Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juillet-Août 2008 (volume 9, numéro 7)
Paul-André Claudel

Les chiffonniers du passé. Pour une approche archéologique des phénomènes littéraires

Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2008.

1Dans son dernier essai, Franco Moretti défend l’idée selon laquelle la compréhension réelle de notre passé littéraire — conçu non comme la succession bien réglée de quelques « monuments » mais comme la somme presque infinie des œuvres lues et écrites à chaque époque — implique l’adoption de nouveaux instruments, étrangers aux habitudes du chercheur en littérature : dans la perspective de Moretti, l’étude des « grandes masses » du patrimoine littéraire rendrait nécessaires des emprunts conceptuels aux autres sciences humaines, de la sociologie (pour ses statistiques) jusqu’à la géographie (pour ses cartes et ses vues d’ensemble) et même à la zoologie (pour ses arbres généalogiques ou évolutionnistes). « Les graphes de l’histoire quantitative, les cartes de la géographie et les arbres de la théorie de l’évolution » seraient ainsi appelés à se retrouver sur la table de travail du critique littéraire1.

2L’ouvrage de Moretti a le mérite d’encourager un changement de point de vue radical par rapport au paradigme historico-littéraire hérité de la tradition, qui non seulement semble centré sur quelques « œuvres-événements », mais paraît privilégier des outils internes à la littérature, au risque de s’enfermer dans des raisonnements circulaires. Il s’agirait, au fond, de prendre acte de la diversité des approches qui caractérise le laboratoire des sciences humaines : expérimentations inattendues, greffes méthodologiques de toutes sortes, fécondations, fusions et transplantations ne pourraient que bénéficier au chercheur en littérature. De toute évidence, son initiative invite à poursuivre le mouvement de décloisonnement, en ayant recours à des outils de modélisation venus d’autres espaces.

3C’est dans cette perspective que l’on pourrait lire un essai de Laurent Olivier que le hasard a fait entrer dans les librairies en même temps que la traduction française du livre de Franco Moretti : Laurent Olivier offre en effet une piste supplémentaire à ceux qui voudraient approfondir l’idée avancée dans Graphes, cartes et arbres, sur la possibilité d’un renouvellement disciplinaire par le recours à d’autres horizons scientifiques. L’essai en question nous présente peut-être, de surcroît, un modèle épistémologique véritablement complémentaire, par rapport à la perspective que Moretti semble vouloir élargir. La question que nous pose ce livre, intitulé Le sombre abîme du temps, est extrêmement simple : et si les études littéraires, en quête de modèles alternatifs, se tournaient non pas vers les « sciences statisticiennes » qui servent habituellement de référence et de caution, mais plutôt vers une discipline qui s’occupe elle-même des traces du passé, c’est-à-dire vers l’archéologie ?

4Que peut apporter à un « littéraire » la lecture d’un livre consacré à la pratique et à la théorie de l’archéologie ? à première vue, la rencontre entre les deux disciplines n’a rien d’évident. L’association des mots « littérature » et « archéologie » ne suggèrera au lecteur que des rencontres fortuites, ou de rares convergences : on songera aux ruines sur lesquelles méditait Volney, à la Gradiva de Jensen et aux « fantaisies pompéiennes » qui ravissaient Freud, on évoquera le souvenir de Mérimée (le plus « archéologue » des littéraires) et la figure emblématique de Schliemann (le plus « littéraire » des archéologues), on s’attardera sur l’ombre lointaine de Winckelmann ou de Lessing et l’on se souviendra peut-être de certaines métaphores insistantes de Foucault… mais au-delà de ces quelques échos, les points de contact paraissent fort limités. Pourtant, cette discipline semble pouvoir contribuer à la réflexion de ceux qui s’intéressent au fonctionnement de l’histoire littéraire.

