Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Été 2004 (volume 5, numéro 2)
Jérôme Ceccon

Métissages littéraires entrelacés

Pluralité des langues et mythe du métissage. Parcours européen, Sous la direction de Judit Karafiát et Marie-Claire Ropars Presses Universitaires de Vincennes, Coll. Créations Européennes, 2004, p. 206.

1Repoussant l’utopie qui prétendrait mettre fin à la séparation des langages, les auteurs parlent davantage d’une différence en devenir, s’épanouissant dans le partage. C’est dans cet esprit que Judit Karafiát et Marie-Claire Ropars introduisent ce volume qui rassemble certaines communications présentées lors d’un colloque organisé en France en novembre 2001, dans le cadre de la saison franco-hongroise accompagnant la naissance d’une Europe élargie.

2Dans la première partie et, sous le titre Migrations, un vaste territoire européen est exploré. Christopher Luken nous invite à suivre les péripéties du latin à côté du français, de l’anglais et de l’allemand dans l’Europe médiévale. Nous rappelant l’oscillation entre le versant maternel d’une langue de l’enfance et le versant paternel d’une langue de la raison, l’auteur s’interroge sur la réalité d’une langue unique que l’on pourrait posséder. Tout en rappelant la tension entre Babel et Pentecôte - l’incompréhension et la compréhension - il souligne l’importance du partage des langues afin d’échapper à l’enfermement sur son territoire qui caractérise la langue commune du roi et de la nation.

3Reprenant la pérégrination du latin, Tivadar Gorilovics rappelle, dans sa contribution sur le latin dans la presse hongroise, la tentative d’éradication de cette langue comme le corollaire d’autres combats et de la décision d’imposer la langue russe rendue obligatoire. Ultérieurement, le latin retrouvera un peu ses lettres de noblesse, octroyant, à l’occasion, une caution de sérieux. Mais le latin s’invite alors dans la presse, même parfois de façon inattendue, laissant apparaître des accidents linguistiques, évoqués non sans humour par l’auteur et découlant du maniement incertain de cette langue.

4Ildikó Lorinszky poursuit, dans sa communication « Réflexivité du roman », par l’évocation de Cervantès que Flaubert considérait comme un maître inégalé et dont il conseillait la lecture. Souhaitant écrire « la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée », Flaubert rappelle le Quichotte de Cervantès. De la même façon que toute langue rappelle et subit l’attrait d’une autre langue, le héros semble courir d’œuvre  en œuvre, toujours étranger et tout de même ressemblant. L’œuvre de Cervantès traverse alors celle de Flaubert, tandis qu’Hamlet et Quichotte laisseront des traces dans les écrits de Tourgueniev. Et ainsi continuent à naître et à vivre les personnages qui ressuscitent tout au long de l’histoire.

5Le cas des Mémoires de Casanova est soulevé, dans : « Réécriture et réception » , par Ilona Kovács qui nous fait découvrir les aventures d’un texte dont la traduction trahit sciemment la pensée de l’auteur. Le texte des Mémoires sera repris par le traducteur qui, transformé en censeur, élimine ou modifie selon son bon plaisir les passages qui ne correspondent pas à sa grille des valeurs. Ainsi se forge une image fausse dans l’opinion publique, sous prétexte que l’aventurier ne peut être un écrivain conscient. Toutefois, les littératures du centre de l’Europe continuent à admirer l’énergie vitale et la joie de vivre de ce Vénitien qui apparaît aux Hongrois comme « un exilé, un banni tout autant qu’un escroc séducteur de femmes ».

6Au terme de cette première partie sur les « Migrations », Zineb Ali-Benali souligne le retour de l’usage de la langue française chez les écrivains algériens contemporains, face à l’arabe qui reste la langue du Livre et ne peut accueillir toutes les expressions imagées et populaires. L’auteur n’hésite pas à rappeler, dans sa communication Langue de l’ailleurs…, l’aspect de  coercition qui accompagne toute politique d’assimilation ou d’acculturation, remarques fort pertinentes et instructives dans le monde d’aujourd’hui. Le père interviendra pour que son enfant rejoigne, à travers la langue, un autre monde. Si, plus tard, l’enfant devient écrivain, il dira et décrira, dans cette langue venue d’ailleurs mais qu’il aura fait sienne, son monde d’origine. Toutefois, il  continuera à pleurer dans la langue de sa mère.

