Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Gaspard Turin

La ré-tension narrative

Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue, Genève : Slatkine, coll. « Érudition », 2017, 218 p., EAN 9782051028080.

1Avec ce livre, Raphaël Baroni revient sur son désormais célèbre premier ouvrage, La Tension narrative (2007). Comme son titre l’indique, Les Rouages de l’intrigue reprend et précise la question, centrale dans la théorie que R. Baroni exposait dans son précédent livre, de l’intrigue : sa définition, son fonctionnement et surtout son caractère opératoire, dans une perspective résolument orientée vers ses usages, en particulier dans l’enseignement de la littérature. Au fil des pages, R. Baroni se propose également de rassembler et d’harmoniser, au sein d’un discours propre, les nombreux travaux faisant usage de concepts liés à la tension narrative et à la dynamique du récit en général, montrant à la fois l’importance que ces concepts ont pris dans la critique littéraire actuelle et la nécessité d’un dialogue fécond quant à leur construction, toujours susceptible d’évolution.  

Une dynamique à l’œuvre

2Pour envisager le problème de la définition de son objet, l’auteur en établit le positionnement dans le champ de ses pratiques, au sens le plus large possible. L’une des qualités de ce livre réside dans cet élargissement, prenant en compte « la didactique de la littérature, la théorie du récit, mais aussi la philosophe morale et les sciences cognitives » (p. 14), outre bien évidemment la ou les narratologie(s) qui en constitue(nt) le domaine disciplinaire fondamental. L’auteur envisage ainsi la définition de l’intrigue d’une manière souple, en tenant compte aussi bien du langage conceptuel (celui des spécialistes) que du langage notionnel, par lequel l’intrigue retrouve la valeur référentielle indexée par son usage courant. Ce double regard permet à R. Baroni de réhabiliter l’intrigant de l’intrigue, selon un point de vue résolument orienté vers les lecteurs de récits, confrontés dans leur pratique à une « réticence intentionnelle dans la représentation des actions » (p. 29). Car la synthèse des théories opérée dans la première partie du livre ne conduit pas à un confortable compte-rendu de l’état de la situation. R. Baroni opère des choix de définition, privilégiant le déséquilibre fécond à l’équilibre conciliateur – en termes ricœuriens, la discordance à la concordance :

Tous les récits apparaissent effectivement comme un mélange de concordance et de discordance, mais pour certains D’entre eux, la discordance est une contrainte liée à des sources lacunaires que l’écriture cherche à surmonter, tandis que pour d’autres, elle constitue un objectif esthétique en soi, la concordance n’étant qu’une contrainte liée à la nécessité de maintenir un minimum de cohérence et d’intelligibilité dans la représentation narrative. (p. 33)

3Le choix global du second de ces deux types de récits pour exemplifier la question de l’intrigue implique un intérêt particulier pour la production littéraire, au sens large, plutôt que le récit historique ou journalistique. Ce choix présente aussi une implication théorique, au sein de laquelle la tradition structuraliste et, plus précisément, de la linguistique textuelle est, dans un premier temps du moins, nettement écartée. On peut regretter, peut-être, le regard aujourd’hui assez unilatéralement défavorable porté sur « le récit unique d’un certain structuralisme » (Kibédi-Varga, cité p. 37), qui prend l’aspect artificiellement rigide d’un épouvantail. Ce qui est combattu s’avère pourtant moins une école de pensée que certains de ses travers, en particulier la conséquence méthodologique étroite qui ne verrait dans l’intrigue qu’une « séquence événementielle ». Le choix de considérer l’intrigue dans son fonctionnement dynamique était déjà celui de La Tension narrative. Mais cette réitération présente ici l’argument fort de l’articulation didactique, qui donne à l’auteur l’opportunité de réhabiliter, à la suite notamment de Jérôme David, la première lecture, contre le toujours-déjà-lu. Faire de l’instabilité une condition de l’apprentissage et de la co-construction du savoir est l’un des acquis des premiers chapitres de ce livre.

