Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Jean-Louis Jeannelle

Queer critique

François Cusset, Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo‑lecteurs, Paris : Presses universitaires de France, 2002, coll. « Perspectives critiques », 200 p., EAN 9782130527930.

1Mercredi 7 mai 2003. À la recherche de Fear of a queer Planet de Michael Warner, je me rends à la Fnac des Halles, pensant que l’ouvrage s’y trouve peut‑être. Je me dirige vers l’accueil de la librairie et demande s’il existe un rayon d’études gaies et lesbiennes : le vendeur me fait répéter deux fois ma question et, croyant que je lui parle de guerre, m’envoie au rayon histoire. Je le détrompe en précisant que je cherche des travaux sur l’homosexualité : « Ah! on ne fait pas dans le communautarisme ici! »

2Il existe bien des rayons consacrés au jardinage, à la famille ou aux romans d’aventure. Mais en France, on ne trompe pas facilement le sens commun : l’homosexualité ne constitue pas un sujet d’étude. « Voyez éventuellement » – c’est ce que me répond un second vendeur, plus amène – « aux rayons “Sexualité” ou “Sociologie” »1. Qu’importe si les études gaies et lesbiennes sont nées précisément afin de constituer un champ de réflexion échappant aux lectures normatives qu’imposaient les sciences humaines traditionnelles. Pour le vendeur, ouvrir un tel rayon à la Fnac n’avait aucune pertinence sociale ou intellectuelle ; ce ne pouvait être le fait que d’une dangereuse revendication militante. On connaît l’argument, repris aussi bien à droite qu’à gauche : la logique communautariste est une menace pour l’unité républicaine ; elle est par définition sans fin. Pourquoi pas un rayon des bisexuels à tendance sado‑masochiste ?

3Dans les pays anglo‑saxons, la bibliographie des ouvrages publiés sur le sujet s’allonge considérablement. Pour quelle raison n’y a‑t‑il rien d’équivalent en France ? Il n’y a pas si longtemps, le pays était le théâtre d’un intense débat social et intellectuel lancé par la communauté homosexuelle ; il eut pour issue le vote du Pacs à l’automne 1999. Durant cette période, on s’intéressa dans différents milieux aux réflexions menées outre‑Atlantique sur les identités sexuelles. L’enthousiasme est aujourd’hui retombé : les éditeurs, les universités ou les revues ne semblent plus prêts à faire écho à ces recherches. En France, le champ des études gaies et lesbiennes ne semble pas encore être parvenu à se structurer : quel besoin y aurait‑il alors de présenter la « Queer Theory », qu’on peut décrire comme un second temps, à la fois plus réflexif et plus radical, des recherches sur la sexualité et les genres en Angleterre et surtout aux Etats‑Unis ? Le terme « queer » signifie en anglais « étrange » – heureux hasard ou dangereux présage ? L’un de ses usages sociaux en a fait une insulte à l’encontre des homosexuels. Repris comme une sorte d’étendard par les gays et les lesbiennes, il est devenu depuis le début des années 90 le concept fédérateur d’un mouvement intellectuel quelque peu hétéroclite, la théorie queer, qui constitue aujourd’hui l’un des lieux ordinaires du discours social, politique et intellectuel aux États‑Unis.