7La deuxième partie de l’ouvrage aborde le thème des langues sous le titre de : La langue plurielle. Une communication de Patrick Quillier, à propos de l’hétéroglossie de Fernando Pessoa, parle de l’invention d’une poésie multilingue. Le « plus de langue » pessoen ne s’enferme nullement dans une pluralité et en un simple va-et-vient entre les langues mais souhaite que l’on soit « constamment autre ». Pessoa, poète aux langues hétéronymes, laisse entrevoir une possible unité dans la musique, un chant « sans mot ».

8L’auteur Arthur Koestler nous est proposé par Judit Karafiát. C’est entre le hongrois qui peu à peu s’efface, l’allemand et l’anglais qu’oscille Koestler, orphelin de sa langue maternelle. Voulant marquer la fin d’un savoir commun, il choisit comme titre d’un de ses recueils : La tour de Babel. Cet hongrois qui refuse d’être considéré comme tel, en raison du fait qu’il s’exprime dans une autre langue, opte pour l’anglais et devient un journaliste cosmopolite. Creusant ses propres origines, il démontrera que les juifs « askénases » ne descendaient pas des Tribus d’Israël mais d’un peuple du Caucase, les Khasars, et ne seraient donc pas des sémites. Koestler fournira sa propre pierre au chantier de cette Europe à laquelle il appartient

9Xavier Galmiche nous introduit dans le monde multilingue d’Ivan Blatncs qui entend résonner dans sa boîte crânienne diverses langues, à la suite d’un mauvais plombage dentaire qui le transforme en transistor. Ayant décidé de ne pas regagner sa Moravie à la fin d’un congrès se déroulant à Londres, Ivan Blatncs, ce polyglotte asilaire, se réfugie dans le silence dont il émerge, fou du langage et des mots, dans une sorte d’intertextualité poétique qui le voit piller les surréalistes français ou tchèques. Il aspire par ailleurs à un certain ordre dans le chaos qui l’entoure et, en tant que poète, tend à réconcilier et apaiser, tel le transistor condamné à une réceptivité vorace et à une impassibilité inaltérable.

10C’est la philosophie qui est enfin abordée par György Tyverdota dans sa communication sur Andor Németh, auteur d’un essai philosophique en trois langues. Németh compare une œuvre de Heidegger à L’Être le Néant de J.P. Sartre. Cet essai est rédigé en trois langues : hongrois, allemand et français, sans que les deux dernières versions ne soient une simple traduction du texte hongrois dans lequel les mots étrangers s’intègrent harmonieusement. Il ne s’agit pas d’un alliage linguistique mais du respect de l’identité de chaque idiome. Le trilinguisme de Németh répond à une volonté de communication culturelle, dans le respect de l’altérité.