5Laurent Olivier — enseignant à l’Ecole du Louvre et à l’EPHE, spécialiste de ce qu’il est convenu d’appeler la « proto-histoire » — a en effet pour ambition de participer à une redéfinition théorique de l’archéologie qui puisse, à terme, la dissocier très nettement des enjeux de la science historique ; à cette fin, il soulève avec brio une série de paradoxes dont pourrait aisément se nourrir une réflexion générale sur la « fabrication » de l’histoire littéraire. Qu’est-ce que l’archéologie selon Laurent Olivier ? La réponse est sans équivoque : « une discipline à la recherche d’une théorie », qui n’est jamais tout à fait sortie de l’« ancienne tradition des chercheurs d’antiquités » (p. 57). Sa fragilité épistémologique serait due non seulement à la part d’empirisme qui a longtemps présidé à sa pratique, mais aussi à sa situation de subordination par rapport à la science historique : de fait, elle semble condamnée, depuis le XVIIIe siècle, à n’être qu’une « simple illustration matérielle de l’histoire ». Ou, pour le dire en d’autres termes : « Dominée depuis toujours par l’histoire, qui l’écrase, l’archéologie peine à trouver sa voie particulière, qui n’est pas celle de raconter le passé » (p. 15).

6On ne se hasardera pas à réaliser ici un compte rendu exhaustif des thèses avancées par Laurent Olivier, d’autant plus qu’il paraît difficile, d’un point de vue externe, d’évaluer objectivement leur impact sur la théorie générale de l’archéologie (même si tout porte à croire que cet apport sera décisif). On cherchera plutôt à voir quels enseignements, quels usages — et peut-être quels détournements — peuvent en être proposés, dans le cadre restreint de la littérature. Pour cela, le plus simple semble d’isoler librement, au fil de cet essai foisonnant, cinq propositions essentielles, puis d’essayer d’esquisser des passerelles possibles vers l’histoire littéraire : on ne saurait nier que cette dernière représente, elle aussi, une discipline qui « peine à trouver sa voie particulière ».

71. Comment présenter, de façon synthétique, la recherche archéologique ? La meilleure définition de cette discipline passe, plus que par une synthèse abstraite, par l’évocation concrète de sa pratique : l’action archéologique est liée à un geste essentiel, qui est celui de la fouille ; elle est également associée à un paysage, qui est celui de la ruine ; elle est enfin directement dépendante d’un certain type d’objets matériels, qui sont les reliques et les fossiles de toutes origines qu’elle parvient à extraire du sol. On le voit à travers cette simple évocation : l’archéologie est, par excellence, la science qui ramasse les miettes du temps. Étrangère à l’idée de plénitude et de totalité, elle est tout entière dans l’après-coup, comme analyse confrontée à un état fragmentaire, proprement accidentel : la destruction et le ravage sont au cœur même de l’idée d’archéologie, considérée à la fois comme imaginaire et comme pratique : « des lieux abandonnés, jonchés de loques et de débris […] : l’archéologie n’a pas d’autre place que celle-là » (p. 70). Nulle autre discipline ne met ainsi, au centre de son action, la part essentielle de la perte ; nulle autre discipline n’est obligée de tenir compte à ce degré de la fragilité même du « reliquat » qui est son objet d’étude.

82. Ce statut particulier entraîne un questionnement inévitable : pourquoi et comment ces fragments ont-ils été conservés ? Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? Face aux débris du temps, avant même de proposer une interprétation fonctionnelle des matériaux exhumés, la science archéologique est amenée à s’interroger sur le pourquoi de leur conservation. En effet, chacun admettra que la voie logique du temps est celle de l’érosion des traces et de l’effacement de la mémoire : la majeure partie du monde qui nous entoure est voué, dans son glissement même vers le passé, à la destruction et à l’oubli. Comme le remarquait avec une pointe de mélancolie, au XIXe siècle, le géologue Charles Lyell, « les armées et les flottes paraissent n’avoir été rassemblées que pour se faire détruire, et les villes édifiées que pour tomber en ruines2 ». Si l’on admet l’existence presque fatale, dans la longue durée, de ce processus de retour à la poussière, alors la conservation même de certaines empreintes du passé ne pourra se concevoir que comme une anomalie ou un dysfonctionnement. De fait, chaque archéologue sait bien que les débris mis au jour ne sont jamais représentatifs directement du Passé (avec une majuscule), mais d’un passé qui s’est miraculeusement conservé, généralement en alternative à d’autres. L’ironie tient au fait qu’il s’agit d’un résidu temporel souvent « insignifiant » par rapport à ce qui existait en même temps que le vestige découvert : l’archéologie doit admettre non seulement l’état d’exception que constitue la conservation (par rapport à la voie logique de la destruction), mais aussi les aléas qui entourent la conservation de certains segments temporels : il faut reconnaître qu’il reste bien plus des citernes d’Alexandrie que de sa prestigieuse bibliothèque – qu’il reste bien plus de l’élégante station balnéaire d’Herculanum que de la plupart des édifices cultuels de la même époque.