4C’est pourtant bien à cette théorie que les éditions des Presses Universitaires de France viennent de consacrer un ouvrage intitulé Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo‑lecteurs, poussant l’audace jusqu’à orner la très honorable collection « Perspectives critiques » d’une flamboyante couverture rose ! L’essai est peu concluant : l’introduction annoncée se révèle être une compilation d’articles d’universitaires anglais ou américains, dont F. Cusset résume l’argumentation sous forme d’un parcours des analyses queer consacrées à la littérature française, chronologiquement ordonnée. Le tout, présenté sur un ton brillant mais continuellement badin et ironique, s’achève sur une pirouette : tous les « dé‑lires » de ces critiques queer, avides de déceler à tout prix dans les chef‑d’œuvres de nos grands classiques ambiguïtés, confusion des sentiments et reconfigurations des identités sexuelles, n’aboutit à rien. Certes, la manœuvre est drôle : il est toujours amusant de « faire ravaler à nos gendelettres leur morgue bien française et de profaner d’un doigt inquisiteur les sépultures ombreuses de nos “grantécrivains” » (p. 11), et F. Cusset montre, à ce petit jeu, un véritable talent, qui tient à la virtuosité de son style. Mais l’exercice, tel que le présente F. Cusset, semble tourner à vide. C’est que la théorie a été vidée de sa substance afin d’être livrée au public français sous une forme à la fois attrayante et rassurante : malgré les éblouissantes masturbations intellectuelles auxquelles se livrent les critiques américains et anglo‑saxons, ceux‑ci ne bouleverseraient rien de ce que nous savons de la littérature française. Much ado about nothing.

5Mais, avant d’en venir à l’ouvrage de F. Cusset, quelques mots de précisions sur ce qu’on nomme la « Queer Theory ». Il serait illusoire de penser qu’un tel mouvement puisse être présenté sous forme d’une doctrine cohérente. Illusoire surtout parce que sous le vocable « queer » sont rangés aujourd’hui des théoriciens, des ouvrages ou des activités extrêmement variés, parfois même contradictoires. On sait à quelles réductions conduisent les ouvrages de seconde main destinés à présenter le « structuralisme » ou la « déconstruction ». Les noms de Barthes, Foucault, Lacan ou Derrida donnent assurément un tour avantageux à tout texte de vulgarisation, mais c’est souvent au détriment de la pensée des auteurs en question. Plutôt que de donner une définition de ce que serait la pensée « queer », il me semble plus intéressant de partir d’un exemple tiré de l’un des auteurs français qui se prête le mieux à ce type d’analyses : Marcel Proust. On ne saurait trouver meilleure introduction au débat sur la théorie queer.

6On sait que parmi les nombreux déboires que M. de Charlus essuie au cours de sa relation avec Morel, il en est un qui ouvre de vertigineuses perspectives, un véritable palais des glaces tel que les aiment les critiques anglo‑saxons les plus férus de complications sexuelles. Ayant ouvert par mégarde une lettre que l’actrice Léa, « célèbre pour le goût exclusif qu’elle avait pour les femmes », avait adressée à Morel, le baron découvre que celle‑ci ne parle à son protégé « qu’au féminin en lui disant : “Grande sale ! va !”, “Ma belle chérie, toi tu en es au moins, etc.” ». Révélation soudaine, qui vient bouleverser un savoir fraîchement acquis. Car, si nous avons aujourd’hui l’habitude d’identifier, par antonomase, le baron à son comportement sexuel, et s’il fait figure, au cours de la soirée chez la princesse de Guermantes (Sodome et Gomorrhe I) d’expert auprès de M. de Vaugoubert, qu’il « renseigne » sur les ressources qu’offre le corps diplomatique pour ceux qui en sont, M. de Charlus ne tient en réalité son savoir que de fraîche date :

Le baron était surtout troublé par ces mots « en être ». Après l’avoir d’abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps bien long déjà, appris que lui‑même « en était ». Or voici que cette notion qu’il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il avait découvert qu’il « en était », il avait cru par là apprendre que son goût, comme dit Saint‑Simon, n’était pas celui des femmes. Or voici que pour Morel cette expression « en être » prenait une extension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d’après cette lettre, qu’il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M. de Charlus n’avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s’étendre aux femmes elles‑mêmes. Ainsi les êtres qui « en étaient » n’étaient pas seulement ceux qu’il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de femmes que d’hommes, d’hommes aimant non seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d’un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l’intelligence autant que du cœur, devant ce double mystère où il y avait à la fois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisance soudaine d’une définition (À la Recherche…, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1988, p. 720‑721).

