Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Février 2008 (volume 9, numéro 2)
Cristina Brancaglion

Discours de la presse quotidienne

Sophie Moirand, Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 186 p.

1Peut-on parler de traçabilité à propos des unités linguistiques ? Est-il possible de suivre leur transmission dans les médias et de définir les formes de leur circulation ?

2Pour atteindre cet objectif, Sophie Moirand s'appuie sur les concepts opératoires de l'analyse du discours, aussi bien que sur les notions de dialogisme et de mémoire collective. Elle parvient ainsi à élaborer une méthode d'analyse rigoureuse qui lui permet d'observer le traitement médiatique des mots et des manières de dire. Cette approche, élaborée pendant plusieurs années de recherche, est appliquée à l'étude des événements scientifiques ou techniques à caractère politique évoqués dans la presse quotidienne généraliste française (la vache folle, les ogm, la grippe aviaire, etc.).

3Le premier chapitre — Les choix de l'analyse, pp. 3-18 — décrit les difficultés que pose l'analyse discursive d'un corpus de presse (éclectisme des genres discursifs, ampleur du corpus) et introduit quelques notions opératoires qui seront reprises dans les sections suivantes.

4Il s'agit tout d'abord d'établir quand un événement correspond à un moment discursif, à savoir lorsqu'il "donne lieu à une abondante production médiatique et qu'il en reste également quelques traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement à propos d'autres événements" (p. 4); le moment discursif se distingue donc de l'instant discursif, qui disparaît rapidement des discours médiatiques. Point de départ de cette méthode d'analyse, le moment discursif se caractérise par l'hétérogénéité des articles qui le constituent, dont les différences sont remarquables à plusieurs niveaux: sémiotique, textuel, énonciatif.

5Afin d'observer des catégories telles que les mots et les manières de dire, il est en outre nécessaire de parvenir à découper les textes en sous-ensembles bien délimités, qui correspondent à des cotextes verbaux repérés autour de catégories descriptives telles que la nomination (modalités de désignation, caractérisation, reformulation, etc.) ou les discours rapportés (citations entre guillemets, formules introductives de paroles rapportées, allusions à des paroles / faits antérieurs); pour chaque ensemble la sélection et le classement des entrées sera faite en fonction de leur fréquence d'emploi lors d'un même moment discursif et de leur répartition dans les genres qui le constituent.

6Dans le deuxième chapitre — La circulation des mots et des formulations, pp. 19-63 — Moirand examine deux aspects du processus de nomination, en considérant les reformulations des termes spécialisés et les dénominations des notions émergentes. Les cas du mot prion et du sigle ogm illustrent l'évolution des reformulations, utilisées dans les médias afin de rendre accessibles à un large public des objets techniques mal connus ou nouveaux; cette analyse se base sur l'observation de leurs paradigmes désignationnels, des représentations analogiques ou métaphoriques dont ils sont l'objet et sur leur répartition selon les différents genres rédactionnels convoqués dans un instant ou un moment discursif.

7L'émergence de nouvelles notions s'avère souvent à l'origine de jeux langagiers qui sont richement illustrés par la formule vache folle, dont la diffusion médiatique a favorisé le développement sémantique de l'adjectif fou — qui a fini par se rapprocher du sens de "malsain", "contamination", "incontrôlable" — et du stéréotype du savant fou. Les formules qui s'imposent pour désigner des notions émergentes deviennent généralement des mots clés qui désignent l'événement lui-même, c'est-à-dire des mots-événements :  c'est le cas de vache folle, tout aussi bien que de principe de précaution, de traçabilité, ou encore de 11 septembre, etc. Considérées en tant qu'objets de discours, ces désignations peuvent être repérées grâce à des marques formelles caractéristiques et s'avèrent l'objet d'une modification du cadre de référence, qui implique l'introduction de rappels à d'autres événements.

8Dans ce processus de construction d'un domaine de mémoire, un rôle important est joué par l'abandon progressif des guillemets, indice du fait que la formule cesse d'être perçue comme un emprunt au discours d'autres communautés langagières. À côté de cette particularité, Moirand parvient à identifier d'autres caractéristiques, sémantiques et formelles, qui concourent à donner un air de famille à certains événements et à les inscrire dans une sorte de mémoire collective, telles que le recours à des désignations qualifiantes à charge émotionnelle forte, ou bien à des constructions comparatives ou analogiques qui permettent des associations à des événements antérieurs; elle constate en outre la productivité de la structure 'le X à Y' dans les désignations qui concernent la contamination des produits alimentaires (le poulet à la dioxine, la lie de vin au sang de boeuf, les sorbets à la salmonellose, etc.).

9Le troisième chapitre — La diversité et la ronde des dires (pp. 64-113) — est une analyse du caractère interdiscursif des articles de presse. Moirand prend en considération, en premier lieu, la situation trilogale classiquement reconnue dans le discours de diffusion des connaissances scientifiques, afin de mettre en relief — grâce à l'examen des procédés de désignation et de caractérisation — les modalités d'inscription des trois instances impliquées: le médiateur (la presse ordinaire), le public des lecteurs, la communauté scientifique qui fournit les sources. Elle étudie ensuite comment le discours savant est rapporté dans les différents genres rédactionnels, en montrant que le traitement des sources est soit exhibé (dans les articles d'information), soit masqué (dans les genres qui ont une intention de didacticité).

