainsi d’une éthique, non pas par quelque impératif moral, injonction idéologique ou construction de soi, mais par cette politique de la langue, par ce dialogisme où résonnent les voix des délaissés et des minuscules, pour reprendre le mot de Pierre Michon que François Bon ne désavouerait pas. C’est dans la langue que s’élabore ce que Dominique Viart appelle une responsabilité de l’écrivain, dans l’invention syntaxique et formelle que se construit une éthique.

5Dans une troisième partie, il s’agit de dire les échos et les résonances de cette œuvre, dans les croisements artistiques, les échanges littéraires ou les aventures numériques. L’univers littéraire que François Bon a construit à mesure est bien celui d’un réseau, pour prendre une image technologique. Si bien que ses textes s’élaborent par confrontation de pratiques, avec la musique, la peinture ou la photographie, mais aussi par construction d’un dialogue incessant avec les autres écrivains. À travers l’exemple singulier de François Bon, Dominique Viart pointe du doigt les métamorphoses décisives du champ littéraire. D’abord que le champ littéraire est ouvert aux autres expérimentations artistiques, qu’elle s’élabore par innutrition et confrontation, cherchant sa spécificité non pas dans le creusement d’une identité mais dans l’épreuve d’une différence. Ce que François Bon fait avec les Stones, Hopper ou Schlomoff n’est pas sans rapport avec l’interrogation fascinée d’un Pascal Quignard pour la musique, l’hébétude d’un Pierre Michon envers la peinture ou la pratique photographique d’un Gérard Macé. Ensuite parce les propositions numériques de François Bon portent la question sur la place et l’importance de la littérature dans notre société, sur les aventures du livre et son devenir. Enfin, parce que ces dialogues modifient en profondeur le fonctionnement des cénacles et des cercles littéraires, des regroupements et des écoles, que l’histoire littéraire aime tant parce que ce sont autant de jalons pour un découpage chronologique.

6À la forme centripète du groupe d’écrivains que la Modernité rassemblait répond désormais la forme arachnéenne des échanges croisés, en « réseau » : la différence dialoguée, les enjeux et les urgences partagées plutôt que l’esthétique communeiii.

7À sa manière, François Bon élabore une communauté littéraire, non pas une communauté définie par des manifestes et des exclusions, mais cette communauté à venir appelée de ses vœux par Giorgio Agambeniv. C’est cette constellation que Dominique Viart dessine, donnant à lire à la fois l’univers sensible et amical d’un auteur, mais aussi un panorama de la littérature d’aujourd’hui, qui échappe au découpage générationnel ou générique, mais fonctionne par affinités.

8Les textes de François Bon s’inscrivent dans une réhistoricisation de la littérature, consciente du temps, de l’histoire comme de son époque. Et c’est une des forces de l’écrivain d’articuler les paysages du temps et les passages du présent, la conscience d’une durée et les secousses de l’instantané. Car que ce soit dans Temps machine ou dans Paysage fer, Dominique Viart montre un écrivain aux prises bien sûr avec le présent, mais un présent tramé de rémanences et de traces, un présent qui semble le résidu d’un désastre. Quelque chose a eu lieu, s’est défait, une transmission des pratiques et des savoirs est désormais caduque : pareil à la célèbre figure d’un Walter Benjamin en chiffonnier du temps, François Bon dit le présent, mais pour montrer ce qui en lui travaille d’un passé dénié ou biffé, pour dire malgré tout dans ces friches et ces ruines qu’il demeure sous la forme d’une étrange hantise. L’écrivain ne célèbre donc pas la transmission d’une durée ou la continuité des temps, il travaille précisément à partir de ce qui ne passe pas, comme si le présent était orphelin d’un passé disparu.

9C’est un des mérites du livre de Dominique Viart de rappeler avec force que l’écriture de François Bon, écrivain du réel et du présentv, ne s’évanouit pas dans la captation des paysages de friches et des zones urbaines, ni dans la sensation de l’instant. Le spectacle du présent est souvent emporté par une inquiétude de l’histoire, sinon par un pressentiment d’apocalypse ou par une tonalité fantastique. Car ce passé qui ne passe pas revient, lorsqu’il est dénié par le culte de l’instant sous la forme de revenants et de hantisesvi.

10Face à cette apocalypse silencieuse, François Bon n’hésite pas à user d’un ton également apocalyptique pour clore cet ultime parcours des cimetières de l’Histoire où gisent pêle-mêle les compagnons morts, les savoirs défunts, les luttes désormais sans objets et les idéologies trompées. (39)

11Il y a bien, comme le dit Dominique Viart, des fantômes de l’histoire : non seulement par l’évocation allusive des pires pages de notre siècle, par la prise en charge d’un basculement de civilisation qui a mis fin à une forme de la société industrielle, par l’évocation de ces vies massacrées ou meurtries, mais aussi parce que l’histoire revient comme fantôme. Cette évanescence de l’histoire, ces « affleurements de mémoire », note Dominique Viart, « c’est précisément dans le cours même du présent qu’il faut l’entendre » (46). « Il s’agit de témoigner de ce qui n’a plus désormais d’existence que fantomatique » (35).

12En somme, cette étude fait bien de François Bon un auteur moderne. Non pas qu’il s’inscrirait dans une certaine modernité oublieuse du temps, insoucieuse du changement, pour se satisfaire des éclats du présent. Mais un auteur moderne comme Baudelaire le fut, c’est-à-dire en témoin vigilant du présent, soucieux de dire ce qui à chaque instant disparaît, et qui sait que la forme d’une ville change plus vite que le cœur des hommesvii.