7Tous les thèmes dont traite la Queer Theory sont présents dans cette surprenante découverte du baron de Charlus. Ce dernier, dans son effort pour se situer lui‑même sur l’échiquier des identités sexuelles, a recours à un signifiant au contenu codé, assez vague pour désigner à qui sait entendre des goûts qui ne peuvent s’exprimer autrement que par des voies détournées. Mais voici qu’il fait lui‑même l’expérience, à son détriment, de l’irréductible inadéquation entre les dénominations et les pratiques, le savoir disponible et les conduites effectives. L’expression cryptée – « en être » – ne permet pas de saisir le comportement de celui qui est l’objet de toutes ses attentions et vient bouleverser, par rebond, la connaissance qu’il a de lui‑même, en le confrontant à des possibilités jusqu’alors inenvisageables. Il croyait user à son profit de ce surcroît de lucidité que lui offrait son inversion, mais il découvre que le désir obéit à une logique combinatoire à laquelle on ne peut assigner aucune limite et qu’il peut renverser les fondements identitaires les plus solides, ébranler l’opposition entre homosexualité et hétérosexualité, sur laquelle reposait jusqu’alors sa perception des identités sexuelles. D’accord sur ce point avec ceux dont il se cache, le baron veut croire que le jeu de la différence obéit à une structure binaire relativement simple, et que cette répartition permet de savoir ce qu’il en est de soi et des autres : qui en est, qui n’en est pas. Morel déjoue ce schématisme confortable en inventant ce qu’on pourrait appeler un désir homosexuel au carré : l’amour du protégé de M. de Charlus pour Léa lui donne accès à l’autre cité, Gomorrhe. « Girls who are boys who like boys to be girls who do boys like their girls who… », en quelque sorte. Étrangement, la souffrance que provoque une telle découverte ne se réduit pas à un simple et légitime sentiment de jalousie ; elle naît aussi de la carence, brusquement constatée, d’un mot qui était familier. Les désirs et les identités vacillent soudain et M. de Charlus éprouve une « inquiétude de l’intelligence autant que du cœur » devant l’insuffisance d’une définition qui lui importait au plus haut point.

8Une « inquiétude de l’intelligence autant que du cœur » : c’est précisément de cette expérience qu’il s’agira. Une expérience aussi universelle – qui ne l’a faite ? de manière plus banale que le baron, certes – que difficile à cerner : elle a trait à ces moments où le désir se manifeste à nous, dans nos propres relations, les discours qui nous entourent ou les œuvres que nous lisons, sous des aspects inattendus et pour tout dire, étranges — queer.

9C’est sur la pointe de cette inquiétude que se situent tous ceux qui, depuis les années 90, tentent dans l’Université américaine et anglo‑saxonne, de développer une réflexion sur les genres et les sexualités se situant dans une perspective critique à l’égard des positions politiques et intellectuelles issues des mouvements de libération homosexuelle des années 70.

10Du mouvement queer, F. Cusset ne retient que les travaux concernant la littérature, et plus précisément la littérature française. Prenant pour métaphore filée tout au long de l’ouvrage le glory‑hole, il se propose de s’exercer lui‑même vaillamment – et avec brio – à la méthode de lecture queer. En effet, le critique queer aurait, selon lui, avec le texte le même rapport que l’homme attendant qu’un inconnu passe son sexe à travers le trou d’une cabine :

Sous le regard insistant de cet œil en retrait, sous les caresses d’une main importune glissée par l’ouverture, un trouble inédit saisirait le texte canonique, sonnet symboliste ou roman gothique, poème épique ou saga historique, un tremblement à la surface des phrases qui démultiplierait peu à peu nos lectures monosémiques, et dévoilerait enfin, sous l’intrigue hétéro et les formes convenues, un fond plus obscur d’où jaillirait l’impulsion d’écriture – un fond immémorial, présent déjà dans tout écrit bien avant qu’un neurologue prussien n’ait imposé, vers 1870, la définition moderne de l’homosexualité (p. 8).

