Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Novembre-Décembre 2007 (volume 8, numéro 6)
Laure Meesemaecker

Edmond Jabès et la tradition

Nathalie Debrauwere-Miller, Envisager Dieu avec Edmond Jabès, Cerf, coll. « Littérature », 2007.

1Le Cerf publie une très riche étude littéraire de Madame Debrauwere-Miller sur le poète juif Edmond Jabès. Notamment célébré par Gabriel Bounoure, qui lui consacra jadis un beau livre1 auquel on ne peut s’empêcher de comparer celui-ci, Jabès fut aussi l’enjeu de vives querelles autour de la question du lien entre judaïsme et écriture (voir l’introduction, pp. 15 sq). L’auteur du présent essai se situe pour sa part résolument à l’écart des théories de Derrida et pose un double postulat : « Edmond Jabès est un écrivain assurément héritier de la conception poétique postmallarméenne et de la modernité occidentale, mais dont les livres ne s’inscrivent pas moins dans les courants d’une pensée juive. » (p. 19). Constatant l’omniprésence du nom « Dieu » dans l’œuvre de Jabès, elle joue sur les concepts de « figuration » et de « défiguration » : défiguration de l’être juif dans la Shoah (« Mais défigurer Dieu, c’est... lui lancer au visage la barbarie dont a fait preuve l’humain pendant la Shoah », p. 13 — maladresse d’expression ou figure de mauvais goût ?), dé-figuration du visage divin dans le Talmud qui interdit la représentation. On ne sort épuisé de cette introduction, sans avoir bien compris les enjeux de l’ouvrage, que pour tomber dans un « Appendice », « De l’anthropomorphisme de Dieu », dissertation savante sur le talmud et la Chekhinah.

2L’ouvrage se divise en deux chapitres : « Figuration » d’une part, « Dé-figuration et défiguration d’autre part ».

3« Figuration » s’intéresse d’abord à « L’avènement d’un Dieu femme », notamment à travers la figure de Yaël. Ce chapitre très intéressant manque, à mon sens, d’une solide mise en perspective avec d’autres poètes du siècle pour qui ce thème fut essentiel (on pense bien sûr à Claudel), remplacée par une platitude : « Prédestiné à l’écoute, le poète devient alors le médiateur entre le divin et les humains » (p. 73), qui fait le lien entre Hugo (le Mage), Rimbaud (le Voyant) et Jabès (le Juif)... L’auteur s’intéresse ensuite à la question de l’écriture, ou plutôt la réécriture des origines par Jabès (« De l’origine du monde au règne du mal », pp. 99 sq). Elle scrute la figure d’Adam et Eve, enfants perdus sous le regard érotisé d’un Dieu qui les priverait de leur mémoire, de leur histoire. On aimerait mieux voir expliqué tel vers de Jabès, pris au hasard p. 112 : « Je dis que cette loi de l’homme, dans le livre, est juive, car toute lettre du livre est le squelette d’un juif » autrement que comme suit : « Infinitude du livre face à la finitude du livre » (id.). En réalité, les commentaires théologiques et les commentaires littéraires sont tant et si mal imbriqués que l’intérêt des questionnements s’en ressent et que le discours s’affadit. Pourquoi appeler toujours Adam et Eve (et, plus haut, Yaël) des « personnages » et non pas des « figures » ? La lecture de Levinas, qui me semble importante, se perd dans ce chapitre sans qu’on sache ni ce qu’elle apporte ni si l’auteur l’accepte.

4« Dé-figuration » dit la dialectique qui marque l’écriture de Jabès : obsession de la représentation du visage de Dieu (tentation de l’anthropomorphisme) et destruction, négation de cette représentation donnent naissance, dans le même temps, à un autre avènement de Dieu, « transfiguration » malgré « l’absence de visage » (p. 156). L’exil du peuple juif et l’absence (ellipse et exil à la fois) de Dieu dans la tradition juive sont au cœur du premier chapitre, « De l’éclipse de Dieu à son visage effacé » (pp. 155 sq). « De l’œuvre humaine, et non de celle de Dieu, dépend le messianisme » (p. 168) : face à cette absence, l’écrivain devient un Messie et l’auteur esquisse une (trop) rapide comparaison avec le projet mallarméen. Le dialogue avec Levinas reprend enfin, dans l’épiphanie du visage par qui « se prolongent les visages absents de Dieu » (p. 188). Mais si l’homme écrit contre une absence, il constate et consacre par là-même le caractère irrémédiable de cette absence : l’écriture sur Dieu est une écriture de deuil, et c’est là que s’achève ce développement : « Le présent de l’écriture est le temps de l’inachevé, celui de la mort de Dieu, de son absence au monde » (p. 195). Le dernier chapitre, « De la mort de Dieu à la Shoah » (p. 197 sq) s’imposait sans doute. Dès l’introduction, l’auteur citait cette phrase du poète : « Regarder en arrière pour un Juif, c’est voir le futur avant de le vivre » (p. 14). Le questionnement porte sur le doute religieux de Jabès et l’existence d’un mal absolu incarné par la Shoah. Mais les parallèles avec Nietzsche, Mallarmé ou Camus ne suffisent pas, à mon sens, à tracer les lignes d’un « Dieu est mort » poétique chez Jabès. Plus intéressant me semble le passage « L’Idiome de la Shoah » (p. 225 sq), où certains vers de Jabès sonnent dans le tranquille désastre comme des vers d’Akhmatova dans Requiem : « Le péché n’est pas à l’origine d’Auschwitz. / Il n’est pas dans le cœur des victimes mais, peut-être, dans celui de Dieu » (p. 225). L’auteur suit Jabès sur les traces d’un trauma linguistique, qui semble générer en poésie l’opacité d’une parole blessée.

5Le livre de Nathalie Debrauwere-Miller est ardu pour plusieurs raisons. D’abord, l’excellente collection du Cerf à laquelle il appartient se caractérise par un texte très dense, ce qui ne facilite pas les choses. Mais le mal vient de plus loin : d’une part, il manque la définition claire d’un projet de lecture qui tranche entre la glose et la critique. La position du doute religieux de Jabès vient à la fin, il aurait fallu commencer par là, et peut-être le situer justement dans une modernité religieuse et poétique, au lieu de disperser les parallèles dans tout l’ouvrage. D’autre part, l’étude littéraire manque systématiquement. Il s’agit pourtant d’un poète peu étudié, et la poétique de Jabès gagne à être didactiquement expliquée — mots, figures et formes. Plus qu’à Mallarmé, c’est sans doute à Gabriel Bounoure qu’il faudrait le comparer, car l’un et l’autre visitent des terres meurtries (réelles et symboliques) dont ils portent la nostalgie et leur exil est singulier.