93. Une fois admise l’existence de ces « anomalies », la phrase rituelle de l’archéologue (reprise par Laurent Olivier à Daniel Arasse) semble être, éternellement : « on n’y voit rien » (p. 176). Les vestiges sont en effet les témoins muets d’une signification qui s’est perdue : le travail archéologique est fondamentalement une entreprise d’interprétation et de décodage, réalisée dans une situation de discontinuité et de carence. De fait, l’interprétation est toujours une affaire de compromis entre la réalité des matériaux archéologiques exhumés, qui appartiennent à un lieu énigmatique de la mémoire, et la connaissance préalable qu’ont les archéologues du passé dont ces matériaux sont censés provenir. Mais le compromis est loin d’être aisé : il y a souvent rupture, contresens, car les vestiges peuvent témoigner d’un passé autre que celui auquel on s’attendait. Généralement, les datations scientifiques finissent en effet par souligner la « fiction des scénarios historiques » auxquels on avait initialement attribué les matériaux archéologiques. « L’exemple le plus flagrant est celui de l’archéologie impériale des Antiquités nationales des années 1860, qui réduit les vestiges pré-romains qu’elle découvre à la période de la guerre des Gaules », alors qu’elle est en train de révéler, sans le savoir, « des pans entiers de la culture matérielle des temps proto-historiques ». Forte de cet enseignement, l’archéologie doit s’abandonner à une forme de « temporalité probabiliste », en renonçant à restituer le passé « tel qu’il a été » pour proposer de simples hypothèses à son propos.

104. Mais cette incertitude ne se réduit pas seulement à la question, somme toute traditionnelle, de l’interprétation et de la datation du vestige : plus largement, elle met en crise la possibilité même d’un enracinement de l’objet trouvé dans un temps unique et définitif. L’archéologue, loin d’être enfermé dans un tête-à-tête avec le passé, est en effet sans cesse confronté à la relativité et au mélange des temps. Si l’archéologie est habitée par cet incessant « brouillage temporel », c’est d’au moins deux points de vue. D’abord dans le sens où « nous vivons parmi les vestiges du passé et nous-même produisons des restes qui constituent en puissance les vestiges de notre temps » (p. 15) : nul n’ignore la fâcheuse co-présence (génératrice d’interférences évidentes) entre la quête de la mémoire passée et la fabrication parallèle de la mémoire du présent. Ensuite parce que nous sommes pris dans l’onde de choc de bien des événements de notre histoire : tels de gigantesques palimpsestes mêlant des époques différentes, les sites nous renvoient l’« écho distordu du passé dans notre présent » (p. 166). Le site archéologique, bien souvent, est un bric-à-brac dans lequel des objets de plusieurs époques s’accumulent et se présentent à nous en ayant perdu leur bel ordre chronologique : le passé s’incruste dans le présent et vit avec lui, en donnant lieu à des phénomènes d’imbrication et non de succession. Une autre logique, beaucoup plus complexe que celle de l’enchaînement linéaire, se dessine chez l’archéologue.

115. La conséquence de cette polychronie, pour la pensée de l’archéologie, est une autre conception du temps, et surtout du rapport entre présent et passé. Pour l’archéologue, le passé, loin d’être un territoire lointain et inaccessible, est au contraire encore tout près de nous, tout entier enfermé dans notre présent : au creux même de ce qui paraît le plus actuel, comme les dragons de bronze gaulois qui sommeillaient, jusqu’aux dernières années, sous les pistes de l’aéroport de Roissy. On ne s’étonnera pas que, sur la base de cette certitude que tous les passés sont « logés » dans les plis du présent, à la manière d’un gigantesque feuilletage, l’archéologie s’empare peu à peu des temps historiques les plus immédiats : les dernières années ont vu l’extension progressive du domaine de l’archéologie, hors des confins auxquels l’avait condamnée la tradition positiviste. D’abord réservée à l’antiquité gréco-romaine, puis gagnant des territoires vers la civilisation paléochrétienne, l’archéologie s’est progressivement étendue jusqu’au Moyen Âge puis à la Renaissance, avant d’accomplir un bond décisif jusqu’au XXe siècle, à l’occasion des grands chantiers de fouilles liés à la Première et à la Deuxième guerre mondiale (ossuaires, fosses communes, camps d’extermination). De fait, le regard archéologique n’est plus réservé à une période précise : il dépend d’un point de vue particulier, oblique, qui se pose sur la « masse hétérogène de notre présent ».

