Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Sandrine Le Pors

Nouvelles formes du comique

Recherches & travaux, n° 69, Du comique dans le théâtre contemporain, Éditions littéraires et linguistiques de l’Université de Grenoble (Ellug), Grenoble, 2007, 130 p., 13€. Numéro dirigé par Bernadette Bost et Mireille Losco-Lena dans le cadre des activités du Centre de recherches sur la crise de la représentation (E.CRI.RE),
composante de l'équipe de recherches TRAVERSES 19-21.

1En tant que concept unitaire, le comique n’existe pas, particulièrement à l’époque contemporaine où, depuis ce qu’il est convenu d’appeler « la disparition des genres » (et donc de la comédie), l’on a plutôt affaire à des formes de comique, celui-ci revêtant des aspects très variés d’une œuvre à l’autre. De plus, au-delà du hiatus entre l’univocité du terme et la multiplicité des procédés auxquels il peut renvoyer, le comique se loge là on ne l’attend pas toujours ou là où on ne l’attend plus. Voilà pourquoi, parler du « comique » relève toujours d’une entreprise périlleuse. À bien observer l’ensemble de la production critique en matière de dramaturgie strictement contemporaine, peu de chercheurs se sont d’ailleurs aventurés à défricher les territoires du comique. L’objet est pourtant passionnant, et nombreux sont les auteurs à incliner leur écriture vers le comique. On ne peut donc que se réjouir de la parution de l’ouvrage collectif dirigé par Mireille Losco-Léna et Bernadette Bost, Du comique dans le théâtre contemporain, volume qui, avec à peine cent trente pages, déploie plusieurs parcours pour essayer de penser le comique dans le théâtre actuel et met en lumière les nouvelles formes qu’il revêt.

2Une journée d’étude sur Serge Valletti, présentée à l’Université Stendhal Grenoble 3 à la suite de l’opération « Festivalletti » organisée par la MC2 qui, durant trois semaines, proposa au public grenoblois une vingtaine de spectacles autour de l’œuvre de l’auteur, est à l’origine de la rédaction du volume. La première partie regroupe les communications qui ponctuèrent cette journée, respectivement celles de Jean-Pierre Ryngaert, Mireille Losco-Léna et Bernadette Bost. Pour beaucoup, la lecture de ces trois interventions — dont chacune expose un aspect particulier du comique chez Valletti — sera l’occasion de découvrir la richesse et la complexité d’une œuvre qui, si elle est foisonnante, est encore inégalement connue et peu abordée par les universitaires.

3Nous rappelant à l’ironie de l’auteur, à sa (vraie-fausse) maladresse, à son goût pour le détour et les voies (ou les voix) de traverse, Jean-Pierre Ryngaert attire d’abord notre attention sur les personnages de Valetti, ces « défieurs de silence » dont la parole oscille constamment entre l’excès de détails et l’excès d’implicite. Ce balancement, source de tensions, permet de mettre en lumière un premier ressort comique constitutif de l’œuvre de Valletti : la propension à la digression qui, avec insolence et à la vue de tous, vient enrayer la machine discursive, la placer sous le signe de la panne et situer le spectateur dans un monde pour le moins instable.

4Pour sa part, Mireille Losco-Léna aborde l’œuvre de Valletti sous l’angle du rire jubilatoire de l’auteur-acteur, rire partagé par le spectateur, et s’intéresse plus spécifiquement à la question délicate de sa propagation qui exige à la fois une durée (« on ne jubile pas d’un effet comique isolé », dit-elle), une atomisation de la parole et un émiettement de la représentation. Le phénomène est nettement perceptible chez ces personnages mythomanes qui, résistant aux vérités qu’on leur soumet, nous propulsent dans une scène mentale où le réel et l’imaginaire se trouvent indissociablement liés.