4Réhabiliter la lecture au premier degré revient ici à la théoriser et à en présenter le bénéfice cognitif. La lecture immédiate permet un constant ajustement en fonction des virtualités du texte qui s’actualisent une par une. Ces reconfigurations peuvent dès lors impliquer un recul critique différent de celui, synthétique, qu’impose le discours rationnel, souvent vecteur d’une pensée trop stabilisée pour ne pas être suspecte (on pense à la « morale » d’énoncés universels comme « aime ton prochain comme toi-même », p. 55). L’immersion fictionnelle, quant à elle, propose un traitement dynamique de la confrontation à l’expérience de lecture. Ceci pourtant devrait poser problème : comment concilier « immersion » et « distanciation » ? Sont-elles même conciliables ? Ne s’agit-il pas là de réitérer une lecture intellectualisée ou un second degré, si même une lecture cursive ne trouve son efficace qu’à condition d’opérer le sacro-saint recul critique ? R. Baroni traite le problème de deux manières : d’une part en indiquant que l’immersion fictionnelle porte le bénéfice d’un développement cognitif particulier, fondé sur les probabilités du récit immersif et le jeu qu’elles induisent dans l’esprit des lecteurs ; d’autre part en précisant que l’immersion et la réflexion doivent se succéder dans le temps (p. 62).

Réconciliation & singularisation

5La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’adaptation des théories de la tension narrative aux grandes catégories formelles du xxe siècle. En considérant d’emblée ses aboutissants historiques les plus féconds, R. Baroni commence par montrer que le processus dynamique par lequel il identifie l’approche du littéraire touche aussi bien le pôle auctorial que lectoral. Il s’attache ensuite à adapter la schématisation structurelle de l’intrigue au schéma quinaire de la linguistique textuelle, à la fois pour rendre aux textes de la tradition (Adam, Revaz, Benveniste, Weinrich, Bronckart) leur validité et pour les dépasser au profit d’une ouverture : « tout phénomène esthétique ou discursif, pour autant qu’il s’inscrive dans une temporalité, peut potentiellement être décrit comme s’organisant séquentiellement par le biais d’une alternance tension-détente » (p. 73). Il entreprend alors d’inscrire cette dynamique (curiosité – suspense – surprise), à la manière de ses aînés, dans une série de « schèmes séquentiels » permettant un regard synthétique sur l’ensemble des processus en jeu.

6À ce propos, on est enclin à se demander si la reconduction du recours à la schématisation graphique présente la même utilité didactique qu’elle semblait avoir à l’époque du formalisme triomphant. Les théories textualistes n’ont-elles pas été précisément disqualifiées par la didactique contemporaine pour leur tendance à un schématisme autoréférentiel, inutilement abstrait ? Pour paraphraser Todorov (dont la citation correspondante se retrouve d’ailleurs à la fin des Rouages de l’intrigue), ne court-on pas le risque de prêter ainsi le flanc à un soupçon, désormais installé dans le champ didactique, consistant à voir dans de tels schèmes un intérêt surdimensionné pour les moyens d’accès au sens, au détriment de ses fins ? R. Baroni répond partiellement à cette critique en rappelant, comme l’avait fait en son temps Anne Ubersfeld, qu’un diagnostic figé de l’état des enjeux entre lecteur et texte (le schéma actantiel de Greimas, notamment) n’a de sens que dans la profondeur cinétique de sa multiplication, au fil de la pluralité de ces états, considérés dans leur successivité. De la même manière, l’attention portée au personnage ne prend son sens que dans la modification inéluctable auquel ce personnage est confronté : « la tension narrative se nourrit […] autant de la sous-détermination intrigante et de la surdétermination attachante des personnages que de l’indétermination relative de leur destin » (p. 90).

7La reprise des catégories formelles qui court le long de ces chapitres (personnage, focalisation, temporalité, segmentations du texte) en vue de leur adaptation aux concepts proposés par R. Baroni semble donc se faire au prix d’un compromis avec la tradition — mais il ne faut pas perdre de vue que la visée de ce livre étant essentiellement pragmatique, l’un de ses enjeux principaux (d’ailleurs sans doute l’un des grands enjeux de la didactique de la littérature en général) était de réconcilier les outils traditionnels des enseignants avec ceux que propose la néo-narratologie.

8Il s’agit encore de remarquer, à propos de ces pages centrales, un aspect séduisant, qui consiste à permettre à la lecture littéraire de s’individualiser sous le regard du lecteur-critique. Une formule, tirée de la partie suivante, résume bien toute l’entreprise de R. Baroni : « l’intrigue dépend d’abord d’un style ou d’un regard posé sur le monde, qui implique une lecture dynamique, avant de renvoyer à un quelconque événement » (p. 158). Il faudrait immédiatement ajouter que le terme d’événement — ici évacué car correspondant à l’idée générale selon laquelle un récit à intrigue est un récit à péripéties — ne cesse pas de produire sa pertinence, mais qu’il faut le comprendre au niveau de l’actualisation des textes par la lecture. C’est elle qui fait événement. Le style du critique, le regard individuel sont fortement privilégiés : le travail sur l’intrigue est reader-friendly. Une évidence lorsqu’on sait que la didactique de la littérature s’est depuis quelques années entièrement installée dans cette perspective, qu’elle a transformée en une nécessité pédagogique incontournable.