12Ce que montre Laurent Olivier à travers ce parcours, dont nous avons largement simplifié les étapes, c’est que l’archéologie représente véritablement une autre modalité d’appréhension du passé — à partir de ses aberrations et de ses scories — par rapport au « temps organique » sur lequel se fonde le récit historique : l’histoire, qui reste marquée par l’héritage hégélien, tend à recomposer un « temps plein et dense en tous points », un « temps où chacun est expliqué par son emplacement puisque l’emplacement correspond au sens3 ». à l’opposé de ce que Benjamin appelait le « défilé des trésors culturels », la pensée archéologique se propose, elle, de fouiller les rares résidus qui traversent le temps, et qui affleurent « interrogativement » dans le présent. « Prendre le risque de se perdre dans le sombre abîme du temps que Buffon avait entrevu s’ouvrir sous ses pieds d’homme du XVIIIe siècle, bien avant Lyell et Darwin » (p. 18) : il y aurait là, en germe, une nouvelle forme d’histoire à développer.

13On reconnaîtra sans doute, derrière les thèses de Laurent Olivier, une influence directe des études culturalistes : à la lumière du « champ de ruines » qu’a laissé derrière lui le « court XXe siècle », celles-ci insistent sur les thèmes du trauma et de l’indicible dans la pensée contemporaine de l’histoire, et sur la nécessité d’inventer pour elle une nouvelle mémoire. Chacun s’aperçoit en effet (dans la continuité des réflexions sur « les mots de l’histoire » développées par Jacques Rancière, ou de l’essai de Jean-François Hamel sur les Survivances de l’histoire4) qu’au « passé conscient » et « solide » qu’a longtemps construit la « grande histoire » il convient d’associer aujourd’hui des recherches sur le passé « inconscient », « refoulé », « friable » ou « délabré » qu’elle a pu laisser derrière elle. Selon Laurent Olivier, ce passé lacunaire est précisément celui que découvre à chaque instant l’archéologie. En d’autres termes, au temps hyperfonctionnel nécessairement reconstruit par l’horlogerie historique il semble urgent d’adjoindre une analyse des dysfonctions du temps.

14Quels liens peut-on tisser entre les propositions théoriques de Laurent Olivier et les réflexions contemporaines sur le statut de l’histoire littéraire ? à première vue, les propositions de Laurent Olivier semblent ne pouvoir être utilisées que comme une source d’inspiration parmi d’autres, dans le cadre plus général d’une réflexion sur la construction de la mémoire littéraire (à ce propos, il faut souligner qu’au fil de l’essai, le lecteur rencontrera un grand nombre de références très familières, du Borges de « Kafka et ses précurseurs » jusqu’au Cendrars inventeur du concept de « prochronie », en passant par les interrogations de Benjamin sur le concept d’histoire et les considérations de Nietzsche sur l’« actio in distans »). Au-delà de cette parenté générale, l’intérêt de la démarche de Laurent Olivier semble se manifester à deux niveaux.