11Délaissant les exposés savants mais pesants, F. Cusset sélectionne dans l’ensemble du corpus des études queer disponibles toutes celles qui s’attaquent à la littérature française afin de donner un exemple parlant – pour tout autochtone qui doit se sentir, on le suppose, directement visé par ces lectures doublement exotiques de notre trésor national – de cette méthode de « contre‑lecture » irrespectueuse et revigorante. Voici qui sera, on nous le promet d’emblée, « aussi jouissif qu’un blasphème, aussi tentant qu’un outrage aux bonnes mœurs » (p. 11). L’objectif : « dé‑lire » les classiques en pratiquant leurs analyses sur nos textes, mais – le bon goût français sera respecté – « en allégeant l’arsenal américain de sa lourde charge théorique » (p. 12).

12Il livre donc, sous forme d’un parcours chronologique respectant notre traditionnel découpage par siècles, une série d’éclairage sur des textes qui nous sont familiers, afin d’y faire apparaître des détails, des résidus et des anomalies, de déployer une lecture différente à la fois des interprétations convenues de l’histoire littéraire ou de la critique formaliste mais aussi des analyses les plus attendues : le « queer critic » cherche le « trouble de l’écart plus que du plaisir moins obscur d’une nette intromission » (p. 15‑17).

13F. Cusset décrit tout d’abord en un rapide résumé le contexte dans lequel est apparue la « Queer Theory » dans les années 90 ; il en énonce le postulat le plus important – celui de la défense d’une vision constructiviste de la sexualité contre l’essentialisme hétérosexuel mais aussi homosexuel – et en caractérise la méthode, proche de la déconstruction par ses jeux sur le signifiant textuel et ouvrant à tout un réseau de métaphores, comme « prendre un texte », le « retourner » ou le « pénétrer ». Enfin, il en précise les deux principaux enjeux : le premier « a trait à une réversibilité générale, des sexes comme des postures, à l’inversion entendue comme désubjectivation, et qu’illustre à travers toute la littérature queer le motif obsessionnel de l’hermaphrodite» ; le second enjeu «renvoie à toutes les petites modifications qu’introduit dans l’acte sexuel le motif de l’amour de soi » (p. 30‑31) : onanisme, perversion, délais ou impuissance. Après avoir livré quelques exemples d’une telle méthode de lecture sur le corpus anglo‑saxon dans un chapitre intitulé « Littératures anglofolles », F. Cusset en arrive aux allées bien ordonnées de la littérature française.

14Le lecteur voit ainsi défiler le Moyen‑Âge avec l’amitié de Lancelot et Galehout, le travestissement de Silence et la fascination horrifiée qu’éveillent les hermaphrodites. La Renaissance, où l’on s’intéresse moins à ce qui lie Montaigne et La Boétie qu’à l’entrecroisement des textes, où le paillard Rabelais éveille le soupçon au détour d’une référence à l’hermaphrodite cousu sur le vêtement de Garguantua et où l’on en vient à s’interroger sur les amours qu’on croyait si pures dans La Princesse de Clèves. Les Lumières, observées à travers les multiples formes d’atermoiements, de troubles ou d’échecs qu’expose Crébillon et la belle analyse d’Eve Sedgwick sur la savante ingénuité de la religieuse de Diderot. Le xixe siècle, qui montre Constant en prise à l’ambiguïté sous les assauts des sodomites, Balzac multipliant les personnages, qui en échappant à la logique familiale hétérosexiste, troublent le bel ordre social et Baudelaire respirant les fleurs de l’amour entre femmes. Le xxe siècle, enfin, où l’on a l’embarras du choix, tant et si bien qu’il est préférable de parcourir les voies moins fréquentées de « l’effleurement » gidien, des significations inattendues que l’expression « prendre le thé » peut revêtir chez Proust ou de l’entreprise de désubjectivation à l’œuvre chez Jean Genet. Tel est le parcours suivi par F. Cusset qui s’appuie la plupart du temps sur un article consacré par la théorie queer à chacun des auteurs considérés afin d’en reconstituer, avec un style brillant et très drôle, le fil argumentatif.

