Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Laure Meesemaecker

Proust constructiviste

Sjef Houppermans, Marcel Proust constructiviste, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2007

1Dans la masse inégale de la critique proustienne, cet ouvrage au titre suggestif prend quelques chemins singuliers. Disons d’emblée, néanmoins, que la qualité en est amoindrie par un plan qui veut épouser les formes dynamiques de la Recherche jusque dans l’esquisse ou la redite.

2En guise d’introduction, un « Portail » (pp. 9-31) s’ouvre sur la notion de « construction » dans le texte proustien. L’auteur, évoquant les travaux de la critique génétique et notamment de Nathalie Mauriac1, fait le choix de la polyphonie et de la structure ouverte pour entrer dans la Recherche. Il s’explique sur le choix de son titre (pp. 28 sqq.) : « On peut rêver sur une ressemblance entre le fameux monument de Tatlin pour la Troisième Internationale (1919-1920) et la tendance de l’œuvre proustienne à se construire en un monument mouvant où le lien statuaire avec une base fixe a disparu et un libre nomadisme des parties [...] devient possible. ». La justification du rapprochement se trouve en fait surtout dans le postulat d’une modernité formelle absolue, primant la visée métaphysique. Ainsi le titre Marcel Proust constructiviste apparaît-il plus comme une stimulante provocation à repenser le travail romanesque de Proust que comme une catégorisation judicieuse.

3Le premier chapitre, « Pourtours et diversions » (pp. 33 sqq.), débute sur une classique étude du thème de la lecture dans la Recherche. Sans prétendre renouveler l’étude du livre dans le livre, l’auteur place en quelques phrases très bachelardiennes (p. 36, « ... le pourrissement et la croissance – ‘cresson’ vient de ‘croître’ – s’y recouvrent selon une stratification aquatique. ») l’angoisse de la mort au centre de la construction. Sous le nom de « diversion », entendue comme une manœuvre militaire, vient se ranger « tout un jeu de figures de style qui, finalement, d’une manière surprenante, rendra la mort inoffensive (provisoirement du moins). » (p. 37). Dans la Recherche, toutes les lignes bougent, et l’on passe son temps à « faire diversion » ; c’est notamment le cas pour Albertine, qui sans cesse échappe, multipliant les apparitions trompeuses et les jeux de déviance. Les jalousies comme les souvenirs, les mots eux-mêmes sont comme montés sur des « panneaux glissants » (p. 44) qui apaisent momentanément les angoisses du narrateur et, sur le plan formel, créent la physionomie mouvante du roman.

4Le deuxième chapitre, tout aussi intéressant, est consacré au passage du « jeu du furet » qui se place à la fin d’À l’Ombre des jeunes filles en fleurs. À propos de jeux d’enfant, Houppermans note qu’ils « proposent les images les plus riches et les plus vraies pour mettre en scène l’édification d’une fiction, pour montrer ses règles et ses aberrations, sa remise en question fondamentalement poétique de la langue. » (p. 64). L’objet qui circule de main en main devient une « formule langagière » (65) qui se modifie en passant d’un locuteur à l’autre.

5Le troisième chapitre, « Mausolée. Construction du deuil : de Proust à Beckett » (pp. 67 sqq.) revient sur le thème central du deuil en s’appuyant sur l’étude que Beckett2 consacra à Proust en 1930. L’auteur suit dans l’œuvre même de Beckett l’influence possible des épiphanies proustiennes. Ce chapitre est à compléter par le début du chap. 9, qui explore l’influence de Proust sur Beckett et Claude Simon (pp. 181 sqq.).

6Le quatrième chapitre, « Bandes transversales : la palette des couleurs » (pp. 85 sqq.) traite de l’importance des couleurs dans la Recherche, selon les voies ouvertes par Jean-Pierre Richard dans Proust et le monde sensible, et sans apporter de réelle nouveauté. Certes, le glissement des couleurs, ou, pour reprendre une image familière, du kaléidoscope, peut bien entrer dans la forme « constructiviste » de l’ensemble. De même, le chap. 5, « Randonnée onirique », revenant sur le rêve exemplaire de Swann à la fin d’Un Amour de Swann (qui mène à la découverte de l’indifférence à l’égard d’Odette), ne fait guère que reprendre les diverses exégèses critiques qui le concernent pour conclure sans surprise « le rêve est signe de totalité, mais de totalité en perpétuelle transformation. Il faut l’accepter entièrement dans les glissements mêmes du mot : l’aventure onirique y retrouve l’imaginaire désirant et sa projection esthétique. » (p. 112).

7Le sixième chapitre, « Machines » (pp. 115 sqq.), voit se mêler l’oiseau, l’avion, le train, et bien sûr la bicyclette et la voiture, « machines de construction » et objets de mouvance, qui sont aussi les moteurs littéraires du texte : « L’apogée de cette parade des automates sera donc le ‘bal de têtes’ où se montre la véritable comparse de tous les mécanismes, à savoir la mort qui rôde déjà à l’intérieur des corps et qui y inscrit son sceau. » (p. 130).

8Le chapitre 7, « En coulisse. Il y a mèche » (p. 134) est consacré à une étude du thème de la chevelure dans le roman. Cette étude, assez richardienne, explore notamment les coulisses du théâtre et du « Bal de têtes ». Ces deux derniers chapitres sont parfaitement exemplaires de la technique critique d’Houppermans dans le cadre de cet ouvrage : il procède par cercles concentriques pour ramener dans son filet critique les éléments les plus surprenants, mais ce « patchwork » me paraît très convaincant et très apte à rendre compte du chatoiement du texte proustien.

9Le plan se complique dans les chapitres suivants, qui se présentent sous le titre « Intersections I, II, III » (chap. 8, 9, 10) et reprennent de manière assez scolaire d’une part l’intertextualité proustienne (en commençant par Saint-Simon et Madame de Sévigné) et d’autre part son influence sur les auteurs contemporains. Le dernier chapitre est consacré aux adaptations de la Recherche au cinéma. Il me semble que toute cette partie va mal avec l’ensemble : l’intertextualité et l’imitation littéraires ne suffisent pas à justifier le postulat « constructiviste » de l’œuvre mouvante et en devenir.

10Néanmoins, comme le rappelle le chapitre 11 qui sert de conclusion, si la Recherche est une aventure et une fable du Temps, qui a peut-être pour objet de « constituer une modernité classique » (p. 227) tout en rendant compte de la fragilité même et du caractère provisoire de cette tentative, le beau livre de Sjeff Houppermans, malgré ses propres fragilités, ne manque pas son objectif.