Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Septembre 2007 (volume 8, numéro 4)
Olivier Belin

Char hermétique ?

Éric Marty, René Char, Seuil, « Points Poésie », 2007, 320 p.

1Si l’œuvre de Char a suscité de nombreuses monographies, celles qui ont bénéficié d’une édition de poche ne sont pas si nombreuses1 : à ce titre, le René Char d’Éric Marty, paru au Seuil en 1990 et réédité à l’occasion du centenaire du poète dans la collection « Points Poésie », mérite déjà de retenir l’attention. L’intention affichée par cet essai est à la fois modeste et ambitieuse, comme toute entreprise d’initiation et de vulgarisation : « Il s’agit donc ici de lire et de présenter la poésie de Char », affirme d’emblée É. Marty (p. 11). La poésie, et non la vie : les amateurs de biographie devront se contenter d’une notice placée en fin de volume, qui reprend l’essentiel de la chronologie fournie par les Œuvres complètes de Char dans la collection de la Pléiade. Se concentrant ainsi sur la lecture des textes, le critique prend un parti d’autant plus intéressant qu’il s’éloigne de la tendance, encouragée par Char lui-même lorsqu’il livre à ses lecteurs ou à ses interlocuteurs l’« arrière-histoire » de certains de ses poèmes, à expliquer la poésie charienne par le détour de la biographie, voire de l’anecdote.

2Cette lecture désireuse de revenir au texte, É. Marty lui choisit pour fil conducteur une notion souvent appliquée à Char : l’hermétisme. À cet égard, l’avertissement du critique est on ne peut plus clair : « ce livre se donne, de bout en bout, comme une interrogation sur l’hermétisme » (p. 11-12). Interrogation déclinée en cinq grandes parties, elles-mêmes divisées en plusieurs chapitres, qui s’intéressent à différents aspects de la poésie de Char.

3La première partie du livre, intitulée « Les horizons du poème », examine la relation de l’écriture charienne à l’immédiat, qui se manifeste à travers trois thèmes constituant autant de chapitres : l’enfance, le territoire et la terre, et enfin la demeure. Or É. Marty montre que cette immédiateté, loin d’être vécue dans « la plénitude de l’expérience sensible » (p. 13), apparaît bien plutôt comme une présence hermétique, assez problématique en tout cas pour conduire le sujet à se détacher des données immédiates afin de s’ouvrir à une interrogation sur l’Être – mouvement que le critique décrit comme la conjonction de trois strates : une épreuve sensible, une épreuve ontologique et une épreuve hermétique. Ainsi l’évocation de l’enfance, vécue au plus près de la Sorgue, est-elle inséparable du récit de la naissance de l’écriture, à travers la souffrance silencieuse d’une violence initiale ; de même, la découverte d’un paysage natal au moment même de sa perte (la Provence du « Thor » ou de « Jacquemard et Julia ») invite à une écriture du départ, de l’en-avant, capable d’élever son lieu d’origine « à plus que lui-même » pour en faire un « site terrestre » (p. 48) ; enfin la demeure idéale du poète s’avère moins la maison familiale des Névons que cette « maison mentale » dont parle Char, et dont É. Marty voit l’emblème dans la cinquième arche disparue du pont Saint Bénezet à Avignon, mentionnée par « Au demeurant » : tout se passe ici comme si l’écriture habitait un non-lieu. Dans les trois cas, une même dynamique : « l’arrachement du sujet à la portion congrue de son territoire perceptible au profit de la découverte de la terre fondatrice » (p. 69), terre occulte qui requiert un véritable décryptage du sensible. À la relation immédiate au monde se substitue ainsi la médiation d’une écriture censée le décrypter.