Une érotique de l’intrigue

9La troisièmepartie de l’ouvrage est consacrée à trois études de cas. Il pourra sembler curieux, de la part d’un auteur spécialiste de bande dessinée et consacrant une grande partie de ses travaux à des formes de fiction transmédiales, que le choix de son corpus d’exemples porte sur trois auteurs (Ramuz, Gracq et Robbe-Grillet) non seulement classiques, mais aussi — pour les deux derniers en tout cas — notoirement difficiles à faire lire à de jeunes lecteurs. Mais le bénéfice d’un tel choix est net. D’une part il ne s’agit certainement pas de disqualifier des objets fictionnels plus accessibles ou plus populaires : les nombreux exemples ponctuels empruntés, au fil des pages théoriques qui précèdent, à la bande dessinée ou aux séries télévisées le montrent assez bien. Mais surtout, R. Baroni démontre grâce à ces trois exemples que l’étude de l’intrigue est possible précisément là où on ne l’attendait plus. Et, par une axiomatique du type « qui peut le plus, peut le moins », il indique aux pédagogues à qui s’adresse son travail qu’une transposition des enjeux de la lecture en direction de l’intrigue est possible pour tout objet fictionnel. En indexant trois auteurs réputés difficiles à une lecture qu’il présente comme immersive pour lui, il implique en fait que ce sont de telles capacités immersives qui en deviennent elles-mêmes transposables ; que tout pédagogue est en mesure de transmettre l’intérêt, même (voire surtout) individuel, qu’il éprouve à lire un texte a priori rébarbatif.

10C’est avec l’analyse du Roi Cophetua de Gracq qu’apparaît avec le plus de clarté l’un des enjeux essentiels du plaisir de la lecture intrigante, qui consiste à ramener le désir de connaissance au travail de la tension narrative à une érotique de la lecture. Une érotique toute stendhalienne, dont le pouvoir se développe à travers l’exploration d’un désir inaccompli. L’intrigue se présente alors comme une entreprise de séduction dont l’issue importe bien moins que les moyens qu’elle se donne pour l’envisager, que les chemins complexes qu’elle arpente pour atteindre son terme. Que ce terme n’arrive pas, ou qu’il soit décevant, ou elliptique, ou discret (chez Gracq et Robbe-Grillet), et c’est alors l’ensemble des procédés qui le précèdent qui focalise l’attention des lecteurs et des critiques. Par là aussi se détache un intérêt (potentiellement didactique) à fonder un corpus de travail sur des œuvres plus expérimentales que populaires, si l’intérêt essentiel de ces dernières devait rester identifié au relâchement final de la tension, à la résolution, à la fin et à la (petite) mort de la lecture, à la consommation à la chaîne de produits fictionnels standardisés.

En fin de compte, la différence essentielle introduite par le Nouveau Roman ne tient pas à la nature des événements racontés, qui sont aussi rocambolesques que dans les romans de gare les plus invraisemblables, mais plutôt à l’intensité des variations introduites par rapport aux modèles hérités du passé. (p. 176)

11Non, d’ailleurs, qu’il faille s’en tenir à une éternelle suspension de jouissance : celle-ci demeure un but de lecture (on peut d’ailleurs, au passage, s’interroger sur les éventuelles difficultés à mettre en place les séquences d’enseignement correspondant à de tels principes, suivant l’âge du public concerné), mais constamment enrichie d’une inquiétude — une instabilité ontologique (p. 182) — quant aux voies et aux issues que nous devrons emprunter pour la connaître.

12Lieu de rétention et de relâchement, dynamique mais théorisable, interactive quoique personnelle, adaptable aux classiques comme aux nouvelles fictions immersives, l’étude de l’intrigue trouve, grâce à ce livre, sa place centrale dans les enjeux de la didactique de la littérature. Elle se présente comme la diastole et la systole d’une activité littéraire dont la transmission ne peut avoir lieu que si elle retrouve son inscription profonde dans la vie appliquée à la fiction.