10En second lieu, Moirand fait remarquer que les moments discursifs analysés relèvent, en fait, d'une situation d'interaction plus complexe, en considération de l'inscription d'autres voix que celles des scientifiques, à savoir les discours d'autres communautés langagières, représentées par des ministres, des économistes, des industriels, des syndicalistes, ou d'autres "experts", qui filtrent, reformulent ou dissimulent le discours scientifique. Le texte journalistique devient ainsi un intertexte de nature plurilogale, caractérisé par la diversité des genres, des localisations et des locuteurs impliqués. Cette hétérogénéité se manifeste à des degrés différents et fonctionne souvent, dans les genres à énonciation subjectivisée, sous le régime de l'allusion: allusions à des discours originels, à des dires antérieurs, à des représentations stéréotypées, à des dénominations nouvelles. L'allusion, parfois explicitement représentée, peut également rester clandestine, lorsqu'elle comporte l'évocation de dires imaginés ou simulés, en laissant au lecteur la tâche d'en identifier l'origine. Moirand parle alors d'interdiscursivitée suggérée. Basée sur un dialogisme masqué, cette pratique concourt à créer une mémoire interdiscursive dont il est possible de dégager les rappels mémoriels à court, moyen et long terme: en suivant les indices de contextualisation, le spécialiste pourra retrouver les textes qui traitent du même sujet et reconstituer ainsi la traçabilité des dires, comme le montre l'analyse proposée aux pages 108-112. Il reste cependant à savoir si et comment le lecteur parvient à saisir ces renvois à la mémoire interdicursive.

11Ce dernier aspect est creusé dans le quatrième chapitre — Mémoires et médias (pp. 114-156) —

12 où, après avoir récapitulé les différentes formes de l'explication représentées dans son corpus, Sophie Moirand s'interroge sur la nature des phénomènes de mémorisation.

13Dans le discours médiatique l'explication repose sur des structures actantielles complexes et tend à glisser vers d'autres modes discursifs, tels que la justification, la persuasion, l'argumentation. Pour décrire son fonctionnement, Moirand fait appel au concept de dialogisme et constate que les configurations explicatives sont élaborées en réponse à des questions concernant la représentation des objet (qu'est-ce que c'est ?), les connaissances procédurales (comment on fait ? comment ça marche ?), la recherche des raisons et des causes (pourquoi ? comment est-ce possible ?) et qu'elles ont recours soit à des discours antérieurs, soit à des anticipations des interrogations des destinataires.

14Moirand analyse ensuite le rôle de la mémoire dans l'explication, en visant aussi bien  la mémoire conçue comme activité cognitive des énonciateurs, que les mémoires vues en tant que "constructions et constitutions de savoirs communs aux groupes sociaux concernés" (p. 130), c'est-à-dire les mémoires collectives qui se construisent autour des différentes familles d'événements.

15Le corpus recueilli autour des instants et moments discursifs traitant des ogm est repris pour montrer comment certains mots (par exemple vandale) et dires (par exemple les formules utilisées dans les titres) concourent à créer des rappels mémoriels à des savoirs antérieurs ou à faire émerger des savoirs partagés. Suit une analyse des rappels mémoriels dans le genre de l'éditorial, qui s'appuie sur un article paru en 2001 dans Le Monde. Quant à la nature des rappels mémoriels, la réflexion sur le pouvoir évocateur des mots et des dires et sur les représentations qu'ils véhiculent, amène Moirand à mettre en relief le rôle joué par la mémoire individuelle dans la construction de la mémoire interdiscursive médiatique.

16Le chapitre se termine par une prise en compte de l'orientation argumentative de l'explication médiatique. Les extraits observés montrent qu'elle peut être reconnue même à partir des séquences informatives ou de la lecture des titres, et que son effet sur le lecteur s'avère diversifié, puisqu'il découle de la compréhension individuelle des faits et de ses savoirs antérieurs.

17En guise d'épilogue... (pp. 157-159) Sophie Moirand précise les deux résultats principaux de cette recherche. Elle lui a permis tout d'abord de contribuer à mieux définir le fonctionnement du discours médiatique, dont le rôle d'intermédiaire entre communautés langagière différentes n'empêche pas l'expression d'un point de vue personnel. D'autre part, Moirand fait remarquer que le discours médiatique remet en cause la vision linéaire de la communication et s'explique plutôt par un modèle circulaire: "les médiateurs construisent une communication qui tient compte des discours qui les informent à destination, entre autres, de ceux-là même qu'ils convoquent et qu'ils interrogent, lesquels reprennent à nouveau ces discours reconstruits à destination d'autres communautés mais aussi de ces même médias, qui les retransmettront à nouveau, etc." (p. 158).

18Le volume est complété par une Annexe, qui propose deux exemples d'hyperstructures sur la grippe aviaire (pp. 161-167), et par une riche section bibliographique (pp. 169-175). Un index des notions permet une lecture transversale (pp. 177-179).

19Bien que fondé sur les concepts de la linguistique et de l'analyse du discours, qui pourraient apparaître obscures aux non spécialistes, Les discours de la presse quotidienne mérite, conformément au souhait de Sophie Moirand, une diffusion auprès d'un public plus large, qui trouvera dans cet ouvrage un outil efficace pour parvenir à une lecture critique et réfléchie d'un système d'information complexe.