5Prolongeant ainsi l’idée, également perceptible dans la contribution de Jean-Pierre Ryngaert, d’un théâtre mû par des forces centrifuges, Mireille Losco-Léna met ainsi l’accent sur l’une des particularités du comique de Valleti : s’il suscite le rire, il menace également l’équilibre fragile du monde qui se dresse devant nous, projetant ainsi lecteurs et spectateurs dans des espaces à tensions divergentes.

6Enfin, Bernadette Bost convie le lecteur à aller à la rencontre de la langue poétique et déconcertante d’une étrange et non moins attachante créature, l’homo valletticus, animal quelque peu conformiste, défiant et vagabond pris dans un réseau communautaire « dont les stratégies de survie sont toujours cocasses ».

7Au fil de ces communications, l’examen du théâtre de Valletti via la focale de la parole comique, et la part qui lui est faite, aura ainsi permis de pointer un comique ambigu dont le principal critère de reconnaissance est qu’il se décline sous le mode expansif de la vitalité, de l’exubérance, de l’incertitude aussi.

8La deuxième partie du volume élargit la question du comique à d’autres auteurs parmi lesquels Rodrigo Garcia, Vassilii Sigariov, Copi ou encore Valère Novarina, à qui deux articles sont consacrés. Du comique corrosif et volontiers provocateur, en passant par le comique de résistance, jusqu’au comique du corps clownesque, nous sont alors exposées les possibles directions que le geste comique peut proposer et l’éventail des possibilités qu’il offre quand on le met au contact d’écritures différentes.

9Michel Corvin vient d’abord, qui s’interroge sur ce qu’il advient des catégories comiques (qu’elles soient du comportement ou du langage) dans le théâtre européen de ces dernières décennies. Chemin faisant, il questionne notamment la place et la fonction du rire dans des pays de l’Est où le comique a longtemps relevé du combat politique. Des détours satiriques du Hongrois Schwadja aux fantaisies comiques du Bulgare Raditchkov, en passant par l’humour macabre de l’Allemand Mayenburg, c’est alors principalement un paysage du rire transgressif en Europe qui nous est présenté.

10La question du comique transgressif continue d’ailleurs d’alimenter plusieurs des contributions qui suivent : là où il y a du comique, il semblerait qu’il s’agisse en effet bien souvent de se jouer des valeurs dominantes. Ainsi en est-t-il, par exemple, du geste comique de Rodrigo Garcia qui, revisitant clichés et préjugés, met au jour les contradictions de la société et se plaît à prendre le contre-pied de ce qu’elle valorise ou légitime. Ce geste comique est subtilement analysé par Geneviève Jolly qui, après avoir relevé ce qui (du ventre au sexe) relève de la tradition de la farce dans l’œuvre de cet auteur-metteur en scène, s’intéresse ensuite non pas à ce qui va « farcer » le personnage mais le spectateur dont « il n’est pas certain que celui-ci apprécie toujours la plaisanterie ». Là est la rare justesse de cet article : définir le comique pour le moins libérateur de Rodrigo Garcia en fonction du spectateur, incontestablement déstabilisé, mis à mal, et qui ne sait plus toujours s’il doit ou non rire ou continuer à rire.

11C’est ensuite sur un jeune auteur russe, Vassilii Sigariov, que Tania Moguilevskaia attire notre attention. On pourra d’abord s’étonner du choix de cet auteur tant son œuvre, marquée par le chaos de l’effondrement de l’Union soviétique, relève d’une rare noirceur. Pourtant, à lire l’étude de Tania Moguilevskaia, le choix s’avère des plus judicieux. Si noirceur il y a, on ne saurait en effet occulter la dimension farcesque des pièces de Sigariov, la gestuelle burlesque de ses personnages et l’extravagance de ses situations. On découvre alors un comique qui, ici encore, ne repose ni sur le consensus ni sur l’euphorie. Ce comique, soutenu par l’ironie et l’empathie de l’auteur, se mêle au tragique pour provoquer un rire subversif teinté d’humour noir.