4Dès lors, on comprend que la réflexion sur la poésie elle-même occupe une place si importante dans l’œuvre, et que la poétique mise en jeu par Char s’avère déterminante pour comprendre un tel décryptage. C’est donc à la poétique charienne qu’É. Marty consacre la deuxième partie de son livre, qui emprunte son titre (« La commune présence ») à un poème programmatique de Char. Pourquoi « commune présence » ? Parce que, selon le premier chapitre (« Les similitudes »), « la vérité poétique pose le problème des similitudes » (p. 80) : or Char apporte une réponse originale à ce problème dans la mesure où il ne pense la similitude qu’en relation avec la solitude, ou plutôt n’interroge les correspondances que pour mieux mettre en évidence les contradictions et les différences entre les êtres et les choses, que ce soit sous la forme de l’alliance entre l’abstrait et le concret ou de l’alliance entre les contraires. Chez lui, la similitude devient un face-à-face, une commune présence qui n’implique pas une fusion mais un affrontement, un « dialogue violent des choses » (p. 85). « L’ordre poétique » de Char (selon le titre du second chapitre) renvoie donc moins à l’hégélianisme de Breton, à son désir d’une synthèse harmonieuse ou d’une totalité où se résoudraient les tensions, qu’à un héraclitéisme faisant du monde un espace tragique de relations conflictuelles que seule une pratique ésotérique peut, sinon décoder, du moins interroger.

5La troisième partie, intitulée proprement « L’hermétisme », s’intéresse à la manière dont l’œuvre de Char, loin de se contenter de réutiliser les codes des sciences occultes (alchimie, gnose, kabbale), met en place un langage hermétique capable de devenir « mode de connaissance poétique du monde » (p. 14) dans la mesure où, à la différence des discours exotériques de l’histoire, de la religion ou de la technique qui réduisent le monde à l’état d’objet, il inclut le sujet dans la présence énigmatique du monde. Ce langage, c’est tout d’abord celui de « L’alchimie » (premier chapitre) : selon É. Marty, Char s’éloigne de l’usage qu’en font les surréalistes (soit une « clé des songes », p. 124, ou un moyen de révélation du merveilleux) pour lui conserver une dimension critique visant à perturber le système des analogies. C’est pourquoi le langage de Char ne cesse de se ressourcer dans « L’intervalle hermétique » (titre du deuxième chapitre), dans des espaces de séparation et d’attraction entre les contraires qui trouvent sans doute leur meilleure incarnation dans le motif de la nuit, non la nuit romantique ou surréaliste, mais une nuit traversée par une flamme qui la révèle sans l’éclairer. Dès lors, dans cet univers divisé, le choix de « La fragmentation hermétique » (troisième chapitre) correspond à « la présence non assidue de l’instant poétique » (p. 147) et s’accompagne d’un refus de s’approprier le langage pour mieux laisser passer à travers lui la présence énigmatique du monde.

6Ce rapport spécifique de la poésie charienne au monde est au centre de la quatrième partie du livre, intitulée « La création ». Dans le premier chapitre (« Le Marteau sans maître »), É. Marty part du recueil surréaliste de Char et de sa parenté avec Sade, Rimbaud ou Lautréamont, pour mettre en évidence la révolte du poète contre la Création : il s’agit de promouvoir une nature anarchique et énergétique aux dépens d’un univers ordonné et soumis aux lois de la religion ou de la technique. Dans ce contexte, « Le nazisme » (deuxième chapitre) vient poser de manière aiguë le problème du Mal : même si Char y répond par un engagement dans l’action armée clandestine, il n’en reste pas moins que le nazisme, en profondeur, apparaît comme la « catastrophe du Temps de l’humain et du temps de sa parole » (p. 184), voire comme la « répétition de l’échec cyclique de la Genèse » (p. 190). Dans l’ordre des ennemis du poète, au nazisme qui détruit l’homme succède alors « La technique » (troisième chapitre) qui asservit et corrompt le monde. Face à l’empire de la technique et de la science, il s’agit de retrouver une forme de sacré par l’intermédiaire de figures comme les dieux (qui transparaissent dans la métaphore), l’homme de la préhistoire (le peintre de Lascaux), le sculpteur de l’âge roman (avec derrière lui toute la vision géocentrique du monde médiéval), ou encore Orion (dans Aromates chasseurs). À travers eux, Char tâche de nous faire retrouver un oeil neuf sur le monde, considéré non comme un objet à instrumentaliser mais comme une présence à dévoiler. Cet écart de Char avec le « mythe démiurgique de la Création » (p. 194), É. Marty le rapporte dans le quatrième chapitre (« La Création comme désastre ») aux conceptions de la kabbale et de la gnose, pour lesquelles la Création n’est qu’un chaos, une chute par rapport à la perfection divine. Reportant cette philosophie de la création sur celle du poème, le dernier chapitre de cette partie (« La semence ») montre que la poésie charienne refuse tout modèle créateur, préférant parler d’un « réel incréé » que seule la force du désir peut perpétuer dans l’instant. Ce rejet de la création se retrouve dans celui, très sadien, de la procréation et de la semence : là encore, il s’agit avant tout de préserver le dynamisme du désir.