15Considérons, pour plus de précision, l’exemple du traitement subi par La Religieuse de Diderot. L’œuvre, on s’en doute, prête à ce type d’analyse : Eve Sedgwick y a consacré un très bel article, intitulé « Priviledge of unknowing : Diderot’s The Nun » (Tendencies, Durham, Duke University Press, 1993, p. 23‑51). Une scène suscite l’émoi des critiques :

Interrompant leur entretien, la mère supérieure avait relevé son jupon, placé la main de Suzanne entre ses jambes, exigé qu’elle embrassât son front, ses yeux, ses lèvres, puis qu’elle agitât ses doigts pendant qu’elle‑même passait fiévreusement sa main dans tous les replis du corps de sa cadette, hoquetant maintenant tandis qu’elle la suppliait d’une vois étrange de redoubler ses caresse, avant que, pâle comme la mort, les yeux clos, lèvres serrées d’où perlait une curieuse mousse d’écume, ne la parcourût soudain un spasme violent qui fit retomber son corps comme un ballot inerte. C’est tout, et c’est là le récit de Suzanne, loin d’une banale étreinte de tribades en cornettes. Il y aura certes d’autres moments suspects, […] mais tout est déjà dans cette scène liminaire. (p. 104)

16Diderot joue en effet du dispositif narratif qui fait raconter la scène d’onanisme par une jeune fille qui ne comprend ni ce qu’elle fait, ni le comportement de la mère supérieure. Eve Sedgwick fait remarquer que cette ignorance ne l’empêche pas d’être d’une grande efficacité dans ses caresses :

Le projet queer, dans cette logique, est de redonner [aux termes de « savoir », « ignorance » ou « naïveté »] une positivité sexuelle, à rebours d’un moralisme du paradis perdu qui ne les conçoit qu’en négatif (l’ignorance avant le savoir, la naïveté avant son dévoiement, l’innocence avant qu’il ne soit trop tard). Peu importe que Suzanne elle‑même soit ou non duplice, son corps, lui, sait de quoi il retourne dans ce hérissement de la peau, cette saillance des mamelons, ces gémissements venus d’on ne sait où, humectation soudaine et des petites lèvres de la sainte‑n’y‑touche et de celles d’où la mère supérieure lui parle d’ordinaire – cette seule homonymie des lèvres, celles du jouir et celles du parler, suffisant à détruire, aux yeux des q. c., les barrières humanistes entre conscience et libido. Au diable le négatif : ne pas savoir revient à s’exclure du domaine des culpabilités, à raffermir le plaisir, à se rendre irrésistible face au corps de l’autre (à plus forte raison, face au corps du même sexe) et à pouvoir jouer de tous les sens du verbe « manipuler », passif quand la corrompt sa supérieure, actif quand elle‑même n’hésite pas à y mettre les mains. Suzanne n’est pas « victime », concluent les q. c., attendri(e)s par le corps de la douce pucelle, elle se trouve au croisement de savoirs et d’ignorances multiples, tous à double fond (et à double tranchant), et c’est de leur combinaison singulière qui fait d’elle une jouisseuse sans égal. (p. 106‑107)

17Et pourtant, on ressent, à l’issue de ce parcours des analyses queer, une certaine déception. La « Queer Theory » à peine présentée, elle provoque un sentiment de déjà‑vu, comme si le procédé herméneutique s’usait aussitôt qu’introduit, en raison de la trop grande systématicité des analyses. Il semble que, quel que soit l’écrivain et le degré d’équivocité de son texte ou de sa conduite personnelle, il soit toujours possible de retrouver, en cherchant bien, les failles, les déplacements et les transgressions du schéma hétérosexuel normatif. Le compte rendu qui nous est fait de ces lectures perverses entraîne en quelque sorte la lassitude de la mécanique pornographique : elle débouche toujours sur une ambivalence sexuelle qu’on repère dans les moindres détails. Lire un texte en fonction de ce qu’il dit explicitement, à demi‑mot ou bien involontairement de ce seul objet de préoccupation paraît à la longue une manière quelque peu biaisée et réductrice de lire les œuvres canoniques.