12Avec la contribution d’Olivier Neveux, qui s’intéresse à La Tour de la Défense de Copi, on se tourne ensuite vers une tout autre forme de comique subversif. Sans volonté de militantisme affiché et en l’absence d’une quelconque marque de victimisation ou de valorisation de la culture gay, cette pièce — qui joue sur le trouble, la surenchère et l’autodérision — détourne les clichés du théâtre de boulevard en les transposant dans l’univers homosexuel pour susciter une critique politique des représentations et des idéologies dominantes. Ce n’est d’ailleurs pas un des moindres intérêts de cette étude que de nous faire approcher la question du comique sous l’angle de la question politique : occasion nous est ainsi donnée de nous interroger sur le « rire de résistance ».

13Deux articles consacrés à Valère Novarina clôturent cette seconde partie. Le premier, de Didier Plassard, s’attache au comique du corps qui, chez Novarina, emprunte au comique du cirque et des tréteaux forains. Cette approche vient opportunément nous rappeler à la question de l’acteur. D’acrobate à clown, l’acteur novarinien, tant dans sa langue que dans sa gestuelle (qui va de l’élévation à la chute), apparaît à la fois comme l’instrument d’une satire et d’un questionnement métaphysique sur l’homme partagé « entre la chair et le souffle d’une parole venue d’ailleurs ». Le deuxième article, de Thierry Toulze, essentiellement tourné en direction de la farce et des facéties, offre un panorama des formes du comique « potache ».

14L’ouvrage a l’humilité et la généreuse idée de se refermer sur les paroles d’auteurs vivants, celles de Joseph Danan et de Jean-Marc Lanteri. Leurs paroles sont par ailleurs précédées par des articles introductifs rédigés par les coordinatrices de l’ouvrage.

15Dans sa présentation liminaire, Bernadette Bost explique comment l’humour et la cruauté se mêlent, pour notre plus grand plaisir, dans l’écriture de Joseph Danan. Pour ce faire, elle fait appel aux deux dernières pièces de l’auteur appartenant au répertoire du théâtre jeunesse, à savoir Les Aventures d’Auren le petit serial killer et Jojo le récidiviste. Suit la contribution de Joseph Danan, « L’humour probablement », dont le propos est de montrer en quoi le comique, que l’auteur perçoit comme n’étant finalement jamais tout à fait prémédité, « innerve » l’écriture dramatique et « la commande, comme une vision du monde ».

16Puis Mireille Losco-Léna présente le travail de Jean-Marc Lanteri, un travail placé également sous le signe de l’humour, mais qui a ceci de particulier d’être en rapport avec l’exploration du désastre. Suit un texte de l’auteur dramatique, Comment j’ai survécu à Kho Lanta, extrait d’une pièce écrite en 2005 et encore non publiée, Décidément Brigitte Bardot m’agace.

17Pour conclure, il s’agit là d’un ouvrage collectif remarquable qui permet de problématiser un certain nombre de points nodaux relatifs à l’émergence de nouvelles formes comiques. On regrettera simplement l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage, qui permettrait aux plus curieux d’approfondir la question. Cette réserve faite, on ne pourra que conseiller la lecture de cet ouvrage dont on ne peut d’ailleurs que lui souhaiter un second volet tant les vastes territoires du geste comique contemporain demandent encore à être explorés. Il n’est qu’à lorgner, pour s’en convaincre, du côté d’écritures aussi diverses que celles de Daniel Lemahieu ou de Noëlle Renaude – pour ne citer que des dramaturgies françaises. On pourrait aussi s’interroger sur les formes théâtrales qui, sans recours au texte dramatique, contribuent à renouveler, sur le plateau, les formes du comique. On pensera, par exemple, au travail de Philippe Quesne qui, entre absurdité poétique, parodie, et humour mélancolique, propose une forme de comique pour le moins régénératrice. Ouvrage stimulant donc, puisque, à peine refermé, il engage à la curiosité et à la réflexion.