15L’ouvrage a d’abord le mérite de remettre en perspective les enjeux de sa discipline par rapport à l’histoire, considérée comme matière académique dominante, devant nécessairement servir de modèle épistémologique aux autres branches des sciences humaines. Or, la valeur « modélisante » de l’approche historiciste — né d’un rapport de forces qui a longtemps été en sa faveur dans le champ des sciences de l’homme — mérite probablement d’être remise en question. Comme l’écrit l’archéogéographe Gérard Chouquer dans son rapport sur Des vestiges (le mémoire d’Habilitation à diriger des recherches qui est à l’origine de l’essai de Laurent Olivier) : « Les historiens français avaient pensé gouverner le monde des SHS en organisant à leur profit la pyramide des savoirs, à l’époque de Fernand Braudel et du territoire sans cesse plus expansif de l’historien5 ». Aujourd’hui, alors que chacun semble constater une forme de « panne de l’école des Annales », et que les débats sur la « politique du récit » qui sous-tend l’historiographie moderne ont fait entrer celle-ci dans une zone de turbulences, il paraît nécessaire de ne plus prendre les schémas théoriques hérités de Febvre, Bloch ou Braudel pour des modèles directement exportables. On voit ce qu’une telle mise en garde peut avoir de salutaire dans le champ de l’histoire littéraire (laquelle a longtemps eu tendance à se penser dans une forme de soumission par rapport à une méthodologie historique généralement déjà dépassée au moment de son importation).

16Au-delà de cette première perspective, il existe peut-être un second niveau de lecture, plus original et plus stimulant : si Le sombre abîme du temps tente de définir une archéologie radicalement détachée des problématiques de l’histoire, on est amené à se demander si l’on ne pourrait pas réaliser une sorte de « transfert de méthode » et proposer, de la même façon, de réfléchir à ce que serait une archéologie littéraire qui se situerait dans une voie parallèle rapport à l’histoire littéraire. En d’autres termes, la lecture du livre de Laurent Olivier nous suggère qu’il pourrait peut-être exister, parallèlement aux projets d’« histoire littéraire » (conçue comme mise en récit des événements du passé), une « archéologie littéraire » (entendue dans le sens d’une interrogation directe, très concrète, des lacunes ou des failles structurelles de cette histoire littéraire). Pour conclure, on peut proposer une brève rêverie — rien de plus qu’une rêverie, bien sûr — sur ce que serait cette sorte de sous-discipline, cette « archéologie littéraire », du point de vue de ses postulats de base et de ses directions de recherches.

17La première chose que nous rappelle utilement l’essai de Laurent Olivier, lorsqu’il parle du « paysage du présent » comme d’un amalgame de « temporalités survivantes », c’est que le spectacle que nous contemplons depuis notre présent n’est évidemment pas le passé de la littérature « tel qu’il a été », mais le résultat du long travail du temps sur la littérature, ou, en d’autres termes, la somme de ce que nous tenons pour « littéraire » depuis le point de vue relatif de notre présent : le résultat d’un processus de constitution dont il est impératif d’interroger les modalités et de comprendre les écarts, pour les siècles lointains comme pour les années les plus proches. L’une des questions centrales, susceptible de mettre en évidence ce qu’Antony Saville nommait « the test of time6 », serait : « Pourquoi ces traces plutôt que d’autres ? » Deux directions s’ouvriraient alors, pour sonder la « face cachée » de la mémoire littéraire.

18Une première piste de travail consisterait à se donner pour mission de compléter la trame du passé apparent, c’est-à-dire de ressusciter des objets oubliés, ou simplement négligés, par l’histoire littéraire (dans le cadre d’un travail d’exhumation et de découverte). Il s’agirait de mettre au jour les aberrations de l’histoire — ce que l’on pourrait appeler la galerie des monstres de l’histoire littéraire — en allant littéralement « creuser » vers des textes enfouis ou considérés comme illisibles. Dans cette optique, qui n’est pas sans rappeler celle de l’essai intitulé The Book of lost books de Stuart Kelly7, l’archéologie littéraire se proposerait d’examiner tout ce qui transparaît dans les failles du récit historique : ce qui résiste, ce qui pose problème à la reconstruction unilinéaire du passé. Cette quête obstinée des exceptions ou des contre-exemples ne serait pas sans analogies avec la façon dont l’archéologie s’est constituée, au XIXe siècle, comme ce qui posait problème à l’histoire — trop bien écrite — des grandes durées culturelles8.

19Une seconde piste viserait à trouver non de nouveaux objets, mais de nouvelles manières de décrire les objets déjà existants, en s’inspirant des méthodes de l’archéologie comme « interrogation du temps ». On pourrait citer, à ce titre, une longue série de phénomènes archéologiques dont on pressent qu’ils ont leur équivalent dans l’étude de la durée littéraire, mais dont il faut reconnaître qu’ils ont été rarement étudiés en tant que tels.