18À ceci, me semble‑t‑il, une raison essentielle : de manière insistante, F. Cusset reconstitue derrière chacune de ces lectures un sujet collectif : celui des « queer critics », dont l’expression « homo‑lecteurs » serait un équivalent et qui fonctionne comme le sujet d’une lecture dont il s’agit de mimer les tours et les détours. Or, traduire queer critics par « homo‑lecteurs », c’est perdre d’emblée l’originalité de la démarche : le queer se veut précisément une perspective critique sur ce qu’on appelle « l’homosexualité » ou les « homosexuels ». Les auteurs des textes considérés ne sont que très rarement cités, sauf lorsqu’il s’agit de l’auteur de l’article paraphrasé et aucune bibliographie ne permet de se faire une idée plus précise du champ critique dont il est question. Bien qu’il cite ses sources – plus ou moins rigoureusement, d’ailleurs –, F. Cusset confond tous les articles qu’il résume dans un même discours qu’il assigne à une instance indéfinie : « le serpent queer de l’éden hétéro » (p. 50), les « critiques queer » ou plus généralement « la critique queer ». Ces formulations génériques esquissent derrière les analyses déployées la figure abstraite d’un « homo‑lecteur » dont le propos semble tourner à vide. Étrange manière d’aborder un champ aussi foisonnant et complexe dans ses débats et dans ses prises de positions, où les critiques ne cessent – jusqu’à l’excès – de se situer les uns par rapport aux autres, de nuancer leur propres analyses et d’en expliciter les présupposés théoriques. Les hypothèses, les débats et les prudences méthodologiques disparaissent sous le portrait quelque peu caricatural de cet « homo‑lecteur ».

19Plus étrange encore le ton de l’ouvrage, toujours drôle, vif, mais parfaitement ambigu dans son mode de présentation, mêlant la glose et la parodie. À lire F. Cusset, la théorie queer semble faire de la littérature matière à gaudrioles ou à détournements intéressés de la part des « homo‑lecteurs », apparemment moins préoccupés de lire les textes que d’y trouver ce qui les taraude. Ce faisant, il enveloppe son propos sur la sexualité, le genre et l’identité dans un discours amusé et souvent sarcastique qu’on ne rencontre jamais dans les ouvrages relevant de la « Queer Theory », où toutes ces questions sont traitées avec le plus grand sérieux. La différence peut paraître anecdotique, voire bien rabat‑joie – on devrait se réjouir du style ironique et brillant que F. Cusset a su donner à cette théorie. En réalité, elle est essentielle. Ce ton badin restitue au discours sur le sexe le caractère enjoué et graveleux que la théorie queer s’efforce de démonter afin d’en faire un objet d’analyse à part entière. Certes, l’humour de Queer critics est – esprit français oblige – subtil et fin. Mais il tend à vider insidieusement la pensée présentée de ses véritables prétentions critiques.

20Et ceci au point de présenter l’exercice comme un jeu. Au moment où il annonce son projet, F. Cusset écrit :

L’objectif de ces quelques pages est […] de s’essayer à leur jeu, d’apprendre sous leur contrôle à « dé‑lire » les classiques […]. Quitte à pousser parfois plus avant leur dérive suggestive, brouillant la frontière qui sépare le juste compte rendu de ces lectures de leur prolongement personnel, quitte à détourner ainsi les détourneurs, les retourner eux-mêmes, leur rendre un hommage paradoxal que scanderont les glissement ironiques d’un plaisir de lecture (p. 12‑13).