7C’est précisément « Le désir » qui est l’objet de la cinquième et dernière partie de l’ouvrage d’É. Marty. La poésie de Char, selon le titre du premier chapitre, est en effet une « écriture du désir » : l’érotisme, vu comme une relation conflictuelle entre les sexes, est présent dès les textes de la période surréaliste (Artine), où le désir chiffre et détruit son objet. Cet éros surréaliste se caractérise également comme un éros alchimique (avec la figure de Lola Abba, retracée à l’aide de références occultistes) et comme un éros sadien (cractéristique dans le poème « L’Historienne ») qui entend restituer à l’amour sa violence originelle, loin de toute morale et de ce que Char appelle dans un hommage à Sade « la boue du ciel ». Fondée sur un tel schéma, l’écriture du désir détruit le modèle féminin afin de mieux figurer et défigurer un corps disponible pour l’imaginaire érotique. Mais le désir, comme le montre le second chapitre (« L’écriture de l’extase ») a aussi et surtout une fonction positive : non seulement il s’enracine dans une sensibilité terrestre qui permet de reconstituer fugitivement un cosmos, mais il débouche sur un temps exceptionnel où le présent parvient, à travers le poème, à échapper à la dégradation du souvenir pour se conserver en tant que présence – moment d’extase au sens où le temps sort de lui-même pour aboutir à un non-temps. Si bien que, comme l’écrit É. Marty, « la poétique de la présence, dans l’œuvre de Char, est moins fétichisme du moment qu’appropriation de l’absence » (p. 276). Dès lors, précisément parce qu’elle donne à voir et rend présente une figure absente, c’est finalement l’œuvre picturale (telle la Madeleine à la veilleuse de La Tour) qui apparaît à É. Marty comme l’analogue exemplaire du poème charien. Incarné dans l’écriture ou dans la peinture, c’est ainsi le « désir demeuré désir », selon la formule de Partage formel, qui permet de sauvegarder le sens de toute présence et de dynamiser de manière positive la séparation et le manque ressentis par l’homme face à un Être hermétique.

8On le voit, le champ embrassé par ces cinq parties est large, et croise à plusieurs reprises les chemins de la philosophie, et plus particulièrement de la phénoménologie (sont ainsi évoqués au cours de l’ouvrage Heidegger, Husserl ou Merleau-Ponty). Au terme de ce riche parcours, un doute subsiste pourtant. Car s’il peut paraître légitime (surtout dans le cas de Char, que précède une solide réputation de poète difficile, voire obscur) de fonder le projet d’ensemble du livre sur la question de l’hermétisme, il reste que cette question est posée en des termes trop flous pour emporter totalement l’adhésion. L’hermétisme tel qu’il est décliné tout au long de l’essai apparaît en effet comme un concept plutôt vague et confus, désignant tantôt le sentiment d’une étanchéité ou d’une séparation infranchissable entre les êtres et les choses, tantôt la tentative d’un déchiffrement du monde à travers le langage poétique, tantôt, selon un sens plus restreint, les pratiques et les discours occultes comme l’alchimie, la gnose, la magie. À force de passer, souvent implicitement et sans que ces strates soient clairement distinguées, du plan de l’expérience phénoménologique (le mutisme du monde face au sujet) à celui de la création poétique (l’écriture comme initiation occulte à la lecture d’un liber mundi d’abord indéchiffrable) puis à celui de la réception (la difficulté de la poésie de Char pour son lecteur), la notion d’hermétisme finit ainsi par s’effriter. Certes, une tentative de définition plus explicite et plus élaborée apparaît au début de la troisième partie, consacrée précisément à « L’hermétisme » (p. 113-118), mais avec une référence pour le moins inattendue : É. Marty se rapporte en effet à Proust et aux « espaces hermétiques » qu’il discerne dans la Recherche (comme les clochers de Martinville) pour avancer l’idée d’un espace qui « indique ou désigne une présence mais dérobe sa signification, et la dérobe à tout jamais » (p. 114). Si, sur la question du lieu ou du pays, le rapprochement entre Char et celui qu’il nommait « le poète Marcel Proust » peut s’avérer fécond, on ne voit en revanche pas très bien pour quelle raison le placer sous le signe de l’hermétisme, là où des termes comme mystère, énigme ou opacité seraient tout aussi bien susceptibles de rendre compte de cette présence ne se dévoilant que dans le retrait.