201. Temps long et cycles ralentis. Laurent Olivier insiste par exemple sur l’importance du « temps long » dans la compréhension de bien des phénomènes de sédimentation historique : parallèlement au « temps court » du progrès humain des derniers siècles, il souligne la persistance de structures temporelles hyper-dilatées, à l’image de certaines périodes de stase technologique qu’il conviendrait de compter en dizaines de milliers d’années, car elles sont plus proches du temps géologique que de la durée culturelle. On retrouve là l’écho des réflexions de Braudel sur le « temps long » auquel les études littéraires font souvent référence, mais qu’elles peinent à exploiter concrètement : la recherche historique a pris acte depuis de nombreuses années de ces étranges lenteurs (parallèles à des évolutions de surface bien plus rapides9), mais la réflexion sur la littérature n’en a guère tiré profit. Ces cycles « ralentis », cette « inertie de la matière », ont-ils une équivalence dans le système littéraire ? Quels sont, à l’échelle pluriséculaire, les lignes invariantes — ou « peu variantes » — de notre production littéraire ? Peut-on recomposer, à partir de ces lignes, une échelle des différents rythmes évolutifs qui caractérisent la littérature ? Existe-t-il un classement des vitesses d’évolution, en fonction des appartenances génériques ? Chacun sait que la dislocation d’un empire continental (byzantin, ottoman, austro-hongrois…) produit, historiquement, des contrecoups que l’on ne peut mesurer qu’à l’échelle de plusieurs siècles : la littérature n’a-t-elle pas, elle aussi, ses empires en déroute, dont la lente décomposition occupe des centaines et des centaines d’années ? (Sommes-nous encore, sans le savoir, en train d’assister à l’agonie de l’épopée ?)

212. Disproportions des résultats. Le deuxième phénomène, dans la continuité du précédent (mais du côté cette fois de la biologie), concerne les curieux effets de disproportion que Laurent Olivier relève dans l’action de certains organismes à travers le temps : dans la longue durée, Laurent Olivier observe que le travail d’organismes minuscules et insignifiants produit graduellement des constructions (ou des destructions) extraordinairement massives, pour ne pas dire disproportionnées. Bien qu’ils échappent à la vue, ces animaux — à l’image du corail, des mousses, des champignons, des lichens — ont un rôle essentiel dans la continuité du vivant, et dans la production de matière de celui-ci. L’image pourrait prêter à sourire, mais elle est évocatrice. Un tel constat invite à engager une réflexion sur le rôle des « accidents minimes » dans l’histoire littéraire : à côté des « majeurs » isolés, à côté des grands événements de la littérature (scandales, batailles médiatiques, polémiques), à côté de tout ce qui « fait date », ne peut-on prendre en compte l’existence de phénomènes silencieux et « indatables », mais qui n’en auraient pas moins, dans leur accumulation ralentie, un effet majeur ? On trouverait dans cette image d’un « bestiaire mineur » une possible réinterprétation de la paralittérature, considérée comme une somme de textes dont l’existence ne parvient que lentement à la lumière, à la faveur d’un effet de nombre.

223. Solidarités morphologiques. Dans un autre registre, sans doute plus intriguant, Laurent Olivier souligne l’importance des lois d’auto-organisation de la matière résiduelle : il semble indiquer par là que certains vestiges des temps passés possèdent une curieuse aptitude à s’inscrire dans le sol selon des configurations susceptibles de garantir leur conservation réciproque. Ces agencements morphologiques solidaires retiennent l’attention. Encore une fois, ne peut-on repérer un fonctionnement analogue dans l’espace littéraire ? Au-delà des appartenances génériques de tel ou tel livre, ne peut-on identifier des « effets d’auto-organisation » des œuvres entre elles, des configurations garantissant leur survie collective ? (On pourrait songer, dans cette optique, aux binômes dont est friande l’histoire littéraire : n’avons-nous pas là un exemple de ces configurations minimales de la mémoire, qui associent en l’occurrence deux destins l’un à l’autre, sur le modèle du couple Montaigne—La Boétie ?)