21D’emblée, les analyses sont envisagées comme un « jeu » ou une « dérive » dont il s’agit de prolonger les effets les plus visibles. « Détourner les détourneurs » ne consiste pas à adopter une perspective critique sur la théorie queer ou à s’efforcer d’en évaluer la pertinence en adoptant un degré de plus dans la perspective théorique. Le détournement dont il est question est celui de la distance ironique : il s’agit de piéger les « queer critics » qui pensaient pouvoir eux‑mêmes piéger les grands textes de la littérature française. C’est moins la critique que le critique, moins la théorie queer que les « queer critics », les « homo‑lecteurs » et leurs traditionnels travers, qu’il s’agit de mettre en avant. Rien ne nous est épargné à cet effet. Ainsi de la description de l’ambiance d’un cours de théorie « queer » dont F. Cusset imagine

les rapports qu’entretiennent des maîtres à la dépravation très rhétorique et des bizuths timorés ou des thésards fraîchement dépucelés, qui planchent l’un après l’autre, sous l’œil complice de leur enseignant, sur la grammaire rectale de Marlowe ou l’allégorie urinaire chez Lamartine (p. 28).

22Ou encore de l’évocation du critique queer trop adepte de ratages et de confusions, « plume à la main et le cul propre » (p. 32). Et ceci jusqu’à la caricature finale d’individus risquant « sous prétexte de chercher la petite bête, et à force de remplacer leur corps par des métaphores et leur désirs par des ambivalences, [de] désérotiser également la vie réelle – si tant est que ce terme ait un sens – en préférant les interstices du trouble, hésitation intransitive, aux plates‑formes plus fermes du plaisir » (p. 195). Eve Sedgwick elle‑même, nous révèle in fine F. Cusset, est « une hétérosexuelle mariée et Micheal Warner ou Jonathan Goldberg ne fréquentent plus depuis longtemps les sous‑bois du campus » (p. 193). Ultime argument : les masques tombent.

23Une telle présentation de la « Queer Theory » n’est possible qu’au prix d’une triple réduction de l’objet considéré. La première réduction consiste en une complète décontextualisation d’un mouvement intellectuel qui ne prend tout son sens qu’au regard, non seulement d’une culture tout à fait différente, mais surtout d’une institution universitaire dont le fonctionnement économique ou administratif, les usages intellectuels et les objets de débats sont tout à fait particuliers. Extraits de ce contexte social et culturel, la théorie queer peut très rapidement apparaître comme un tissu de considérations plus ou moins fumeuses. Mais il suffit de se reporter aux principaux ouvrages de Judith Butler, d’Eve Kosofsky Sedgwick ou d’autres théoriciens pour constater que leurs études renvoient continuellement à des polémiques traversant le domaine public, font référence à des affaires contemporaines et s’inscrivent dans un ensemble de débats internes à leurs champs disciplinaires d’origine – qu’ils sont donc aussi politiques : c’est même précisément ces liens constants à la culture et aux institutions qui rend ces textes souvent difficilement lisibles pour un lecteur français.

24À cette réduction du discours à un contenu décontextualisé s’ajoute une réduction de la théorie dans son ensemble à la seule discipline de la littérature. Comme je l’ai déjà signalé, ce qu’on nomme la théorie queer regroupe un ensemble extrêmement varié d’approches : la littérature, la philosophie (voir Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of « sex », 1993), l’histoire (voir M. B. Duberman, M. Vicinius et G. Chauncey éd., Hidden from History. Reclaiming the Gay and Lesbian Past, 1989) ou la sociologie (Steven Seidman, Queer Theory. Sociology, 1996) et plus généralement ce qui se nomme dans les pays anglo‑saxons, les « cultural studies ». Libre à F. Cusset de n’envisager que le domaine de la littérature, mais il ne saurait alors prétendre dire ce qu’il en est de l’ensemble de la théorie dont les apports les plus féconds se trouvent dans les travaux portant sur les faits de société ou l’histoire. À ce titre, c’est chez l’historien George Chauncey, dont on connaît le célèbre Gay New York et qui s’apprête à publier The Strange Career of the Closet. Gay Culture, Consciousness and Politics to the Second World War and the Gay Liberation Era2, qu’on trouvera l’exemple le plus fécond et le plus rigoureux de ce que peut produire ce type d’approche.