9Sans doute, dans les chapitres qu’il consacre à « L’alchimie » (p. 119-131) à « La création comme désastre » (p. 216-224), É. Marty ne manque pas de s’appuyer sur le sens spécialisé et traditionnel du terme d’hermétisme, qui renvoie à l’ensemble des doctrines ésotériques placées de manière plus ou moins explicite sous le signe d’Hermès Trismégiste, depuis la période hellénistique jusqu’à l’âge classique : la gnose, la kabbale, la magie ou l’alchimie. Mais sur ce point, la sous-estimation de l’influence du relais surréaliste, capital pour saisir tout à la fois l’importance et la mise à distance du code alchimique par Char (Breton, contrairement à ce qu’avance É. Marty, ne se soumettant nullement à l’idée d’une révélation magique des correspondances grâce à l’alchimie), semble pour le moins abusive — surtout lorsqu’elle s’opère au profit de références comme la gnose ou la kabbale, peu convaincantes et sans doute peu utiles pour éclairer la poésie charienne : ce qui condamne par exemple le temps de l’Histoire aux yeux de Char, c’est peut-être moins le fait qu’il répéterait l’échec originel d’une Genèse ou d’une Création dégénérées, que le fait qu’il piétine et se prolonge en vue d’une fin qui justifie tous les moyens. Plus largement, les perspectives eschatologiques et mystiques attachées à de telles doctrines doivent sans doute être maniées avec prudence à l’égard d’un poète qui n’a cessé de se placer sur le plan de l’immanence (la « matière-émotion ») et de refuser l’idée de salut.

10Quant à une autre acception, plus large, du terme d’hermétisme (soit le caractère obscur, voire crypté, d’un message dont l’interprétation appelle une initiation au code utilisé), elle pouvait ouvrir la voie à un questionnement sur les procédures langagières et auctoriales par lesquelles Char a pu à la fois voiler et dévoiler les références mises en jeu dans ses poèmes. Or cette piste n’est qu’à peine esquissée par É. Marty dont l’avant-propos, tout en reconnaissant à Char le statut de « poète difficile » (p. 12), n’explique cette difficulté que par la négative, en suggérant qu’elle ne tient ni à l’impact de l’histoire politique (l’impossibilité d’écrire après Auschwitz), ni à l’influence de l’histoire littéraire (avec l’idée d’une modernité cultivant l’obscurité). Il nous semble pourtant que le problème du cryptage de la poésie charienne et de la nécessité ou non de son déchiffrement, voire de sa traduction et de sa paraphrase (déjà posé par Georges Mounin, et surtout soulevé par le livre de Paul Veyne), touche au cœur de la réception de cette œuvre à qui certains (critiques aussi bien que poètes) ont pu reprocher, précisément, un hermétisme entretenu par une sorte de complaisance dans l’oraculaire.

11Cette dilution de la notion d’hermétisme tient peut-être pour une part à la méthode adoptée par É. Marty pour sa monographie : le critique entend en effet prendre appui non sur « un système conceptuel donné d’avance » (p. 12) mais sur le commentaire assidu et attentif de quelques poèmes, parfois présentés dans leur version intégrale, et articulés selon une logique thématique, un texte sélectionné servant de porte d’entrée vers d’autres contrées de l’œuvre. Dans ces conditions, est-il vraiment envisageable de fédérer l’ensemble des commentaires, par ailleurs souvent brillants, sous la seule bannière de l’hermétisme, à moins de donner à ce terme un sens lâche ? Mais la démarche proposée par É. Marty — sorte de suite d’exercices de close-reading — pose surtout un problème d’un autre ordre : celui d’un relatif silecne sur l’histoire de l’œuvre.