11En ouverture de la troisième partie qui traite de la Duplicité du métissage, Gergely Angyalosi  invite le lecteur à découvrir le fonctionnement de ces idiomes, leurs rôles stratégiques dans les relations interculturelles, non seulement européennes mais mondiales. Il étudie le nationalisme philosophique de Jacques Derrida, en s’étonnant du rapprochement des termes nationalisme et philosophie, alors que la marque de cette discipline est l’universalisme. Derrida se pose évidemment la question du rattachement des idiomes aux appartenances nationales. Reprenant le mythe de Babel, il constate que le caractère intraduisible de ces idiomes présente « une agression…à l’égard du philosophique ». Depuis la fin du XIXe siècle, surgissent des théories sur l’esprit et l’identité des nations en Europe. Mais un mode de pensée singulier à chaque communauté est incompatible avec la traduction de leurs moyens d’expression. La philosophie se doit, en effet, de considérer la pensée humaine comme unique et indivisible. Sans occulter l’universalisme, Derrida souligne la nécessaire mise en valeur des différences que l’on ne peut réduire. Il dénonce l’exaspération nationale qui souvent se transforme en nationalisme. Derrida – juif d’Alger et donc d’un pays colonisé – rejette la culture française hégémonique mais étrangère. La greffe, tel un corps étranger qui vient s’insérer dans la culture française, peut se muer en xénophobie. Quittant Derrida, G. Angyolasi s’intéresse à Georg Lukacs, homme de grande culture, qui se voit reprocher son « obscurité allemande » et son attrait pour les littératures étrangères. Dans ce culte de la philosophie  représentant l’esprit national plus que l’autre qui est étrangère, Lukacs  décèle un refus xénophobe. Mais l’universalisme affiché n’est pas toujours une garantie, comme le prouve le communisme. La réflexion sur ces questions – et c’est là une conclusion à méditer - nous permettra d’éviter le refus de l’altérité et  de glisser vers la xénophobie.

12Le mythe culturel représenté par la ville de Trieste, à la frontière entre trois mondes, est abordé par Anne-Rachel Hermetet qui, dans sa communication : Trieste, un mythe culturel pour le XXe siècle ?, rappelle l’histoire et les auteurs, surtout Svevo, de cette ville qui devint le mythe de la cohabitation apaisée. Trieste est source d’un imaginaire faisant d’elle une cité littéraire, un lieu de la rencontre entre communautés et du métissage, une ville où le bilinguisme serait la règle. Ce mythe est toutefois contredit par une réalité plus prosaïque, laissant apparaître une ville où les communautés sont juxtaposées, parfois opposées, jamais mélangées. Anne-Rachel Hermemet dévoile ainsi l’impossible syncrétisme d’une ville qui se voudrait réunion alors qu’elle n’est que juxtaposition de communautés.

13Marc Martin débat, dans son intervention, de la rêverie de métissage chez Yvan Goll. Afin de défendre sa thèse de l’entrelacement des cultures, Y. Goll crée une « anthologie mondiale de la poésie contemporaine », sous le titre Les Cinq Continents. Il cherche surtout parmi ces Indiens d’Amérique et ces Nègres d’Afrique « l’enfance de l’humanité » qui est la garantie du « simple et profond amour de la nature », alors qu’il exclut de son esprit le dadaïsme et se laisse emporter par son europhobie qui n’inclut pas les slaves, en rêvant  d’une humanité nouvelle. A. Goll veut retrouver les sources de la vraie civilisation afin que les cultures puissent survivre et non être frappées de dégénérescence, en puisant à leurs sources et en pratiquant l’échange, dans un rêve de conquête visant à régénérer l’Europe occidentale.

14« Tristesse du métissage », tel est le titre retenu par Bruno Clément pour sa présentation d’Ismaïl Kadaré qui clôt cet ensemble. Homme de l’exil, Kadaré souhaite mêler et réunir ce qui semble venir d’horizons divers, dans une démarche tendue vers le métissage, tel l’embellissement de la cathédrale ancienne que l’on ne veut surtout pas détruire, comme si l’on tentait d’« enfermer deux âmes  dans un même corps », bien souvent par le truchement d’une volonté politique. Écrivain qui parle de ponts, de traductions, de ces objets qui marquent la volonté de métissage, Kadaré poursuivra dans cette tentative souvent vouée à l’échec.

15Cet ensemble de communications choisies en raison d’un thème commun mais dont la valeur est inégale, a le mérite de favoriser une nécessaire réflexion sur nos langues et cultures, à une époque de mondialisation rêvant d’unification. Ce parcours européen met à jour le multilinguisme des écrivains présentés qui semblent appeler l’émergence d’une autre Europe, d’une culture plurielle qui préserverait et encouragerait les diversités, condition et garantie du respect et de l’acceptation de l’étranger.