234. Pleins et vides. Laurent Olivier insiste par ailleurs sur l’alternance irrationnelle entre plein et vide qui caractérise la conservation matérielle des reliques ; l’archéologue souligne par exemple qu’un vestige ne peut traverser les siècles — et garder sa « lisibilité » aux yeux d’un éventuel découvreur — que si la couche dans laquelle il est enfoui est entourée d’un espace vierge, privé de traces parasites. C’est finalement ce linceul de vide, présent en amont et en aval, qui garantit la bonne conservation du vestige et de la « trace » qu’il représente. L’analogie avec certains phénomènes de sédimentation culturelle est plus que tentante : toute trace mémorielle ne peut-elle être que singulière, isolée, et en quelque sorte exceptionnelle ? Est-ce que la conservation de certains événements culturels ne naît pas, de la même façon, du « vide » qui se crée autour d’eux, c'est-à-dire de l’élimination (violente ou feutrée) de certaines traces concurrentes ?

245. Discontinuités et réplications. Un dernier aspect pourrait concerner les régimes temporels dévoilés par l’archéologie : ces régimes relèvent, le plus souvent, non de la successivité mais de la réplication. L’idée fondamentale est celle de la répétition des fonctions, par-delà les discontinuités : « on peut voir, par exemple, des monuments funéraires édifiés au Néolithique ‘‘rejouer’’ comme zone funéraire plus d’un millénaire après leur abandon, à l’âge du Fer, puis fonctionner de nouveau encore, près de 1000 ans plus tard, en accueillant un cimetière du haut Moyen Âge. » Cette loi de la successivité et de la réplication à distance, valable à plusieurs échelles (du détournement d’outils individuels jusqu’au recyclage d’objets collectifs de grande ampleur) appelle des approfondissements : si le coefficient de discontinuité de bien des phénomènes a depuis longtemps été mis en évidence par les historiens, si la rupture, le retour en arrière, la bifurcation ont souvent été valorisés dans les dernières années contre la construction idéale d’une histoire progressive, la part de la réplication à distance mériterait elle aussi — sur le modèle des réflexions de Marx et Nietzsche sur les balbutiements de l’histoire — d’être étudiée : est-ce que de la même manière, des « fonctions » dans l’espace littéraire se renouvellent à distance de plusieurs siècles ? à quels effets externes peut-on associer cette répétition ? (pour choisir un exemple approximatif, on pourrait songer au rôle social qu’a pu avoir la « fonction tragique » dans les civilisations antiques : fonction que l’on retrouve dans ses grandes lignes, après une éclipse de plusieurs siècles, dans la société d’Ancien Régime).

25On devine qu’un vaste ensemble de comparaisons et de points de contacts se dessine, dans le sillage de la réflexion de Laurent Olivier sur les régimes temporels propre aux reliques. Une source d’inspiration très large semble à portée de la main. À titre de dernier exemple, on peut mentionner les réflexions des géographes et des archéogéographes sur la conservation et le remodelage des réseaux urbains à l’échelle d’un pays : à chaque époque correspond, à l’échelle du territoire, un système de villes, disposées selon des fonctions dominantes ; mais pourquoi certaines villes ont-elles prospéré, alors que d’autres se sont éteintes ? Pourquoi, si l’on considère en particulier la situation française, Orléans (pourtant mieux « située » de bien des points de vue) a-t-elle été supplantée par Paris ? Pourquoi relève-t-on autant de reprises et de refondations de sites anciens ? Les atouts qui interviennent sont de tous les types : facteurs de « situation », cycles de prospérité, aspects conjoncturels, variables politiques et démographiques, etc. Aux prises avec ces difficultés — nées d’une masse de constats empiriques — l’archéogéographe peine à établir des règles ; mais il est amené par ce biais à développer des instruments d’une grande originalité : pourquoi ne pas s’inspirer de ces méthodes pour essayer de comprendre la survie et les modifications du système littéraire ?

26On le voit, la perspective d’une « archéologie littéraire », loin d’être vaine, autorise plus que de simples métaphores. Le chantier est largement ouvert, mais il faut rendre grâces à Laurent Olivier d’avoir rendu possible l’identification d’un certain nombre de convergences entre le champ théorique de l’archéologie et certains aspects des études littéraires : territoire « à creuser », bien sûr.