12Ce n’est pas que l’ouvrage privilégie telle ou telle période : il convient même, sur ce point, de saluer la représentativité des textes sélectionnés par É. Marty, qui ne s’est pas cantonné aux recueils les plus connus de Char, soit la trilogie Fureur et mystère (1948) — Les Matinaux (1950) — La Parole en archipel (1962), et s’est efforcé de puiser des exemples en allant du premier livre renié (Les Cloches sur le cœur, en 1928) jusqu’aux ultimes recueils des années 1980. Pourtant, convoquées les unes avec les autres au sein d’un même chapitre, les différentes époques de la poésie de Char s’entremêlent dans une analyse qui souscrit certes à l’image de la « parole en archipel », mais qui efface par là même les évolutions et les hésitations du poète : la réorganisation thématique et logique prime sur la prise en compte des mutations et du devenir de l’écriture. Et la principale victime de ce nivellement de la perspective diachronique par l’approche synchronique, c’est la période surréaliste de Char : la volonté de rapatrier les textes des années 1930 dans le tout de l’œuvre conduit en effet É. Marty à négliger le cadre et le statut originels de certains textes (peut-on mettre sur le même plan « Eaux-mères », récit de rêve paru en 1933 dans Le Surréalisme au service de la Révolution et dûment spécifié comme tel par Char, et un poème comme « Déclarer son nom », de 25 ans postérieur ?), à en commenter d’autres sans tenir compte de leur histoire (le cas est net pour « La Manne de Lola Abba », p. 249-253, étudié dans la version reconfigurée par Char en 1945 sans tenir compte de la version originale de 1931, pourtant importante dans la mesure où c’est elle qui est contemporaine de l’engagement surréaliste) ou encore à forcer inutilement l’opposition entre Char et Breton (sur la question de l’alchimie par exemple, que Char découvre et utilise précisément dans le sillage de « l’occultation » réclamée par le Second manifeste du surréalisme). Dès lors, loin de s’intégrer dans la dynamique d’un mouvement collectif, « l’époque dite surréaliste de Char » (comme l’écrit significativement É. Marty p. 21) n’est plus que le préambule d’une œuvre toute entière imprégnée du génie de son auteur, et dont les évolutions ne sont plus que des variations autour de schèmes fondamentaux : signe de cette tendance, le chapitre intitulé « Le Marteau sans maître » dégage très vite le recueil surréaliste de son contexte pour en faire l’emblème d’une poétique opposée aux représentations conventionnelles de la nature et de la création.

13Ces réserves quant au fil directeur de l’ouvrage et quant aux effets déformants de la perspective adoptée ne doivent pourtant pas, en dernier ressort, masquer les évidentes qualités de l’ouvrage, qui tiennent avant tout à la précision et à la finesse des commentaires, ainsi qu’à la manière dont l’auteur parvient à éclairer les textes par un jeu d’échos et de confrontations. Car là où ce René Char prend toute sa valeur, c’est lorsque la lecture serrée et attentive d’É. Marty se penche sur des poèmes particuliers pour mettre en évidence les détails de l’écriture, ou lorsqu’elle constitue un réseau de textes à travers lesquels l’interprétation suit au plus près le fil d’un motif privilégié. L’ouvrage analyse ainsi avec clarté et pertinence des pages parfois difficiles ou relativement méconnues (on pense par exemple au beau commentaire de « Relief et louange », p. 135-139, ou à l’évocation de l’arche disparue du pont Saint Bénezet, p. 65-67) et procède souvent à des rapprochements fort éclairants (notamment dans la première partie, qui met intelligemment en évidence le parcours poétique consacré aux figures de l’enfance, du territoire et de la demeure, et porteur d’un mythe de la genèse de l’écriture).

14L’hermétisme de Char ? La question, sans doute, est loin d’être résolue. Quant à sa poésie, elle bénéficie avec l’ouvrage d’É. Marty d’un brillant exemple de cette « lecture endurante » que le poète lui-même évoquait à l’endroit de Martin Heidegger.