25La dernier réduction, la plus importante, est la conséquence des deux réductions précédentes : située hors contexte et envisagée dans sa seule application aux œuvres littéraires, la théorie queer est privée de toute perspective politique. Alors que tous les auteurs ne cessent dans leurs écrits de prendre position en fonction des grandes luttes engagées par les gays et les lesbiennes qu’ils soutiennent, explicitement comme chez Sedgwick ou de manière très critique chez Halperin, F. Cusset n’évoque que les analyses pointilleuses d’universitaires à la recherche d’allusions littéraires et a alors beau jeu de dénoncer dans la théorie queer un textualisme un peu creux, une « interprétation aussi pointilleuse en ses analyses que délirante par ses conclusions » (p. 83). Ayant lui‑même déjà réduit la théorie qu’il résume à ses micro‑lectures, F. Cusset n’a pas de mal à montrer qu’il ne reste pas grand chose à la fin du parcours : « Le “glory hole” des critiques queer n’était hélas qu’une belle image, pas un trou » (p. 197).

26S’il avait mieux observé, il aurait cependant pu distinguer quelque chose derrière les textes de ces critiques : précisément les enjeux politiques et les débats de sociétés que ceux‑ci traitent en s’intéressant à des œuvres canoniques, aucune analyse d’un texte ou d’un sujet culturel n’étant séparable de la manière dont nous concevons, individuellement, socialement et historiquement les sexualités et les identités.

27À vrai dire, un détail me paraît particulièrement révélateur des critiques qu’on peut adresser à l’ouvrage de F. Cusset : il s’agit d’une catégorie que la Bibliothèque nationale vient récemment d’introduire dans son catalogue « BN‑Opale plus ». Cette catégorie est la (semi‑)francisation du concept utilisé par l’auteur de Queer critics : « Queer critique » (ce qui ne veut strictement rien dire : eût‑on écrit : « Critique queer » que l’on perdait le bénéfice de l’exotisme – on a préféré l’ambivalence, un composé de français et d’anglais à la fois pseudo‑novateur et franchouillard). En voici la notice explicative – on ne sait s’il faut en rire ou s’en effrayer :

Sous cette vedette, on trouve des documents qui traitent de la critique homosexuelle américaine, dont les membres se nomment eux‑mêmes « Queer critics » et revendiquent une lecture – ou relecture – « perverse » d’œuvres littéraires.

28Les sources : « Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo‑lecteurs, F. Cusset, 2002. »

29On voit ici opérer de manière flagrante les réductions précédemment dénoncées. Mais le plus drôle est qu’en consultant les ouvrages répertoriés sous cette catégorie, on ne trouve que le seul texte de F. Cusset ! Qui vaut ainsi comme seul discours tenu sur une réalité qu’on n’a pas pris la peine d’interroger. Car – rassurez‑vous ! – la Bibliothèque nationale a bien sur dans ses rayons quelques ouvrages de théorie queer – pas beaucoup certes, mais les classiques du moins et quelques pièces inattendues. Ceux‑ci ne sont pourtant pas répertoriés sous cette catégorie. Vous les trouverez en prenant pour critère de recherche les mots du titre et non les mots du sujet. Les ouvrages n’ont pas été pris en compte ; il a fallu attendre qu’un auteur français en adapte le discours aux attentes nationales pour qu’une classe – ne comportant qu’un seul élément, et c’est l’ouvrage de vulgarisation français – soit créée !